Archives de catégorie : Non classé

Reprise — Épouvantail

Tout énoncé ou segment d’énoncé peut être repris et reformulé à divers degrés pour des raisons ayant trait tant à son expression phonique ou graphique qu’à son contenu sémantique. Dans les échanges ordinaires, la plupart des reprises discursives diaphoniques (Roulet 1985) ne sont pas planifiées et passent inaperçues.

1. Reprise argumentative

Tout discours argumentatif D peut être repris, soit à des fins de confirmation, soit à des fins de réfutation.
Positivement, le locuteur se réfère explicitement ou implicitement à d’autres discours co-orientés, soit pour mettre ses conclusions C sous leur autorité, soit pour souligner la convergence de leurs arguments.
Négativement, le locuteur est confronté à des discours qui le réfutent ou qui contre-argumentent en construisant des positions incompatibles avec les siennes. Face à ces contre-discours, le locuteur peut choisir de les ignorer ou de les reprendre, V. Prolepse

Cette reprise argumentative peut se faire sous différentes modalités correspondant à différentes stratégies.

1. Allusion

L’allusion a la forme d’une trace qui permet de repérer un discours autre, sans que l’on puisse désigner précisément l’auteur ou le passage visé. Son caractère vague la garantit contre la réfutation.

2. Citation explicite référencée

Aux antipodes de l’allusion, la citation explicite référencée est exprimée par un passage entre guillemets, accompagné de ses références de manière à construire un objet non équivoque : ce qui a été dit, par qui, quand, où, etc. Cette forme de citation est caractéristique du régime scientifique de la réfutation, adressée à la lettre à ce qui a été dit. Elle suppose que le discours source est disponible et référencé et que la citation est correctement contextualisée.

3. Citation libre

La citation libre référencée est présentée par le citeur comme une reformulation paraphrasant un contenu originel. La reformulation permet d’en exposer le sens ou de mieux l’adapter aux intentions présentes du citeur. Le discours est référencé de façon large par le renvoi à son auteur “comme le dit X dans cette tribune”, “comme l’a dit X à un journaliste”. Le renvoi à un auteur du dire est nécessaire pour cadrer la cible.

Ce travail de reformulation et d’expansion du texte peut correspondre soit à une explication, une interprétation, où la reformulation est co-orientée avec le discours originel, soit être l’élément de base d’une réfutation, qui commence avec cette reformulation.

2. Reprise dans un discours anti-orienté

La reprise réfutative correspond à un second tour de parole réactif, et peut lui-même être suivi d’un troisième tour, résistant à cette réfutation. Quelle que soit sa forme, la reprise peut être formulée de façon à rendre le discours cité-réfuté plus ou moins intenable, V. Auto-réfutation.

En pratique, la représentation d’un discours auquel on s’oppose donne lieu aux mêmes types de réfutation, qu’il s’agissse de citation référencée ou de citation libre.
— Dans le cas de la citation explicite référencée, l’attribution de la citation au  cité peut  être rejetée, soit par le cité lui-même, soit par l’interlocuteur qui se fait l’interprète du cité.
Le réfutateur dit que la citation est incomplète, mal découpées, décontextualisée et coupée du système de pensée qui lui donne sens. Le citeur est représenté comme un ignorant, à qui on donne une explication, ou une leçon.

— Dans le cas de la citation libre, le réfutateur peut répondre que la reformulation est tendancieuse ou caricaturale, c’est-à-dire qu’elle contient une réinterprétation de la position attribuée au cité, et lui faisant dire ce qu’il n’a jamais dit, qu’on l’a intentionnellement mal compris, qu’on lui fait un procès d’intention, etc.
De fait, il n’est jamais évident de déterminer dans quelle mesure quelqu’un a voulu dire ou réellement dit quelque chose qu’il est possible d’inférer de la lettre de ce qu’il a dit.

3. Épouvantail et contre-épouvantail

1. Épouvantail

Il existe des degrés dans la réplique que l’on peut adresser à une reprise réfutative. On peut opter pour un troisième tour reformatant la tentative de réfutation comme une demande d’explication :

Je vous remercie de votre observation, elle va me permettre de clarifier les choses sur un point fréquemment mal compris.

Si le cité estime que son opposant est mal intentionné, et son discours vraiment trop mal repris, il peut récuser radicalement le discours qu’on lui attribue en le désignant métaphoriquement comme un épouvantail, dans le troisième tour de parole :

L11 : D1, discours exprimant une position
L2 : : D2, discours contre D1 mentionnant D1
L12    — Mais je n’ai jamais dit ça ! Sophisme de l’épouvantail !
L22    — Vous n’osez pas le dire ouvertement. Mais c’est bien là que conduisent vos propositions.

Par cette accusation, L12 tente de discréditer D2 en accusant L2 de commettre un sophisme de l’épouvantail, c’est-à-dire de donner de D1 une représentation déformée de façon à le faire paraître intenable, voire absurde et auto-réfutatrice. Il cherche à rétablir ses “vraies positions”.

L’usage argumentatif de l’épouvantail est lié à l’interprétation d’un discours, mais fonctionne également si le L2 commente L1 de façon très générale, par exemple, si L2 fait apparaître L1 comme un dangereux personnage, en faisant de lui un suppôt de tel dictateur et en associant ses discours à tels mots, slogans ou doctrines fonctionnant comme des “épouvantails” faisant fuir les électeurs. C’est une telle rupture que pratique L22 en passant du discours à l’intention qui le sous-tend, V. Mobiles. Le locuteur attaqué rétorque que ses adversaires ne respectent ni son discours ni ses intentions.

En monologue, la prolepse peut donner lieu à l’accusation de caricaturer les objections potentielles, notamment sous la forme d’arguments trop faciles à réfuter.

2. Contre-épouvantail et question d’interprétation

L’accusation de sophisme de l’épouvantail apparaît comme une contre-réfutation de haute intensité, radicalisant l’opposition. Paradoxalement, si L1 accuse L2 de faire de lui, L1, un épouvantail, de fait, il ouvre à L2 la possibilité d’opérer une contre-accusation sur le même thème : L2 peut accuser L1 de faire de lui un épouvantail, en disqualifiant totalement le discours de réfutation qu’on lui adresse. On est alors dans la situation suivante

L11:    D0       Discours base, D0
L21:    D1       Reprise du discours base D0

L12 :    D2       Rejet de D1 : “Épouvantail !”
L22 :    D3       Rejet de D2 : “Épouvantail vous-même !

Les lignes critiques présentées supra s’appliquent à tout discours réfutatif reprenant les positions réfutées, c’est-à-dire aussi bien à la représentation du discours originel dans le discours de l’opposant, soit D0 dans D1 qu’à la représentation du discours critique dans le discours du proposant, soit D1 dans D2.

Ces accusations réciproques demandent à être justifiée. Il ne suffit pas que L1 ou L2 crie à l’épouvantail pour qu’on soit tenu de les suivre. La réplique L22 ouvre une question d’interprétation, donc une obligation de justification pour L1 et pour ses followers, au nombre desquels peut se ranger ou non l’analyste.

3. “L’homme de paille”, strawman argument

Strawman 1. A weak or imaginary opposition (such as an argument or adversary) set up only to be easily confuted. 2. A person set up to serve as a cover for a usually questionable transaction.

Littéralement, un strawman est littéralement une forme humaine faite avec de la paille.

— Par glissement métonymique, strawman peut signifier “épouvantail” ; le sophisme de l’épouvantail correspond à l’accusation de reformulation tendancieuse, cf. supra.

— Par métaphore exploitant le trait “représentation destinée à faire illusion, un homme de paille est une “personne qui sert de couverture à une opération, en général douteuse” (id.).
La stratégie de l’homme de paille peut alors correspondre à une position masquant la position réelle du locuteur ; cette position est avancée pour lancer le public et les opposants sur une fausse piste, V. Fausse piste ; Pertinence.

— Par métaphore exploitant le trait “faiblesse (que l’on retrouve dans feu de paille), une strawman fallacy est un pseudo-argument, ou un argument faible, facile à réfuter, qui, comme l’épouvantail ou le tigre de papier, ne peut être fonctionner que sur des naïfs (Webster, Strawman).

— Mais un argument de toute évidence discutable s’il est destiné à lancer la discussion, n’est pas fonctionnellement fallacieux.
De même, a strawman proposal est un document provisoire, produit d’une réflexion spontanée, utilisé pour lancer le travail destiné à améliorer la proposition (d’après Wikipédia), soit “un document martyr”. Ce document n’a en lui-même rien de fallacieux.


 

Épitrope

L’épitrope est une concession ironique par laquelle on concède quelque chose qu’on pourrait aisément réfuter.


Littré définit l’épitrope comme une « figure de rhétorique, qui consiste à accorder quelque chose qu’on pourrait contester, afin de donner plus d’autorité à ce qu’on veut persuader » (Littré, Épitrope), V. Concession.

Dans les conditions ordinaires, on réfute tout ce que l’on peut, et on concède le reste. Il s’ensuit que si l’on concède P, c’est que l’on n’est pas capable de réfuter P. Si le locuteur concède une proposition contestable, on conclut qu’il argumente mal. S’il concède P qu’il pourrait de toute évidence rejeter, son discours prend une forme Ironique :

P est assez clairement faux
L : — P, d’accord, mais / pourtant Q

À propos d’un écrivain dont on vient de discuter des qualités de style de manière plutôt négative :

Je veux bien qu’il soit un bon styliste, mais il n’a aucun sens de l’intrigue.

L’épitrope peut également résulter de l’amplification absurdifiante apportée à la position concédée, V. Maximisation :

J’ai certainement des visions, mais j’ai aussi des preuves.


 

Épichérème

L’épichérème est 1. Un raisonnement dont la conclusion est fondée sur des prémisses  chacune de ces prémisses étant elle-même soutenue par une argumentation. 2. Un raisonnement ainsi étayé pris dans son contexte communicationnel.


      • Le mot épichérème est un calque du mot grec ἐπιχείρημα « 1. entreprise… base d’opération 2. Brève argumentation, épichérème » (Bailly, ἐπιχείρημα). Il est traduit en latin par ratiocinatio (Cicéron), “raisonnement”, ou par argumentatio (Ad Her.)

1. Un raisonnement dialectique

La théorie aristotélicienne du raisonnement syllogistique distingue deux types de syllogismes, le philosophème et l’épichérème :

— Si les deux prémisses du syllogisme sont certaines et la règle de déduction valide, on a affaire à un syllogisme analytique ou scientifique, un « philosophème » (Top., VIII, 11, 15 ; p. 355).

— Par opposition au syllogisme scientifique, « l’épichérème [est] un raisonnement dialectique » (ibid., p.355). C’est un syllogisme fondé sur des prémisses relevant de l’opinion, donc seulement probables et n’aboutissant qu’à du vraisemblable, V. Abduction.

2. L’enthymème rhétorique

2.1 Une argumentation dont les prémisses sont étayées

Dans les définitions suivantes, l’épichérème correspond à une complexification de la cellule argumentative monologale “Argument, Conclusion”.

L’argumentation rhétorique reposant sur des prémisses seulement probables, il est normal d’appuyer ces prémisses sur des preuves. L’épichérème est un tel enthymème renforcé, articulant donc cinq termes (Cicéron, Inv. I, 35, 61).

Le raisonnement suivant est un épichérème:

— Conclusion visée, « proposition, que l’on veut montrer »

l’univers est conduit selon un plan

— [Prémisse 1 + Preuve de la prémisse 1]

    • Prémisse 1 : « ce qui est mené suivant un plan est bien mieux administré que ce qui est conduit sans plan »
    • La preuve de la prémisse 1 est apportée par une induction rhétorique (accumulation d’exemples relevant de l’expérience commune) : « une maison menée avec méthode est mieux pourvue de toutes choses et mieux approvisionnée qu’une maison dirigée sans réflexion ni plan. Une armée, […] Un vaisseau […] »

— [Prémisse 2 + Preuve de la prémisse 2]

    • Prémisse 2 : « de toutes les choses, aucune n’est mieux conduite que l’ensemble du monde »
    • Preuve de la prémisse 2 : (notre numérotation)

(a) « car le lever et le coucher des astres est soumis à un ordre » ;
(b) « les révolutions des années …

(b1) … ont lieu toujours de la même façon comme suivant une loi nécessaire
(b2) … et en outre sont réglées pour être utiles à toutes choses » — (b2) conclut non seulement pour l’existence d’un plan, mais pour un plan bienveillant, ainsi que (c) :

c) « l’alternance du jour et de la nuit n’a jamais été modifiée et n’a jamais causé de dommage à quoi que ce soit. »

— Conclusion : « l’univers est donc conduit suivant un plan ».

3. Composantes de l’épichérème

La question du nombre de composantes de l’épichérème est discutée :

La controverse entre les partisans de la forme quinquepartite de l’épichérème et ceux de la forme tripartite se réduit à une question simple : s’il est nécessaire d’argumenter pour soutenir les prémisses, faut-il considérer que ces argumentations sont indépendantes des prémisses et qu’elles forment des touts distincts de l’épichérème lui-même ? Ou bien qu’il s’agit plutôt de composantes à part entière de l’épichérème ? (Solmsen 1941, p. 170)

La distinction est une question de niveau. En surface, l’épichérème comprend cinq éléments (Prém. = Prémisse)

Prém. 1 — Preuve de la Prém 1 — Prém. 2 — Preuve de la Prém 2 => Conclusion

Au niveau du sens, on a une structure à trois composantes :

(Prémisse 1 et sa preuve) — (Prémisse 2 et sa preuve) => Conclusion

C’est la position de Quintilien : « Pour moi, néanmoins, il m’apparaît, ainsi qu’à la majorité des auteurs, qu’il n’y a pas plus de trois parties » (I. O., V, 14, 6 ; p. 202). Une prémisse probable accompagnée de sa preuve devient certaine. Si une prémisse est considérée comme certaine en elle-même (non accompagnée de sa preuve), alors on a un épichérème à quatre termes, réductibles à trois par exemple :

Prémisse1 — Prémisse2 — Preuve de la prémisse2 => Conclusion

Prémisse 1 — (Prémisse 2 + Preuve) => Conclusion

4. Épichérème, argumentation en série, argumentation liée

L’épichérème est une forme complexe d’argumentation, V. Liaison ; série ; Convergence.

— La forme de surface “Arg => Concl” correspond à une argumentation avec i) une prémisse non justifiée et ii) une prémisse non seulement non justifiée mais laissée implicite.

— L’argumentation en série à une étape correspond à un épichérème avec une prémisse non justifiée (Arg1) et une prémisse justifiée (Arg2 justifiée par Arg1), soit en surface, à un épichérème à trois termes :

Arg1 => [Concl1 = Arg2] => Concl2

— Si l’on distingue entre prémisse et argument, l’épichérème à cinq termes correspond à une argumentation liée et se représente comme suit.

— L’épichérème correspondant à une argumentation convergente dont chacun des arguments est la conclusion d’une argumentation en série, se représente comme suit :

5. Une argumentation étayée et mise en valeur

La Rhétorique à Herennius définit l’épichérème comme :

L’argumentation la plus complète et la plus parfaite, [celle] qui comprend cinq parties : la proposition, la preuve, la confirmation de la preuve, la mise en valeur, le résumé. (À Her., II, 28 ; p. 58).

L’épichérème est présenté comme une organisation textuelle argumentative comprenant cinq éléments.
— Les trois premiers éléments définissent le contenu cognitif de l’épichérème, comme une argumentation dont les prémisses sont étayées :

Argument — Étayage de l’argument — Conclusion

— Les deux derniers éléments introduisent une perspective rhétorique (ornementale et communicationnelle:

Mise en valeur — Résumé

La brièveté du résumé contraste avec l’ampleur de la reformulation.


 

Enthymème

En tant que forme d’inférence utilisée en rhétorique, l’enthymème est défini comme :
1. La contrepartie rhétorique du syllogisme logique.
2. Un syllogisme dont les prémisses et le mode d’inférence sont seulement vraisemblables. 3. Un syllogisme admettant l’ellipse d’une prémisse évidente, 4. établissant ainsi un lien avec l’auditoire, 5. en particulier dans les formules conclusives.


    • Grec ἐνθύμημα, enthúmêma «1. Pensée, réflexion ; 2. Invention, particulièrement stratagème de guerre ; 3. Raison, raisonnement, motif, conseil» (Bailly [1901], ἐνθύμημα)”. Le sens général de “pensée, réflexion” reste vivant dans toute la rhétorique ancienne : « toute pensée [peut] à bon droit recevoir le nom d’enthymème » (Cicéron, Top., XIII, 55 ; p.84) ; Quintilien signale l’acception « tout ce qui est conçu dans l’esprit », pour la mettre de côté (I. O., V, 10, 1 ; p. 127).

Nous ne tenterons pas de mettre la terminologie classique en accord avec elle-même dans les usages qu’elle fait des termes de syllogisme, enthymème et épichérème (Reyes Coria 1997 [1]) .
— L’opposition essentielle est entre le vrai (syllogisme) vs le probable (épichérème, enthymème)

Vérité des prémisses  (syllogisme) vs leur probabilité (épichérème, enthymème)
Validité des modes d’inférence (syllogisme) vs leur probabilité (épichérème, enthymème) : règles syllogistiques vs topoi.
Un mode de déduction probable appliqué à des données vraies produit une conclusion seulement probable.

— Enthymème et épichérème s’opposent au syllogisme en ce qu’ils prennent en compte les conditions de communication.
— L’épichérème se différencie du syllogisme par son exigence de preuves de second niveau (non seulement les prémisses font preuves, mais elles sont prouvées).

1. L’enthymème, contrepartie rhétorique du syllogisme

Dans la systématique aristotélicienne, la preuve est obtenue par inférence, qu’elle soit scientifique (logique), dialectique, ou rhétorique. Aristote considère que les exigences du discours rhétorique ne sont pas compatibles avec l’exercice de l’inférence scientifique, déduction syllogistique et induction, celles-ci doivent être transposées :

J’appelle enthymème le syllogisme rhétorique, et exemple l’induction rhétorique. (Rhét., I, 2, 1356b5 ; trad. Chiron, p. 128)

Le syllogisme (inférence scientifique) et l’enthymème (inférence rhétorique) sont définis de manière strictement parallèle, comme des discours où

De l’existence de certaines choses, il résulte – à cause d’elles – une chose différente et distincte d’elles, du seul fait que ces choses-là existent, soit de manière universelle, soit en règle générale, c’est ce qu’on appelle là [en logique] un syllogisme, et ici [en rhétorique] un enthymème.  (Rhét., I, 2, 1356b15 ; trad. Chiron, p. 129)

À la différence du syllogisme, tiré de propositions vraies, l’enthymème est tiré « des vraisemblances et des signes » (Rhét., I, 2, 1357a30 ; Chiron, p. 133) ; V. Typologies Anciennes.

L’enthymème est « le corps de la persuasion », « la démonstration rhétorique » (Rhét., I, 1, 11354a15 ; Chiron, p. 115 ; I, 1, 1355a5 ; p. 119). Il porte sur le fond du débat, « le fait » (Rhét., I, 1, 1354a25 ; Chiron, p. 116), sur la cause elle-même, en opposition aux moyens discursifs fondés sur les émotions ou la présence du locuteur dans son discours, V. Émotion ; Pathos ; Éthos.

On parle dans le même sens de syllogisme oratoire, de syllogisme rhétorique ou de syllogisme imparfait ; ces appellations réfèrent toutes le rhétorique au syllogistique.

Le parallélisme science / dialectique / rhétorique
et la relation de l’enthymème à la preuve

Le parallélisme science / dialectique / rhétorique est problématique. Si l’on admet cette opposition, on entre dans un quadrillage notionnel très incommode et empiriquement inadéquat. D’une part, on doit prendre en charge la distinction entre les trois types de raisonnements et de syllogismes (scientifique, dialectique, rhétorique), et la coupure entre le catégorique scientifique, le persuasif rhétorique, et le probable dialectique, et faire comme si le discours concret ne connaissait ni le syllogisme catégorique, ni le probable, et n’atteignait jamais la certitude, V. Probable ; Vrai; Véridique. D’autre part, cela amène à corseter la rhétorique argumentative dans l’opposition entre preuves dites techniques, preuves rhétoriques proprement dites, et preuves non techniques, qui, de toute évidence, n’entrent pas dans le cadre notionnel précédent. Or, tout comme le discours ordinaire, le discours judiciaire combine les deux types de preuves qui elles ne permettent pas le doute raisonnable.

Considéré comme un syllogisme incomplet mais « parfait dans l’esprit », on ne voit pas ce qui empêche l’enthymème de faire pleinement preuve (voir §4). De même, l’enthymème défini comme un syllogisme fondé sur un indice peut faire preuve, voir §3.

2. L’enthymème convient à la rhétorique
parce qu’il exploite le vraisemblable

Dans les Premiers analytiques, Aristote définit l’enthymème comme

Un syllogisme qui part de prémisses vraisemblables ou de signes (P. A., II, 27, 10 ; p. 323).

Le vraisemblable est une proposition probable : ce qu’on sait arriver la plupart du temps, ou ne pas arriver. (Ibid., II, 27, 1 ; p. 322).

Par exemple “les parents aiment leurs enfants” exprime une prémisse générale vraisemblable, c’est-à-dire admise par défaut. De cette prémisse vraisemblable associée à la prémisse factuellement vraie “Marie est la mère de Pierre”, on déduit, à défaut d’informations à effets contraires, que “Marie aime Pierre”, V.Raisonnement par défaut ; Invention.

2.1. L’enthymème est fondé sur un signe

Les syllogismes ayant une présmisse fondée sur un signe vraisemblable tombent dans cette catégorie. Le mot signe a ici le sens d’indice ; alors que le signe au sens linguistique est arbitraire par rapport au phénomène qu’il désigne, l’indice est un élément matériel naturellement associé à un phénomène. Un signe-indice est un fait avéré qui s’exprime dans une proposition ayant pour sujet un individu comme (a) “cette femme a du lait”, (b) “cette femme est pâle”, (c) “Pittacus est honnête”.

Les trois enthymèmes suivants sont fondés sur ces différents indices :

1) Le signe est certain (suffisant) :

Cette femme a enfanté, puisqu’elle a du lait

Le lien est du type feu / fumée ou avoir un enfant / avoir eu des relations sexuelles (époque de la conception non médicalisée). Le signe décèle un phénomène non immédiatement perceptible, lointain ou passé.

2) Le signe est une condition nécessaire faible, loin d’être suffisante :

Cette femme a enfanté, puisqu’elle est pâle

D’autres causes peuvent entraîner la pâleur :  avoir un accident de santé, avoir passé la nuit à faire la fête, avoir le teint naturellement pâle, etc. L’évaluation de l’inférence nécessite une enquête et des savoirs spécialisés.
Sur le fond, l’évaluation des diagnostics (a) et (b) ne relèvent pas de la rhétorique, mais de la pratique médicale. Elle ne relève de la rhétorique que dans la mesure où celle-ci entendrait opposer le diagnostic populaire au diagnostic spécialisé, c’est-à-dire combattre le vrai par le plausible.

3) Le signe est fondé sur un trait possiblement accidentel :

Les sages sont honnêtes puisque Pittacus est honnête

L’inférence n’autorise que la conclusion “certains sages sont honnêtes”. Il s’agit d’une induction fondée sur un seul cas, en d’autres termes une induction rhétorique ou un exemple, V. Généralisation.
Elle serait valide si elle procédait sur la base d’un trait essentiel, “juge bien de toutes chonérses” : les sages jugent bien de toutes choses, puisque Pittacus juge bien de toutes choses.

2.2 L’enthymème exploite un mode de déduction seulement vraisemblable

L’enthymème se différencie également du syllogisme en ce qu’il utilise des règles de déduction non universellement valides (V. Évaluation du syllogisme), les topoi ou types d’arguments utilisés dans la parole courante. L’enthymème est un discours qui applique un topos, à une situation argumentative concrète.

3. L’enthymème convient à la rhétorique
parce que c’est un syllogisme tronqué

L’enthymème est également défini comme un syllogisme catégorique où est omise une prémisse :

Les hommes sont faillibles, tu es faillible.
Tu es un homme, tu es faillible.

Ou la conclusion :

Les hommes sont faillibles, considère que tu es homme !

La Logique de Port-Royal définit l’enthymème comme « un véritable syllogisme dans l’esprit, mais imparfait dans l’expression » (Arnauld et Nicole [1662], p. 226) :

Quand on n’exprime ainsi que deux propositions, cette sorte de raisonnement s’appelle enthymème, qui est un véritable syllogisme dans l’esprit, parce qu’il supplée la proposition qui n’est pas exprimée ; mais qui est imparfait dans l’expression, et ne conclut qu’en vertu de cette proposition sous-entendue. (ibid., p. 180)

Les exemples du paragraphe précédent peuvent donc être appelés enthymèmes pour deux raisons : d’une part, parce qu’ils sont fondés sur des indices, et d’autre part, parce qu’ils sont des syllogismes incomplets.
La définition de l’enthymème comme syllogisme tronqué n’est pas considérée comme aristotélicienne : « Il n’est pas de l’essence de l’enthymème d’être incomplet » (Note de Tricot à Aristote, P. A., II, 27, 10 ; p. 323). En outre, d’après Conley, cette conception de l’enthymème comme syllogisme tronqué est peu répandue dans la rhétorique ancienne ; il ne la retrouve que dans un passage de Quintilien (Conley 1984, p. 174).
Cependant, à la suite de la définition précédente et en commentaire des exemples, les Premiers analytiques envisagent bien le cas du syllogisme tronqué : « On passe sous silence la dernière proposition [Pittacus est sage] parce qu’elle est connue » (ibid., 15 ; p. 323). D’autre part, on lit dans la Rhétorique que

Si l’une des propositions est connue, il n’est même pas besoin de la formuler : l’auditeur la supplée de lui-même. Ainsi, pour établir que Dorieus a reçu une couronne comme prix de sa victoire, il suffit de dire que “en effet il a remporté une victoire olympique”. Le fait que la victoire aux Jeux olympiques est récompensée d’une couronne n’a pas besoin d’être ajouté : tout le monde le sait. (Rhét., I, 2, 1357a15-25 ; trad. Chiron, p. 132).

Les raisons données pour lier l’enthymème au discours syllogistique sont quelque peu paradoxales. L’enthymème comme syllogisme tronqué est supposé convenir à la rhétorique car il serait moins pédant que le syllogisme complet. Son utilisation suppose que la prémisse manquante est facile à récupérer. Une autre raison est également avancée : on utiliserait l’enthymème parce que l’auditoire ordinaire est composé d’esprits faibles, incapables de suivre un enchaînement syllogistique dans toute sa rigueur. Cette seconde justification suppose que la prémisse manquante est trop difficile à récupérer : ces deux justifications sont difficilement compatibles.

5. L’enthymème convient à la rhétorique
parce qu’il instaure une coopération avec l’auditoire

Du point de vue de la communication argumentative, la notion d’enthymème sert à articuler les pratiques de l’implicite à l’effet de persuasion : « tous les orateurs mettent en œuvre les moyens de persuasion en produisant dans la démonstration soit des exemples soit des enthymèmes. Il n’y a rien d’autre en dehors de cela. » (Rhét., I, 2, 1356b5 ; trad. Chiron, p. 128-129). Comme le note Bitzer, la forme enthymématique est une manière de lier orateur et auditoire dans un processus de co-construction du sens du discours (Bitzer 1959, p. 408). En « se [bornant] à se faire entendre » (Quintilien, I. O., V, 14, 24 ; p. 208), l’enthymème pose l’auditoire comme de bons entendeurs, et crée ainsi un effet “bonne intelligence” et de complicité. La fusion communicationnelle contribue ainsi à la formation d’un éthos de communauté : “ je suis comme vous, nous sommes ensemble”.

Dans les termes de Jakobson, la formulation enthymématique a une fonction phatique, elle maintient ouvert la ligne de communication. Elle introduit une légère tension dont on suppose qu’elle pourra maintenir l’intérêt d’un auditoire qui tend à la somnolence.

6. L’enthymème comme formule conclusive

Cicéron accorde une efficacité supérieure aux enthymèmes fondés sur les contraires :

Quoique toute pensée puisse être appelée enthymème, comme celle qui résulte de l’opposition des contraires semble la plus subtile, elle s’est appropriée seule le nom général, (Cicéron, Top., XIII, 55 ; p.84)

Il donne pour exemple : « “Celle à qui tu ne reproches rien, tu la condamnes, celle dont tu dis qu’elle t’a fait du bien, tu lui fais du mal !” » (Ibid.)

Cet exemple met en jeu deux formes d’opposition, d’une part, celle des contraires, bien / mal, et à un second niveau, une inversion des principes associés à ces contraires. Selon l’entendement courant, “quand on condamne quelqu’un c’est qu’on a quelque chose à lui reprocher” et “le bien doit être récompensé”. Selon Cicéron, le destinataire de la diatribe prend le contrepied de ces principes ; il n’est pas seulement réfuté, il est donné comme insensé.


[1] Bulmaro REYES CORIA, 1997, Epichirema / Enthymema, México, UNAM / Instituto de Investigaciones Filológicas.

Émotion

L’émotion est un syndrome psychologique, neurophysiologique et attitudinal. Du point de vue argumentatif, d’une part, l’émotions peuvt être mise en question et justifiée,  d’autre part elle peut servir de bonne raison pour une action. Le discours peut éveiller ou calmer les émotions, notamment par redescription de la situation qui en est la source.


1. Définitions

1.1 Un syndrome psycho-physique

Du point de vue psychologique, l’émotion est un syndrome affectant un sujet, une synthèse temporaire d’états de divers ordres, et variant avec le type d’émotion éprouvé :

— Un état de conscience, ayant une réalité psychologique (le sentiment, l’éprouvé).
Un état cognitif, correspondant à une perception de la réalité.
Un état neurophysiologique, perceptibles ou non par le sujet lui-même (rougeur associée à la honte, poussée d’adrénaline accompagnant la colère).
Un état mimo-posturo-gestuel, se manifestant par la configuration des traits du visage, la posture du corps et l’attitude ou forme d’action, comme la réaction de fuite inséparable de la peur.

La direction de la causalité entre ces composantes est discutée : le sens commun veut que ce soit l’état psychique qui détermine les modifications neurophysiologiques et attitudinales (“Il pleure parce qu’il est triste”), mais on a montré que, si l’on met un sujet dans l’état physique correspondant à tel éprouvé, il le ressent subjectivement (“Il est triste parce qu’il pleure”).

1.2 Émotions de base

On oppose les émotions de base et les émotions qui en sont dérivées. Le premier jeu d’émotions de base est sans doute celui qui a été proposé par Aristote dans la Rhétorique pour la définition du pathos et repris par les rhétoriciens latins.

Les philosophes ont proposé des listes d’émotions ; dans le Traité des Passions de l’âme, Descartes affirme « qu’il n’y a que six passions primitives […], l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse ; et que toutes les autres sont composées de quelques-unes de ces six, ou en sont des espèces » (Descartes [1649], p. 195).

Les péchés capitaux des théologiens, orgueil, envie, colère, tristesse, avarice, gourmandise, luxure, peuvent être considérés comme une liste d’émotions et tendances essentielles, évaluées comme des péchés dans la mesure où le sujet ne sait pas les contrôler.

La notion a été réélaborée par les psychologues. Ekman considère par exemple que les émotions de base sont biologiquement conditionnées, donc universelles, indépendantes des langues et des cultures.

Les listes d’émotions fournies par les psychologues sont variables et plus ou moins développées, elles comprennent généralement la peur, la colère, le dégoût, la tristesse, la joie, la surprise. Ekman (1999) énumère quinze émotions fondamentales :

amusement
colère
mépris
satisfaction
dégoût
embarras
excitation
peur
culpabilité
fierté d’avoir réussi
soulagement
tristesse / détresse,
satisfaction
plaisir sensoriel
honte

1.3 Émotions / humeur

L’humeur est définie comme un état affectif relativement stable, opposé aux émotions qui sont phasiques, caractérisées par leur développement selon le schéma d’une courbe “en cloche”. En première approximation, les émotions sont de l’ordre de l’événement, alors que les humeurs et les dispositions émotionnelles sont de l’ordre de l’état.

Comme il est normal, cette distinction conceptuelle n’est pas reflétée directement et simplement dans le lexique. L’adjectif comme colérique, “qui se met facilement en colère” se dit d’un état durable de caractère ; il est dérivé de colère, qui désigne prototypiquement un événement émotionnel.

1.4 Émotion et situation

L’émotion est liée à une situation. Les théories causales de l’émotion analysent ce lien comme un stimulus, la situation, provoquant automatiquement une réponse, l’émotion. Mais cette théorie n’explique pas la possibilité des injonctions émotionnelles et des désaccords sur l’émotion (voir infra). C’est la perception de la situation qui est liée à l’émotion ; le stimulus est une situation sous une certaine description.

1.5 Émotion vécue et émotion parlée

Le rapport entre ces deux modalités de l’émotion est analogue à celui que la langue allemande exprime à propos du temps par l’opposition de Zeit, le temps dans sa réalité extralinguistique, à Tempus, le temps dans son formatage langagier. L’émotion langagière relève de l’émotion-Tempus, alors que la psychologie s’intéresse à l’émotion-Zeit.

2. Les émotions du discours argumentatif

2.1 Émotions liées à la situation argumentative elle-même

La situation argumentative est en soi chargée d’émotion. La mise en doute introduit une tension sur tous les plans, social, cognitif, émotionnel. Les participants font face à leurs contradicteurs ; leurs faces sociales sont potentiellement menacées, ainsi que leurs relations à l’autre ; leurs représentations du monde sont déstabilisées, ainsi que leurs identités personnelles fondées sur ces représentations. Du point de vue social, l’expression ouverte d’un point de vue peut faire courir un risque à celui qui se déclare.

2.2 L’émotion en question

La situation liée à l’émotion n’est pas la source causale directe de l’émotion. La possibilité d’injonctions émotionnelles montre que les émotions sont négociables :

Aimez-vous les uns les autres!
Indignez-vous !

S’il pleut, le locuteur est causalement mouillé ; mais il peut choisir de profiter de l’occasion pour approfondir sa dépression, ou pour chanter sous la pluie. La même situation peut provoquer de la peur ou bien une grande exaltation :

L1 : — Le cataclysme climatique approche !
L2 : —L’ouverture du passage du Nord-Ouest ouvre de nouvelles possibilités de développement pour notre entreprise !

L1 : — Pleurons la mort du père de la patrie !
L2 : — Réjouissons-nous de la mort du tyran !

L1 : — Je n’ai pas peur !
L2 : — Pourtant tu devrais.

Dans ce dernier exemple, en refusant de s’aligner sur L1, L2 ouvre un débat, elle doit expliquer pourquoi elle n’est pas d’accord, exposer ses raisons d’avoir peur : elle doit argumenter son émotion, et s’exposer à une réfutation par L1. Les deux partenaires sont en en dissonance émotionnelle. Une déclaration émotionnelle exprime un point de vue pris sur une situation, et son traitement n’est pas différent de celui de n’importe quel point de vue mis en cause (Plantin 2011). Des discours anti-orientés construisent des émotions anti-orientées en référence à la même situation. En changeant et réévaluant les représentations, le discours argumentatif nécessairement suscite, apaise, rééquilibre… les émotions corrélées à une vision du monde

Comme pour l’argumentation générale, on peut distinguer les cas où l’argumentation de l’émotion est explicite, et ceux où elle est implicite. On a alors affaire à une orientation vers telle émotion, qui n’est pas nommée. Dans les deux cas, le point de départ de l’émotion est dans la perception que les participants se font de la situation. Formatage de la situation pour l’émotion et émotion forment un tout ; pour justifier son émotion on explicite la vision correspondante de la situation source. Le formatage pour l’émotion s’effectue selon un système d’axes, qui déterminent la nature et l’intensité de l’émotion, en fonction du caractère plus ou moins prévisible et agréable de la situation, de son origine, de sa distance, des possibilités de contrôle, des normes et valeurs de la personne émotionnée, etc. (Scherer [1984], p. 107 ; p. 115 ; Plantin 2011).

La Rhétorique d’Aristote contient une excellente description de la structure thématique des discours construisant l’émotion. Cet ouvrage n’est pas un traité de psychologie, ni une recherche d’émotions de base universelles, mais bien un traité sur ce que le discours peut faire avec les émotions : la parole ne peut pas faire pleuvoir, mais elle peut émouvoir, et organiser là l’émotion. Il ne s’agit pas de dire ce que sont la colère ou le calme, mais de voir comment se construit le discours qui met en colère ou, qui organise la colère et qui calme la colère. C’est pourquoi il est préférable d’utiliser non pas des substantifs mais des prédicats d’action pour parler des émotions dans une perspective argumentative :

— Mettre en colère ou calmer la colère.
— Inspirer des sentiments d’amitié, ou rompre les liens de l’amitié.
— Faire peur ou rassurer.
— Faire honte et combattre, ou braver, la honte.
— Construire de la gratitude envers quelqu’un, ou prouver qu’on ne lui doit rien.
— Faire pitié ou pousser au mépris et à l’indignation.
— Jouer sur les sentiments de la concurrence : susciter de la rivalité, de la jalousie, de l’envie ou bien une saine compétition (émulation).

On est entièrement dans le champ de l’action discursive. Le Livre II de la Rhétorique définit ces émotions à partir de scénarios émotionnels types, activables par l’orateur. Cette prise en compte des stratégies de formatage des situations par lesquelles le locuteur est capable de produire de l’émotion, en la nommant ou sans la nommer, est un acquis fondamental de la théorie argumentative rhétorique.

3. Traitement argumentatif de l’émotion

Des discours opposés construisent des émotions opposées. L’émotion construite par l’un est détruite, apaisée ou contrebalancée par la contre-émotion construite par l’autre, exactement comme est combattu, retourné ou contourné n’importe quel point de vue. Les exemples de la pitié et de la colère permettent d’illustrer ces formes spécifiques d’argumentation.

3.1 Pitié : faire pitié et résister à l’appel à la pitié

Discours : implorer la pitié

Le discours de la pitié construit l’empathie. A a pitié de B s’il voit que B est victime d’un mal qu’il n’a pas mérité et si A a bien conscience de pouvoir lui-même un jour souffrir du même mal (d’après Rhét., II, 8, 1385b13 ; Chiron, p. 309). Il faut également que la distance entre A et B soit calibrée correctement : « on n’éprouve plus de pitié quand la chose terrible est proche de soi » (ibid.). La proximité est une notion culturelle-anthropologique, et non pas une métrique (on a pitié d’un enfant qui souffre, on est épouvanté s’il s’agit de son fils) ; la dimension “distance” joue un rôle essentiel dans la construction de l’émotion. Aristote soutient en conséquence que la pitié n’est ni automatique ni universelle ; en particulier ceux qui n’ont rien à craindre pour eux-mêmes seraient insensibles à la pitié, V. Éthos.
En conséquence, pour produire de la pitié, je dois montrer que je souffre, que je ne l’ai pas mérité, que nous sommes proche et que la même chose pourrait bien vous arriver, etc. Si la pitié est construite selon les paramètres précédemment mentionnés, elle est justifiée et jugée raisonnable.

La fortune oratoire et littéraire des discours producteurs de pitié est immense.

Contre la pitié : la pitié mal placée

Dans la Rome ancienne l’appel à la clémence du peuple (ad populum) est un droit absolu du peuple républicain. L’appel à la pitié Kyrie Eleison, “Seigneur prend pitié”, est une imploration fondamentale pour les croyants catholiques. La pitié est une vertu, comme la modestie.
L’appel à la pitié ne peut jouer que si le domaine admet l’implication des personnes. Le discours scientifique étant désubjectivisé, il n’y a pas d’appel à la pitié possible (ligne « non pertinent » id., p. 27).
Walton (1992, p. 27) montre selon quelles lignes il est possible de résister à un appel à la pitié « fallacieux », en développant un discours contre la pitié. Comme tous les discours contre l’émotion, il s’agit de contrôler la pitié et de ne qui permet à la cible de garder son calme et de ne pas céder à un mouvement de pitié mal placée. Ce discours est difficile à tenir dans la mesure où la pitié est une vertu. La situation est comparable à celle de la modestie, autre vertu qui peut également être mal placée.
Ce discours de résistance à la pitié remet l’appel à la pitié dans son contexte :  Celui qui se plaint souffre-t-il d’un mal réel ? Est-il l’agent de son propre mal ? A-t-il besoin de l’aide des autres ou devrait-il réagir plutôt que de se plaindre ? (ligne « information » de la topique de Walton (1992, p. 23). On voit que l’évaluation de la pitié est une action politique.

À son tour, ce discours contre la pitié sera réfuté parce que “de droite”, inhumain, égoïste et orgueilleux, niant la relation de proximité avec la personne en difficulté, donc contraire aux valeurs universelles de fraternité et de solidarité.

Dans les domaines qui l’admettent, l’appel à la pitié est pris dans le conflit général des argumentations pro et contra ; il doit composer avec d’autres formes d’intérêts. Par exemple, une direction impitoyable peut opposer à des travailleurs menacés de licenciement la nécessité de préserver les intérêts des actionnaires (ad pecuniam contre ad misericordiam), de placer l’entreprise en bonne position sur le marché où elle est aux prises avec la concurrence internationale (“ad rivalitatem” contre ad misericordiam), et de préserver les emplois des autres salariés de l’entreprise (ad misericordiam contre ad misericordiam).

3.2 Colère : mettre en colère, calmer la colère

La théorie de l’argumentation a souligné l’importance de l’appel à la pitié en lui donnant un nom latin, ad misericordiam. Mais il n’y a aucune raison d’accorder un traitement spécifique à la pitié parmi les autres émotions. En particulier, la colère et l’indignation sont des émotions soigneusement argumentées et hautement argumentatives : l’appel à la colère est un moyen efficace pour mobiliser les foules.

Discours : mettre en colère

La colère est la première des émotions rhétoriques attachées au pathos. Celui qui cherche à dresser l’auditoire contre quelqu’un parle d’indignation, de juste colère, sentiment et revêt un éthos vertueux ; son opposant parle de haine, qui est un vice.

Le formatage discursif de la situation joue un rôle essentiel dans cette opposition. Le scénario permettant de mettre A en colère contre B est très schématiquement le suivant :

B méprise A injustement ; il le brime, il se moque de lui, il fait obstacle à ses désirs, à ses projets, et il y prend plaisir.
A souffre.
A cherche à se venger en faisant du tort à B.
A fantasme cette vengeance et en jouit.

Ce scénario montre que la colère n’est pas définie isolément, comme une réponse brute à la piqûre d’un stimulus. Quoique considérée comme une émotion de base, elle apparaît comme la résultante complexe d’une combinatoire où entrent d’autres émotions, comme l’humiliation ou le mépris.

Il s’ensuit que, pour mettre B en colère contre A, le locuteur doit construire un discours montrant à B que A le méprise, le brime, l’outrage, etc. La rationalité, le caractère moralement justifié de la colère dépend de la bonne construction de cette injustice. Elle est pleinement rationnelle et pleinement émotionnelle.

La colère est supposée déclencher les mécanismes de la revanche ou de la vengeance.
La colère n’est pas la haine. La colère peut être justifiée, la haine ne l’est jamais, en d’autres termes, la haine est le nom d’une colère dénuée de fondement.  Du point de vue religieux, l’appel à la haine est un péché, “aimez-vous, au moins supportez-vous les uns des autres”. Il est permis de haïr le péché, non pas le pécheur.
Le rejet du discours de haine est l’affaire de tous, du citoyen jusqu’au juge.

Contre-discours : calmer la colère

Si le discours peut mettre en colère, il peut aussi calmer. Le discours rhétorique est double, et non pas duplice : deux visions des choses s’affrontent, incarnées dans deux personnes, tenant deux discours construisant deux émotions. Pour calmer A, le locuteur développe le tissu des topoï substantiels contre la colère, c’est-à-dire les éléments de discours suivants :

Le comportement de B n’est pas méprisant, moqueur, injurieux, outrageant ; ou alors, B plaisantait ; il a dû agir ainsi involontairement, ce n’était pas son intention. D’ailleurs il se comporte comme ça aussi vis-à-vis de lui-même. Maintenant il se repent, il a des remords ; il a été puni. De toutes façons, c’était il y a longtemps, et la situation a bien changé.

Ce discours peut rappeler l’argumentation développée à propos du chaudron percé. C’est son intention d’apaiser qui lui donne sa cohérence. Au terme de l’opération, on aura montré que la colère n’est pas fondée ; qu’elle n’est pas raisonnable, et, si tout marche comme le souhaite le locuteur, si A se laisse convaincre, il retrouvera sa tranquillité.


 

Échelle argumentative – Loi de discours

ÉCHELLE ARGUMENTATIVE — LOI DE DISCOURS

Les notions corrélatives de classe argumentative et d’échelle argumentative ont été développées par Ducrot (1973) dans le cadre de la théorie de l’argumentation dans la langue. Ces deux notions permettent de d’exprimer quatre lois linguistiques du discours argumentatif.

1. Échelle argumentative

1.1 Classe argumentative

Un locuteur – en entendant par ce mot un sujet parlant inséré dans une situation de discours particulière – place deux énoncés p et p’ dans la classe argumentative déterminée par un énoncé r, s’il considère p et p’ comme des arguments en faveur de r (Ducrot [1973], p. 17) [1]

L :Elle fréquente les Deux Magots, elle s’habille en noir, elle lit Simone de Beauvoir, c’est une vraie existentialiste !

Les trois arguments sont co-orientés vers la conclusion “c’est une vraie existentialiste” (une philosophie populaire au milieu du XXe siècle). On a affaire à une argumentation convergente, formée de trois arguments reprenant des traits définitionnels empruntés au stéréotype de ce que sont et font les existentialistes, V. Catégorisation.

Le terme de classe est pris au sens d’ensemble non ordonné et non hiérarchisé d’éléments. Rien ne dit que “fréquenter les Deux Magots (un café parisien très existentialiste) soit considéré par le locuteur L comme un argument plus ou moins fort que “lire Simone de Beauvoir”.

1.2 Échelle argumentative

Deux énoncés p et q appartiennent à une même échelle argumentative pour un locuteur donné dans une situation donnée, si :

— Ce locuteur considère que p et q sont tous les deux arguments pour une même conclusion r (ils appartiennent donc à la classe argumentative de r) ;

— et s’il considère que l’un de ces arguments est plus fort que l’autre ([1973], p. 18). L’échelle suivante représente une situation où q est plus fort que p pour la conclusion r :

L’échelle suivante schématise le cas où le locuteur considère que lire Simone de Beauvoir est un argument plus fort que fréquenter les Deux Magots pour la conclusion être une vraie existentialiste, (2) :

Échelles relatives et échelles absolues

Les échelles où la force des arguments p et q est déterminée uniquement par le locuteur, sont dites relatives. L’échelle (2) est relative au locuteur L.

Les échelles où la gradation ne dépend pas du locuteur sont dites absolues.
L’échelle des températures est fixée obectivement :

Cette gradation objective sert de référence à la gradation subjective suivante :

V. Flou

Opérateurs de positionnement sur les échelles : Même, trop, justement

Même est un morphème argumentatif dans “Léo a même un mastère” [2] Soit un énoncé de la forme “ p, et même p’ ” ; cet énoncé pose que :

il existe un certain r déterminant une échelle argumentative où p’ est supérieur à p (Ducrot 1973, p. 229)

L1 : — Léo a le baccalauréat, un mastère, et même une thèse ; il a toutes les compétences pour donner des cours particulier au niveau collège !

Cet argument peut être retourné par les adverbes justement et trop :

L2 : — Justement, il est trop diplômé pour cet enseignement !

V. Inversion d’orientation

2. Lois de discours

Le fonctionnement sémantique des échelles argumentatives est réglé par quatre lois de discours: Loi de négation, Loi d’inversion, Loi d’abaissement, Loi de faiblesse, V. Morphème argumentatif.

2.1 Loi d’abaissement

Elle note une observation sur le fonctionnement de la négation sur les échelles graduées orientées:

Dans de nombreux cas, la négation (descriptive) est équivalente à “moins que
(Ducrot 1973, p. 31)

Soit l’échelle C des températures, orientée vers les chaleurs croissantes:

La négation de froid porte sur la zone entourant le point noté froid désigne une zone entourant froid, bornée à gauche par la zone de glacial, et à droite par la zone de frais. On pourrait donc s’attendre à ce que la négation de froid porte sur cette zone.  Or “Il ne fait pas froid” signifie “il fait frais, il fait bon” et non pas “il fait glacial”. L’énoncé “il ne fait pas froid, il fait glacial” fait intervenir une forme de négation spéciale, dite négation métalinguistique, réfutant un énoncé antérieur,
Dans “il fait froidfroid est orienté vers les basses températures ; la négation “pas froid” inverse cette orientation, comme le prévoit la loi de négation ; on est au-delà de la zone du froid, dans la zone des températures croissantes.

2.2 Loi de négation – Topos des contraires

Ce qui se représente sur une échelle bi-orientée:

Dans la théorie de l’argumentation dans la langue, la loi de négation pose comme une régularité que

si p est un argument pour r, non-p est argument pour non-r
(Ducrot 1973, p. 238 ; 1980, p. 27).

Si “il fait beau” est un argument pour “allons nous promener !”, alors “il ne fait pas beau” est un argument pour “(N’allons pas nous promener), restons à la maison !

L’exemple suivant combine loi de faiblesse et loi de négation ; un argument faible pour une conclusion s’inverse en argument fort pour la conclusion opposée.

Après la seconde guerre d’Irak, commencée en 2003, Saddam Hussein, ancien Président de la République d’Irak, a été jugé et exécuté en 2006. Certains commentateurs ont estimé que le procès n’avait pas été mené régulièrement, et ont parlé d’un procès,
tellement truqué que même Human Rights Watch, la plus grande unité de l’industrie américaine des droits de l’homme, a dû le condamner comme une mascarade totale.
Tariq Ali, Un lynchage bien orchestré, Afrique Asie, février 2007.

On peut comprendre que, d’après l’auteur, l’association Human Rights Watch approuve généralement les décisions allant dans le sens des intérêts des États-Unis. En temps normal, le fait qu’ils approuvent une décision est un argument faible pour la conclusion “la sentence est juste”. Dans le cas présent, le fait que même l’association condamne cette décisioncomme d’autres personnes ou associations, elles plus enclines à critiquer les États-Unis — est un argument fort pour la conclusion “la sentence est injuste”.

2.4 Loi d’inversion

Si p’ est plus fort que p par rapport à r, alors non-p est plus fort que non-p’ par rapport à non-r (Ducrot 1973, p. 239 ; 1980, p. 27)

 

Échelle bi-rorientée:

— “Pierre a le baccalauréat” et “Pierre a un mastère” sont deux arguments pour “Pierre est une personne qualifiée”.
— “Pierre a un mastère” est un argument plus fort que “Pierre a le baccalauréat” pour cette conclusion : dans les circonstances normales, on peut dire:

Pierre a le baccalauréat et même un mastère.

Pierre a un mastère et même le baccalauréat” est incompréhensible dans le système de référence standard, où avoir un mastère suppose qu’on a le baccalauréat. On peut dire “il a une thèse, et même le certificat d’études”, mais avec une feinte ironique sur la valeur des diplômes.
Si l’on veut argumenter contre Pierre, pour montrer qu’il est insuffisamment qualifié, on dira :

Pierre n’a pas de mastère et même pas de baccalauréat.

L’argument le plus faible pour la qualification est “il a le baccalauréat” ; sa négation “il n’a pas le baccalauréat” est l’argument le plus fort pour son manque de qualification. Les échelles argumentatives lues à rebours correspondent à l’argument a fortiori :

Il n’est pas bachelier, a fortiori il n’est pas licencié.

Cette loi est utilisée par Socrate :

— Il  est conforme à la raison qu’une nature excellente, soumise à un régime contraire, devienne pire qu’une nature médiocre.
— Oui
— Ne disons-nous pas, Adimante, que les âmes les plus heureusement douées [H], lorsqu’elles reçoivent une mauvaise éducation [M], deviennent mauvaises au dernier point? Ou bien penses-tu que les grands crimes et la perversité sans mélange viennent d’une médiocre et non pas d’une vigoureuse nature, et qu’une âme faible fasse jamais de grandes choses, soit en bien, soit en mal? (Platon, La République, VI, p. 249)

Considérons l’échelle du Bien et du Mal.
L’âme heureusement douée et bien éduquée (H-B) est en haut de l’échelle du bien, supérieure à l’âme ordinaire O qui n’a pas ces privilèges.
L’âme heureusement douée et mal éduquée (H-M) est tout en bas de l’échelle du mal, inférieure à l’âme ordinaire.

Ce qui est conforme aux prédictions de la loi d’inversion.

2.4 Loi de faiblesse

Une loi de discours que nous appelons Loi de faiblesse veut que si une phrase p est fondamentalement un argument pour r, et si par ailleurs, lorsque certaines conditions (en particulier contextuelles) sont rassemblées, elle apparaît comme un argument faible (pour r), elle devient alors un argument pour non-r. (Anscombre & Ducrot 1983, p. 66)

C’est un grand chasseur : il a (même) tué deux pigeons l’an dernier.

Il faut en particulier que l’argument faible soit présenté isolément, et non pas en conjonction avec des arguments concluants. Selon la loi d’exhaustivité de Grice, le locuteur avance le meilleur argument dont il dispose. Si ce meilleur argument est par ailleurs faible, la position défendue est compromise et la position opposée adoptée.
Symétriquement, une réfutation faible de r renforce r. Cette stratégie entre dans le cadre général des paradoxes de l’argumentation, V. Paradoxes.

Même phénomène : “Ils sont parents” est un argument pour “ils se connaissent bien”. Parent proche  et parent éloigné  se positionnent comme suit sur la même échelle argumentative (Ducrot 1995, p. 101) [3] :

P est plus faible que p’. La loi de faiblesse dit qu’un argument faible pour r peut être utilisé comme argument pour non r. C’est ce que met en évidence l’énoncé :

ils sont parents mais éloignés, ILS NE SE CONNAISSENT PAS TRÈS BIEN

Mais inverse l’orientation argumentative de “Ils sont parents” vers “ils se connaissent bien”.
“Ils sont parents éloignés”
fonctionne ici comme argument pour “ils ne se connaissent pas très bien” (Ibid. p. 148-150). V. Connecteur argumentatif §3. [3]


[1] Nous maintenons dans cet entrée la notation r utilisée par Ducrot et Anscombre pour désigner la conclusion d’une argumentation, très généralement désignée par c ou C.

[2] Même a différents types d’emplois. Par exemple dans l’énoncé “ j’habite à Paris même (et non pas en banlieue)”, même n’est pas argumentatif, il sert à préciser une référence.

[3] Ducrot (1995) appuie sur cet exemple la notion de modalisateur réalisant et déréalisant : «Soit Y un morphème lexical et X un prédicat. Si XY a une force argumentative supérieure par rapport au prédicat X et de même orientation, Y est un modificateur réalisant » (Ducrot 1995, p. 101)


 

Doxa — Endoxon

Les endoxon sont des représentations sociales considérées comme raisonnables. Leur ensemble constitue la doxa de cette société.


    • Le substantif doxa est calqué sur le mot grec ancien dóxa (δόξα), qui signifie “opinion ; réputation, ce qui se dit des choses ou des gens ; opinion sans fondement”.
      Le mot endoxon est formé de ἐν, δόξα ; de l’adjectif  ἔνδοξος “conforme à l’opinion commune ; notable”
      Le latin traduit endoxos “endoxal” par probabilis, “probable”

La doxa est un ensemble de lieux communs, conformes au sens commun, c’est-à-dire à un ensemble de représentations socialement prédominantes, considérées comme raisonnables, mais floues, parfois contradictoires, dont la vérité est incertaine, prises le plus souvent dans leur formulation linguistique courante.

Les endoxa peuvent exprimer des “affirmables” contradictoires, « tel père, tel fils” et “à père avare fils prodigue” ; les deux affirmations sont plausibles, V. Probable.

Dans le langage contemporain, le mot doxa partage le sens dépréciatif de cliché ou un lieu commun, ce qui  n’est pas le cas dans l’usage aristotélicien du terme.
On donne parfois à doxa le sens de “idéologie”, ou de “dogme”, particulièrement lorsqu’on veut la remettre en question (Amossy 1991 ; Nicolas 2007). Le mot doxa a donné naissance aux adjectifs doxique et doxal.

Aristote définit les endoxa (sg. endoxon) comme les opinions communes d’une communauté, utilisables dans les raisonnements dialectiques et rhétoriques :

Sont des idées admises [endoxa] […], les opinions partagées par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui présentent l’opinion éclairée, et pour ces derniers par tous, ou par presque tous, ou par les plus connus et les mieux admis comme autorités.
Aristote, Top. Brunschwig, I, 1, 100b20 ; p. 2

Une idée endoxale est donc une idée appuyée sur une forme d’autorité sociale : autorité du nombre, des experts, des personnes socialement en évidence. Le mot endoxal a l’avantage de former un couple antonymique avec paradoxal.

Les endoxa sont la cible de la critique philosophique adressée également au sens commun (la raison raisonnable) et au parler commun. Cette critique atteint en conséquence les déductions fondées sur des contenus et des techniques vraisemblables, c’est-à-dire sur le système endoxon / topos sur lequel est fondée l’argumentation, dialectique ou rhétorique. Pourtant, fondamentalement, dire d’une proposition qu’elle est endoxale n’a rien de péjoratif:

On sait assez la confiance qu’Aristote accorde, fût-ce sous réserve d’examen, aux représentations collectives et à la vocation naturelle de l’humanité envers le vrai.
Brunschwig, Préface à Aristote, Top. Brunschwig, p. xxv

L’argumentation dialectique a pour fonction de les mettre à l’épreuve ; l’argumentation rhétorique les exploite dans le cadre d’un conflit particulier, elle apprend à les mettre à profit ou à les combattre, éventuellement en invoquant un lieu commun d’orientation opposée.

Les endoxa ne permettent pas d’affirmer une vérité, mais elles déterminent qui porte la charge de la preuve, autrement dit sur qui pèse le soupçon, qui accuse la rumeur, V. Charge de la preuve ; Invention.

De nombreuses formes d’arguments reposent sur l’autorité de la doxa :

— Appel au sens commun : l’argument ad judicium (au sens 2, différent de l’argument sur le fond), V. Fond.
— Appel au consensus, à l’autorité du grand nombre (ad numerum).
— Appel au sentiment de la foule, ad populum.


 

Doute

Pour Descartes, une idée incertaine doit être rejetée comme le serait une idée fausse. Les sceptiques considèrent le doute comme l’état normal de la pensée. Pour Perelman, l’argumentation est le mode de traitement des idées par essences incertaines avancées dans les affaires humaines.
Dans le dialogue l’absence de ratification jette le doute sur une proposition.


1. Doute cartésien et doute sceptique

En philosophie, on oppose le doute cartésien au doute sceptique. Descartes rejette « toutes les connaissances qui ne sont que probables et [déclare] qu’il faut se fier seulement à ce qui est parfaitement connu et dont on ne peut douter » ([1628], Règle II). Sur cette base, il reconstruit un système de croyances certaines sur la base de la seule certitude du cogito « je pense, donc je suis ». Cette forme de doute s’oppose au doute sceptique :

Le doute cartésien ne consiste pas à flotter, incertain, entre l’affirmation et la négation ; il démontre au contraire, avec évidence, que ce que la pensée met en doute est faux, ou insuffisamment évident pour être affirmé vrai.

Le doute sceptique considère l’incertitude comme l’état normal de la pensée, au lieu que Descartes le considère comme une maladie dont il entreprend de nous guérir. Même lorsqu’il reprend les arguments des sceptiques, c’est donc dans un esprit tout opposé au leur.
Gilson, dans Descartes, Discours de la méthode, [1628][1]

2. Doute argumentatif

Le doute argumentatif s’oppose au doute sceptique en ce qu’il ne privilégie pas la suspension indéfinie de l’assentiment par rapport à la résolution du différend. Perelman oppose le doute cartésien, où la présence d’un doute suffit à éliminer une proposition, à la pratique argumentative, où la présence d’un doute entraîne un traitement spécial du problème, par les moyens de l’argumentation, qui permet au moins de réduire le doute.

Le déclencheur de l’activité argumentative est la mise en doute d’un point de vue, V. Désaccord.

1) Du point de vue psychologique, le doute s’accompagne d’un sentiment d’inconfort et d’inquiétude. L’argumentation est une activité coûteuse des points de vue cognitif, émotionnel et interactionnel. On peut être réticent à s’engager dans une situation argumentative, où il faudra affronter la résistance de l’autre partie et mettre ses faces sociales, voire son identité, en danger.

2) Sur le plan cognitif, douter, c’est ne pas choisir, être dans un état de suspension de l’assentiment vis-à-vis d’un jugement.

3) Du point de vue langagier, dans les termes de la théorie de la polyphonie ducrotienne, cette suspension de l’assentiment se manifeste par la non-prise en charge par le locuteur de la proposition qu’il énonce ; le locuteur ne s’identifie pas à l’énonciateur. Dans les termes de Goffman, le locuteur (Speaker) est au plus l’auteur (Author) de la proposition, il n’en est pas l’énonciateur (Principal), V. Rôles.

Le dialogue externalise ces diverses opérations en leur donnant une forme langagière et une configuration microsociale. La mise en doute est un acte réactif d’un interlocuteur L2 qui refuse de ratifier un tour de parole son partenaire L1, ou qui s’y oppose ouvertement, créant ainsi une question argumentative.
Le premier effet de ce rejet est d’amener L1 à s’expliquer, ce qu’il fait en développant un discours de justification à propos d’un jugement qui pouvait aller de soi auparavant. D’autre part, le doute ne peut rester “gratuit”. L2 doit expliciter et argumenter sa réserve, en développant ses bonnes raisons de mettre en doute ce que vient de dire L1, ou en apportant des arguments orientés vers un autre point de vue.

Dans une situation argumentative, les parties ne doutent pas forcément de la pertinence de leurs arguments, ni du bien fondé de leurs conclusions. Le doute est pris en charge par le Tiers.


 [1] Texte établi et commenté par É. Gilson, Paris, Vrin, 1970, note 1, p. 85


 

Distinguo

Le distinguo est une opération de correction ou de clarification d’un mot ou d’une expression ambigüe.  


  • Lat. distinguo, “je distingue”, 1ère personne du singulier du présent de l’indicatif du verbe latin distinguere, “séparer, diviser ; distinguer”. Si l’on juge que le terme est francisé, il n’est pas mis en italiques, et admet un pluriel en –s, des distinguos.

Le distinguo (ou paradiastole, V. Inversion d’orientation) est une opération de correction ou de clarification portant sur une ambiguïté relevée dans un discours.
En dialogue, l’opération de distinguo combine cette première opération d’aménagement du discours avec une seconde opération de réfutation.

1. Le distinguo comme opération de clarification conceptuelle

Dans le langage courant, faire un distinguo, c’est définir un couple de notions montrer  qu’un même mot ou une même expression recouvrent deux significations différentes qui doivent être distinguées et définies séparément dans l’intérêt de l’analyse en cours. À la différence de la dissociation aucune de ces significations n’est a priori valorisée.
Le texte suivant considère que le syntagme “développement territorial” ne renvoie pas à une réalité unique, mais à un système complexe où interagissent deux composantes, l’économique et le territorial. La clarification opérée par le distinguo est la première étape de l’analyse.

Le système de “développement territorial” est fondé sur les jeux d’interactivité qui opèrent entre ses deux composantes : le système économique local d’une part, le système dit “territorial” d’autre part.
Le distinguo à opérer entre ces deux derniers systèmes tient à des oppositions relatives aux logiques sous-jacentes qui les portent. Le système économique obéit à des principes qui sont reconnus et exposés en sciences économiques. […] Le système territorial, quant à lui, vise l’ensemble des fonctions humaines, sociales, économiques et urbaines du lieu.
Loinger & J.-C. Némery, Recomposition et développement des territoires, 1998[1]

2. Le distinguo au service de la réfutation

En dialogue, le distinguo est une opération d’aménagement du discours de l’autre

(i)      (L1 affirme) D.

(ii)     L2 déclare ne pas pouvoir répondre directement ou travailler directement avec le discours D tel qu’il est formulé.  D est jugé ambigu, insuffisamment explicite, etc.

(iii)    L2 prend un segment de ce discours, qui, selon lui, nécessite une clarification, et lui attribue deux lectures distinctes.

En situation argumentative, la correction ou la clarification opérée est au service de la réfutation

(iv)   L2 affirme qu’il est d’accord avec l’une de ces deux lectures, et rejette l’autre.

alors que

Alors que la dissociation lutte plutôt contre l’indétermination du sens du mot, le distinguo est un instrument de lutte contre l’ambiguïté. Son usage est compatible avec une accusation implicite de confusion ou d’amalgame (Mackenzie 1988).

Théorie du syllogisme

Dans la théorie du syllogisme, le distinguo est utilisé pour détecter un paralogisme à quatre termes, ou, généralement, un changement de sens dans un raisonnement, V. Évaluation du syllogisme.

Les métaux sont des corps simples.
Le bronze est un métal.
* donc le bronze est un corps simple.

Le distinguo est opéré sur les deux sens de métal, qui peut désigner 1. un corps simple, 2. un alliage.

— La majeure dit que les métaux sont des corps simples, ce qui est faux, seul certains métaux sont des corps simples.
— la mineure dit que le bronze est un métal, ce qui est exact au sens 2.
— On ne peut rien conclure de ces deux prémisses.

2.2 Argumentation théologique

Dans l’échange dialectique, le distinguo est une stratégie par laquelle, confronté à un raisonnement syllogistique, l’opposant distingue dans le syllogisme ce qu’il admet (concedo, je le concède) et ce qu’il nie (nego, je nie). Le proposant avance le syllogisme à contenu théologique (d’après Chenique 1975, p. 9) :

Thèse : Aucun pécheur n’entrera au ciel. Tout homme est pécheur. Aucun homme n’entrera au ciel.

Opposant :
— Je ne dis rien de la mineure, “tout homme est pécheur”.
— Dans la majeure, “aucun pécheur n’entrera au ciel”, je distingue, distinguo:

— en tant que pécheur, je suis d’accord (concedo), “aucun homme en état de péché n’entrera au ciel”,
— en tant que pécheur pardonné, je le nie (nego).
Le distinguo porte non pas deux significations du mot pécheur, mais deux catégories de pécheurs.

— Donc je rejette (nego) votre conclusion ; elle ne vaut pas pour les pécheurs pardonnés.

L’opposant objecte donc que le syllogisme est paralogique, car la mineure est ambiguë, vraie en un certain sens et fausse dans un autre sens.

2.3 Un débat amoureux (?)

Dans son expression traditionnelle, la précision “distinguo” au sens de “je distingue” est traditionnellement raillée comme sentant la scolastique. Diafoirus oppose ainsi distinguo à concedo et nego :

Angélique : — Mais la grande marque d’amour, c’est d’être soumis aux volontés de celle qu’on aime.
Thomas Diafoirus :Distinguo, mademoiselle ; dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo ; mais dans ce qui la regarde, nego.
Molière, Le Malade imaginaire [1673].[2]

Thomas Diafoirus est aussi brutal que pédant : il n’a pas à tenir compte de la volonté d’Angélique pour la posséder ; mais, à part cela, il fait tout ce qu’elle veut. Le distinguo est l’instrument de la lutte contre les ambiguïtés fallacieuses, mais lorsqu’il introduit des distinctions dans une expression parfaitement claire, il est lui-même instrument de confusion fallacieuse.

L’appel au distinguo peut être contré par un troisième tour de parole du type “assez, ça suffit avec les distinguos scolastiques !”, “pas de querelle sémantique s’il te plaît !”.
En monologue, des formes de distinguo sont à l’œuvre dans la discussion sur les définitions.


[1] Paris, L’Harmattan, 1998, p. 126.
[2] In Molière, Œuvres complètes, t. II, acte II, scène 6. Texte établi, présenté et annoté par G. Couton, Paris, Gallimard, p. 1141.


 

Dissociation

La dissociation est une opération argumentative par laquelle le locuteur scinde en deux une notion élémentaire pour échapper à une objection. On distinguera par exemple dans ce que tout le monde désigne comme “la réalité” d’une part “la réalité apparente” (—) et d’autre part, “la réalité vraie” (+) ; “il faut se défaire de la réalité apparente pour atteindre le concept de réalité”.


La notion de dissociation a été introduite par Perelman & Olbrechts-Tyteca. Le Traité de l’argumentation schématise le champ de l’argumentation par une grande opposition entre :
— « Techniques argumentatives » de liaison, qui portent sur des énoncés, et correspondent aux divers schèmes d’argumentation.
— Procédés de dissociation, qui portent sur des notions ([1958], 3e partie).

La technique de dissociation est donc placée sur un pied d’égalité avec les techniques d’association, c’est-à-dire le vaste ensemble des schèmes d’arguments.

La dissociation est définie comme la scission d’une notion élémentaire, opérée par le locuteur pour échapper à une contradiction ou à une objection. La notion problématique est réanalysée comme contenant une contradiction interne, « une incompatibilité », « une antinomie », et la dissociation est le mécanisme qui permet de la résoudre (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 550-609).

La dissociation fait éclater un terme T en deux notions, désignées respectivement par un Terme1 et un Terme2, soit T1 et  T2. Cette opération s’accompagne d’une évaluation négative de T1 et d’une évaluation positive de T2. La dissociation apparaît comme une sorte de « nettoyage sémantique », permettant d’éliminer du sens de T un contenu ou une connotation indésirable, T1. Le mot réalité peut ainsi être divisé, « dissocié », en la paire T1 = apparence (dévlorisée) vs T2 = réalité (vraie réalité).

Alors que le statut primitif de ce qui s’offre comme objet de départ de la dissociation est indécis et indéterminé, la dissociation en termes I et II valorisera les aspects conformes au terme II et dévalorisera les aspects qui s’y opposent. Le terme I, l’apparence, dans le sens étroit de ce mot, n’est qu’illusion et erreur. (Perelman 1977, p. 141)

Selon cette définition, la dissociation n’est pas un type d’argument, mais une stratégie de résistance à la contradiction, qu’elle soit portée dialogalement par un contradicteur ou évoquée polyphoniquement :

X : — Mon vieux, c’est ça la démocratie !
Y : — Il y a démocratie et démocratie.

D’après Perelman, la dissociation est

Une technique argumentative qui n’est guère mentionnée par la rhétorique traditionnelle, car elle s’impose surtout à celui qui analyse la pensée philosophique, c’est-à-dire celle qui se veut systématique. (Perelman 1977, p. 13)

L’exemple proposé est celui de Kant, pour qui les sciences naturelles postulent un déterminisme universel ; or la morale postule la liberté de l’individu ; d’où la nécessité de dissocier la réalité (notion confuse) en réalité phénoménale, où règnent le déterminisme et réalité nouménale, où l’individu pourrait exercer sa liberté. La dissociation est un cas spécial du distinguo, avec valorisation d’un des termes et dévalorisation corrélatives de l’autre.

Dans l’exemple précédent, la dissociation permet de dériver un concept d’un mot ordinaire.

Il s’ensuit que la même notion peut être dissociée selon les objectifs de l’argumentation. Par exemple, on pourra opposer à la réalité (T) en réalité vécue (T1), celle qui est vécue dans le monde d’ici-bas, et la réalité céleste (T2) celle qui sera vécue dans un monde meilleur. Dans une autre perspective, la réalité (T) sera dissociée en réalité (T1) celle de la vie éveillée opposée à la réalité (T2), celle du rêve.

1. Formes langagières de la dissociation

Le raisonnement par dissociation du type apparence / réalité peut être appliquée à n’importe quelle notion, dès qu’on fait usage des adjectifs apparent, illusoire d’une part, réel, véritable de l’autre. Utiliser une expression telle que paix apparente ou démocratie véritable, c’est indiquer l’absence de paix véritable, la présence d’une démocratie apparente : un de ces adjectifs renvoie à l’autre. (Perelman 1977, p.147)

Les marques linguistiques de dissociations sont de tous ordres :

Un préfixe tel que pseudo- (pseudo-athée) quasi non … l’adjectif prétendu, l’usage de guillemets indiquent qu’il s’agit du terme I, alors que la majuscule (l’Être), l’article défini (la solution), l’adjectif unique ou véritable signalent un terme II. (Ibid., p. 148)

D’autres dissociations sont stabilisées sous forme de paires de termes corrélatifs antithétiques ; le Traité de l’argumentation s’est intéressé aux « couples philosophiques » comme « apparence / réalité ; opinion / science ; connaissance sensible / connaissance rationnelle ; corps / âme, juste / légal » (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 563). Certains de ces couples de dissociés ont une existence traditionnelle et entrent dans des oppositions génératrices de discours idéologiquement fondateurs.

Les couples antagonistes sont des paires antonymiques, et, comme dans toutes les paires antonymiques, un terme est valorisé, cette préférence pouvant être inversée. L’opposition (T1) vs (T2) « superficiel, apparent vs profond, authentique » peut être inversée par un éloge (paradoxal ?) du superficiel — « « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » (Paul Valéry[1]). Dans la paire “rhétorique vs argumentation”, le terme positif et le terme négatif s’inversent au gré des choix théoriques dans une évaluation tournante permanente, V. Contradiction ; Réfutation ; Valeur.

2. Les facettes de la dissociation

La dissociation opère dans tous les domaines où peut s’exercer l’argumentation, comme le montre le cas de l’amour physique, notion confuse, dissociable en pornographie, où s’assouvit le besoin biologique, et érotisme où règnent liberté et inventivité : “Tous les vrais philosophes vous le diront”.

On peut penser que certains intellectuels sont de bons hommes d’affaires, tout en admettant qu’ils ne sont qu’une petite minorité. La dissociation fait de même, mais via une exclusion pure et simple de la sous-catégorie (homme d’affaire et intellectuel) de la catégorie générale, des intellectuels :

L1 : — Les intellectuels, ça mon vieux, ils sont nuls en affaires !
L2 : — Ou alors c’est pas des vrais intellectuels.

La dissociation a une facette concessive, elle fait la part du feu :

L11 : — Les Allemands boivent de la bière.
L2 : — Pas Hans !
L12 : — Mais lui, c’est pas un vrai Allemand !

L2 réfute L1 par la production d’un cas contraire. L12 reconnaît que Hans est Allemand et qu’il ne boit pas de bière.
La dissociation opère un remaniement catégoriel ; la catégorie “être Allemand” est scindée en deux, les vrais allemands et les autres. Ce remaniement peut être ou non justifié ; L1 aurait pu dire :

L13 : — Mais lui c’est pas un vrai Allemand, il a été élevé aux États-Unis.

On suppose qu’aux États-Unis on boit moins volontiers de la bière qu’en Allemagne. L13 introduit un trait montrant que Hans s’éloigne du stéréotype du vrai Allemand. Tout au plus, on peut faire observer que les critères de définition d’“être Allemand” n’étaient pas précisés dans L11, et que maintenant ils le sont sur la base d’un stéréotype associé aux Allemands. Le fait essentiel est que la catégorie créée par L13 est fondée sur un critère explicite, indépendant de la discussion en cours. Dans le dialogue originel, le seul critère contextuellement disponible est précisément “boire de la bière”. Autrement dit, les Allemands, devenus les vrais Allemands, sont définis comme des Allemands (au sens du mot dans L11) qui boivent de la bière. L’ajout de ce critère ad hoc a rendu l’énoncé L11 irréfutable, puisque

tous les vrais Allemands (= Allemands qui boivent de la bière) boivent de la bière.

Le remaniement catégoriel est excluant. Dans le domaine politique, cette stratégie permet par exemple d’opposer les vrais Français aux autres, et de mettre hors-jeu les seconds. En pratique, la dissociation fait qu’une condition qui était nécessaire et suffisante

Il faut et il suffit d’avoir la nationalité française pour être Français

n’est plus que nécessaire :

Pour être un vrai Français, il faut avoir la nationalité française ET adhérer à Notre Association.

Le cas suivant oppose « la Réunion » à « la vraie Réunion » :

Roland Sicard est journaliste, présentateur de l’émission. Gilbert Collard est avocat, président du Comité de soutien à Marine Le Pen, pour l’élection présidentielle de 2012.

Roland Sicard : — bonjour à tous bonjour Gibert Collard
Gilbert Collard : — bonjour
RS:       avant de parler des propos de Claude Guéant sur les civilisations qui reviennent sur le devant de la scène
GC:     hm
RS:       heu un mot sur le voyage de Marine Le Pen à la Réunion elle a été chahutée on a l’impression que les candidats du Front National ont toujours beaucoup de mal en Outre-Mer/
GC:     écoutez-moi je connais bien La Réunion hein puisque je je j’y suis allé plaider très souvent et puis dans des affaires particulièrement sensibles heu il y a: heu deux Réunions hein il y a une Réunion qu’on instrumentalise\ qui organise le comité d’accueil habituel pour Marine Le Pen qui représente pas grand-chose hein finalement bon et puis ya la vraie Réunion quoi qui est faite d’hommes avec des opinions divergentes de femmes avec des opinions qui- qui s’opposent
mais c’est pas plus difficile dans les départements d’outre-mer qu’en métropole quand même/ non je crois pas ce qui rend la chose difficile c’est l’instrumentalisation heu médiatique hein […]
Extrait de l’émission Les quatre vérités, France 2, 8 février 2012.

V. Catégorisation ; A pari ; Orientation.


[1] L’idée fixe, 1931