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Contraires, Arg. par les —

Argumentation par les termes OPPOSÉS
(CONTRAIRES)

Elle permet de soutenir ou de réfuter une assertion combinant deux termes en substituant à ces deux termes deux termes opposés, selon que ce nouvel énoncé est ou non avéré (plausible).

1. Topos des contraires

En anglais, “topic from the opposite” (Freese et Rhys Roberts) ; “from the contrary” (Ryan). Comme le topos joue sur deux paires d’opposés, on peut utiliser le pluriel “topos des contraires”. On dit avec le même sens argument a contrario.

Cicéron considère que l’enthymème fondé sur les contraires est l’enthymème par excellence ; le topos des contraires est le premier dans la liste des topoï rhétoriques d’Aristote :

Un lieu des enthymèmes démonstratifs se tire des contraires : il faut examiner si le contraire d’un sujet a un prédicat contraire à celui du premier ; réfuter dans la négative, confirmer dans l’affirmative. (Rhét., II, 23, 231397a7 ; Dufour, p. 115)

Cet énoncé abstrait définit le topos des contraires et son contexte d’usage, l’examen d’une question. Il y a un doute à propos de la vérité d’un jugement.

Jugement : S (sujet) — P (prédicat)
Question d’enquête : “Est-ce que S est P ?” ; “la chose S a-t-elle la qualité P ?”;   “P est-il prédicable de S ?

Règle: « Examiner si le contraire d’un sujet a un prédicat contraire à celui du premier »
Le contraire du sujet S est non S. Le contraire de la qualité P est non P
On regarde si “non S est non P

Conclusion:
sinon S est non P” est vraie, alorsS est P” est vraie”
sinon S est non P” est fausse, alorsS est P” est fausse.

En bref, le topos des contraires permet de tester la proposition “S est P”:

si non S n’est pas non P, alors S n’est pas P       =>  “S est P” est réfutée
si non S est non P, alors S est P                            => “S est P” est confirmée.

De même, si “S est P” est (tenu pour) vraie, le topos légitime la conclusion “non S est non P” :

si S est P alors non S est non P

Le topos des contraires produit des argumentations comme la suivante, qui suggère une action concrète.

Si respirer la poussière de charbon noir l’a rendu malade, alors en buvant du lait blanc il retrouvera la santé.
Si la pluie froide l’a enrhumé, une tisane chaude lui fera du bien.

Le topos des contraires correspond à la loi de négation opérant sur les échelles argumentatives

1.1. Un topos transculturel

L’application du topos des contraires est un réflexe sémantique. Raisonner à partir d’opposés est un mode de pensée fondamental, tout comme le raisonnement causal, le raisonnement par analogie ou par définition. Comme le topos a fortiori, le topos des contraires une validité transculturelle. Les deux exemples suivants proviennent de la tradition chinoise.

68, 1 Les gens se conforment communément à quatre interdits. Le premier commande de ne pas construire d’annexe à l’ouest de la maison. On estime que cela porte malheur et peut être fatal. […].
68, 2 Bâtir une aile à l’ouest porterait malheur : cela signifie-t-il que démolir une telle annexe, ou en construire une à l’est, soit au contraire source de chance ?
Wang Chong. Discussions critiques, “De quatre interdits”[1].

 [Les épouses] souhaitent ardemment la mort du roi. Ce qui me le fait croire ? Les épouses n’ont aucun lien de sang avec le souverain, aussi ne lui sont-elles chères que tant qu’elles sont désirables. Et du proverbe qui dit fort justement “À mère aimée, fils chéri” on peut déduire la réciproque “À mère délaissée, fils méprisé”.
Han Fei Tse ou le Tao du Prince, Les précautions contre les siens.[2]

1.2 Formes générique et forme logique du topos des contraires

Le topos des contraires est exprimé par Aristote dans une langue à la fois ordinaire dans sa construction et technique par l’usage qu’elle fait d’un vocabulaire spécialisé, termes rhétoriques comme topos ou enthymème, ou relevant d’une ontologie grammaticale comme sujet ou prédicat. Ces termes sont indéterminés, “un sujet (un être), une propriété (un prédicat)”. Il s’agit d’une formulation générique du topos.
Le topos exprimant une structure commune à un ensemble d’enthymèmes, on parle également du topos comme d’une forme logique. La forme logique du topos des contraires est très simple (ce n’est pas le cas de tous les topoï) ; selon la formulation de Ryan (1984, p. 97), elle s’écrit :

1A — Si A est le contraire de B, et C le contraire de D,
Alors, si C n’est pas prédiqué de A, alors D n’est pas prédiqué de B.

1B — Si A est le contraire de B, et C le contraire de D,
Alors, si C est prédiqué de A, alors D est prédiqué de B.

Selon la formulation de Walton & al. (2008, p 107) l’argumentation “from opposites” a deux formes :
Forme positive :

L’opposé du sujet S a la propriété P
donc S a la propriété non-P (l’opposée de la propriété P)

— Forme négative:

L’opposé du sujet S a la propriété non-P
donc, S a la propriété P (l’opposé de la propriété non-P)

En pratique, on voit que la “forme logique” s’obtient en remplaçant les indéfinis (les variables), par des lettres. La proposition de départ est notée sous la forme standard des propositions analysées “A est C” (Ryan), ou “S est P” (Walton). Il s’agit d’une abréviation d’écriture, très utile car elle permet d’éviter les formulations tortueuses parfois nécessaires pour bien exprimer la coréférence.
Néanmoins, une réelle “forme logique” serait une expression pouvant entrer dans un calcul ; en fait, ici, le seul calcul nécessaire est de l’ordre de l’actualisation de la forme générique (topos) dans une forme spécifiée (enthymème).

2. Une ressource dialectique

Le topos des contraires est une ressource dialectique. Si le proposant soutient que “A est B”, l’opposant peut examiner ce qu’il en est de la relation du contraire de A avec le contraire de B. Sous forme de dialogue :

— Confirmation :

Proposition : Le courage est une vertu
Topos des contraires :  Contraire de courage : couardise, lâcheté ;

               Contraire de “— être une vertu” : “— être un vice”.
Argumentation : “Le courage est (bien) une vertu, puisque la lâcheté est (indiscutablement) un vice”.

C’est dans cette fonction de confirmation que le topos des contraires sert à l’amplification oratoire ou poétique.

— Réfutation

Proposition : l’agréable est bon (les choses agréables sont toujours bonnes)
Topos des contraires : contraire de agréable : désagréable ; contraire de bon : mauvais.
Nouvelle question : “Le désagréable, est-il (toujours) mauvais ?” Non, car l’huile de foie de morue est désagréable, mais elle est bonne pour la santé. Donc on en déduit que l’agréable n’est pas toujours bon, et la proposition “l’agréable est bon” est réfutée.
Argumentation : Ce qui est agréable n’est pas toujours bon, puisque ce qui est désagréable n’est pas toujours mauvais.

Il s’ensuit que “agréable” n’est pas un trait définitoire de “bon”. “Être bon” n’est pas un prédicat propre ou essentiel de “être agréable”, V. Classification. Les choses agréables ne sont bonnes que par accident. En revanche “être une vertu” est un trait définitoire de courage; le courage est une espèce du genre vertu. Le topos des contraires est l’instrument permettant de construire une définition essentialiste.

3. Le topos des contraires est-il intrinsèquement fallacieux ?

3.1 Le topos des contraires est logiquement invalide

Appliqué à l’implication logique, “P implique Q”, le topos valide la conclusion “non P implique non Q”. Cette conclusion n’est pas “quasi-logique”, mais simplement fausse, une condition suffisante étant prise pour nécessaire et suffisante.
La négation logique s’applique à un prédicat en tant qu’il affirme quelque chose d’un sujet, mais pas à un nom. Une bouteille et une sombre pensée sont des non-vaches : Comme le topos est formulé en langue naturelle, l’application de la négation sous l’une ou l’autre de ses formes à un terme quelconque sera toujours discutable. Mais celui qui demande qu’on précise les choses devient vulnérable à l’accusation de “chercher des querelles sémantiques”.

3.2 Le topos des contraires est valide sous condition

Considérons un univers dont on sait qu’il contient deux sortes d’objets, des cubes et des balles ; que ces objets sont rouges ou verts (ou exclusif) ; que les objets de même forme sont de même couleur. Situation : l’observateur ne peut voir qu’un seul objet, par exemple une balle, qui est verte. Dans ce cas, une balle est un non cube ; et le non vert est le rouge. On voit que les balles sont vertes ; on peut donc conclure que les non balles (les cubes) sont non verts (c’est-à-dire rouges).

4. Topos des contraires en littérature

Dans ses fonctions de confirmation et de réfutation, le topos des contraires permet de développer une amplification oratoire poétique sans perdre sa valeur argumentative de confirmation. L’exemple suivant est tiré du Paradis perdu de Milton.

Satan mène la guerre contre les anges, et vient de subir une cruelle défaite. Il « appelle de nuit ses potentats au conseil » et leur explique comment une nouvelle arme de son invention — la poudre et le fusil — leur permettra de prendre leur revanche.

He ended, and his words their drooping cheer
Enlighten’d, and their languish’d hope reviv’d
Th’invention all admir’d, and each how he
To be th’inventor mifs’d; so easy’ it feemed
Once found, which yet unfound moft would have thought
Impossible.

Milton, Paradise Lost, [1667], Book VI, 498-501;

Il dit : ses paroles firent briller leur visage abattu et ravivèrent leur languissante espérance. Tous admirent l’invention ; chacun s’étonne de n’avoir pas été l’inventeur ; tant paraît aisé, une fois trouvée, la chose qui non trouvée aurait été crue impossible !
Milton, Le Paradis perdu [1667]. Livre 6, v. 498-501

La même conclusion vaut pour l’œuf de Christophe Colomb : “ce qui semblait impossible avant paraît facile après”.

5. Comment s’applique le topos

Dans les exemples précédents, le topos transforme de manière assez transparente une structure “S est P” en “non-S est non-P”. Dans d’autres cas, le sujet est plus profondément enraciné dans le discours, sa perception et sa reconstruction sont plus complexes. Considérons le passage suivant :

It took billions of years and ideal conditions before humans appeared on the planet, maybe one global warming will be enough to make it disappear (texte original)
Il a fallu des millions d’années avant que les humains n’apparaissent sur la planète, peut-être suffira-t-il d’un seul réchauffement global pour qu’elle disparaisse

Dans tous les cas, une argumentation est nécessaire pour montrer que tel passage correspond à tel type d’argument, V. Type d’argumentation. Ce passage composé de deux énoncés juxtaposés est-il structuré par le topos des contraires ?

1) On a affaire à une structure inférentielle bien marquée, qui part d’une affirmation catégorique portant sur le passé, pour proposer une affirmation restreinte, modalisée sur le futur :

E1, maybe (futur) E2

Dans le langage de Toulmin, on est dans une structure “Data, so, Modal, Claim”. Les énoncés corrélés ont la même structure, et expriment des consécutions. Ce parallélisme laisse bien augurer d’une occurrence du topos des contraires.

La structure à prendre en considération pour l’opération n’est pas la structure grammaticale simple “S est P”, mais la structure consécutive “Conditions, Résultat”, “C a abouti à R”, “C (résultatif) R” :

It took billions of years and ideal conditions before humans appeared on the planet
it took B before A = B has been necessary for A
[condition C1] billions of years and ideal conditions [résultat R1]
humans appeared on the planet

May be one global warming will be enough to make it disappear
May be W will be enough for D
[condition C2] one global warming [résultat R2] [makes] it disappear

2) On recherche donc de possibles contraires sur les éléments fondamentaux de la structure
C (résultatif) R”.
— Les résultats appear / disappear sont clairement opposés :

humans appeared on the planet / to make [humanity] disappear

— Les conditions sont-elles dans une relation d’opposition ? La condition C2, one global warming n’est pas quelque chose de simple, qu’on puisse opposer directement à la condition de C1, it took billions of years and ideal conditions. Néanmoins, C1 et C2 ont clairement des orientations argumentatives opposées.

a) C1, « it took billions of years and ideal conditions before … » :

billions of years est orienté vers “c’est très long” ;
ideal conditions est orienté vers “c’est très rare et difficile à obtenir” ;
— la construction “it takes X to Y” est orientée vers “il a fallu beaucoup pour réaliser Y”.

Les trois orientations déterminées par C1 convergent sur la conclusion “c’est un processus très complexe”.

b) C2, “one global warming will be enough

— le déterminant “one” oriente vers l’unicité, “just one”, et la simplicité ;
— will be enough signifie “as much as needed” pour un certain accomplissement. La condition est suffisante, alors que pour la production de l’humanité, il a fallu la conjonction de deux conditions.
— will be enough est orienté vers une limitation, “no more than”, peut-être “less than expected”, pour l’obtention de tel ou tel résultat.

Les deux orientations déterminées par C2 convergent sur la conclusion “c’est un processus très simple”.

Selon cette reconstruction, la structure du discours analysé correspond bien au topos des contraires :

Produire A a été très difficile — so — may bedétruire A sera très simple.

De tels exemples suggèrent que la formulation classique du topos est très simplifiée.

6. Conclusions triviales et non-triviales produites par le topos des contraires

Le raisonnement par les contraires peut produire des conclusions banales, de vaines reformulations analytiques de l’énoncé originel. Lorsque argument et conclusion ont exactement le même degré d’évidence, il n’y a pas de réduction de l’incertitude et la règle semble tourner à vide.
Néanmoins, il peut être utile de clarifier le sens des mots, et le topos des contraires peut y contribuer :

Il est bon d’être tempérant, attendu qu’il est nuisible de manquer de contrôle (Aristote, Rhét., II, 23 ; Chiron, p. 376)

Il existe cependant des cas où l’inférence réflexe vers les opposés peut ou doit être inhibée. Appliqué à la prière de demande “Paix à ceux qui vous aiment”, le topos des contraires conclut quelque chose comme “Guerre à ceux qui ne vous aiment pas”.

Considérons l’argumentation :

Si la guerre est cause des maux présents, c’est avec la paix qu’il faut les réparer. (Ibid.)

Cette conclusion se heurte à l’argument suivant, “nous avons échoué par manque de détermination et de radicalité” :

Si nous avons en effet de gros problèmes, c’est parce que nous avons mené une guerre limitée ; c’est la guerre totale, et non la paix qui résoudra nos problèmes.

L’opposant utilise toujours le topos des contraires. Il oppose toujours “maux présents / plus de problèmes” ; il n’oppose plus la paix à la guerre, mais deux types de guerres “guerre limitée (problèmes) / guerre totale (plus de problème)”.

Le topos des contraires peut réfuter une proposition de renouvellement du leadership politique:

Ceux qui ont plongé le pays dans la crise ne sont peut-être pas les mieux placés pour nous sortir du pétrin.
Nous ne pouvons pas faire confiance aux mêmes mécanismes de marché défaillants pour réussir à sortir le pays de cette crise. (d’après Linguee, 25-10-2015)

De même, les conclusions suivantes ne sont pas triviales :

S’il n’est pas juste de se laisser aller à la colère envers qui nous a fait du mal contre son gré, celui qui nous a fait du bien parce qu’il y était forcé n’a droit à aucune reconnaissance. (Aristote, Rhét., II, 23; 1397a10-15 ; Dufour, p. 115)

Autrement dit, “pour faire réellement le bien, il faut avoir la capacité de faire le mal”, V. Réfutation par l’impossibilité du contraire.

Mais si les mensonges débités aux mortels les peuvent persuader, tu dois aussi admettre le contraire : combien de vérités ne trouvent chez eux aucune créance ! (Id.)

Le réflexe des opposés est un exemple typique de la façon dont l’argumentation conduit, par des formulations différentes, à voir les choses sous un nouvel angle, ou, comme dirait Grize, sous un nouvel éclairage, V. Schématisation.

7. L’opposition “argument a pari VS argument sur les opposés”

V. A pari


[1] Wang Chong, Discussions critiques. Trad. du Chinois, présenté et annoté par Nicolas Zuffery. Paris, Gallimard, 1997, p. 200-201. Wang Chong a vécu de 27 à 97 (environ).
[2] Chap. 17Han Fei Tse ou le Tao du Prince, Présenté et trad. du chinois par J. Levi. Paris, Le Seuil. 1999

Critique – Rationalités – Rationalisation

D’après Edgar Snow, le monde contemporain est marqué par la coexistence de deux cultures structurée par deux types de raison, la rationalité démonstrative, fondée sur l’expérience et façonnée par les mathématiques, et la rationalité raisonnable du monde des choses humaines dont l’argumentation serait l’instrument.
Cette opposition a été fortement réaffirmée par Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], V. Persuasion, Preuve.
Ces rationalités coexistent sous diverses formes dans le discours ordinaire.

1. Rationalités

2.1 Thèmes généraux

Rationalité comme bon sens
La rationalité comme bon sens ou sens commun correspond à l’art de penser se conformant aux règles et intuitions incarnées dans la logique traditionnelle et adaptées aux nécessités sociales par l’argumentation rhétorique.
La valeur scientifique de cette rationalité a été ébranlée par le développement de la pensée axiomatique, comme en témoignent les géométries non euclidiennes ou par l’invention de l’unité imaginaire i, telle que i2 = -1. En sciences humaines, l’invention freudienne de l’inconscient et le développement des études sur les idéologies et les déterminismes sociaux ont remis en cause la vision d’un sujet souverain transparent à lui-même, maîtrisant consciemment son calcul, ses intentions, projets, discours et actions. Cette double crise affecte directement la vision classique de l’orateur rhétorique comme être moral rationnel.

Rationalité comme adéquation d’une conduite à un objectif
Cette forme de rationalité couvre toutes les formes d’action guidées par un script, une recette ou un plan préétabli. Si l’on veut réussir une crème anglaise, il est plus rationnel de verser le lait chaud sur les œufs que de mettre les œufs dans le lait chaud, la crème sera plus homogène.
Ce principe de rationalité se confond avec l’exigence de cohérence (non-contradiction) entre conduite et objectif. Il est exploité par toutes les formes de réfutation qui décèlent une contradiction chez l’adversaire, V. Ad hominem; Cohérence.
Comme il est normal de courir plusieurs lièvres à la fois, c’est-à-dire de poursuivre plusieurs objectifs, la rationalité résultante est perpétuellement déstabilisée.
Cette forme de rationalité est compatible avec le crime ; Sade est un argumentateur hors pair. D’où la possibilité de rationalités délirantes et despotiques au service de buts de même nature.

Rationalité liée à un domaine
La rationalité dépend des domaines. Un comportement est dit rationnel s’il est conforme aux bonnes pratiques reconnues dans un domaine, un domaine technique, un paradigme scientifique, une tradition de pensée, V. Règles.

Rationalité démocratique
C’est une qualité des sociétés et des groupes disposant d’institutions et de lieux où l’information est accessible, où fonctionne l’examen libre et contradictoire des positions et des oppositions, dans la perspective d’une prise de décision effective ; où il existe un droit de réponse, dans un format identique à celui de l’attaque, et où la sécurité des opposants est assurée. C’est une forme de société où les détenteurs du pouvoir et de la violence légale sont amenés à rendre compte de l’usage qu’ils en font.

Au vu des pratiques de rationalités précédentes, si on postule que la rationalité est gouvernée par des règles, ces règles devront être de nature très différente, et leur articulation sera difficile.

2.2 Rationalités discursives

2.1 Rationalité monologale

Rationalité langagière
Du point de vue langagier, un discours rationnel est d’abord un discours sensé, ayant un sens linguistique et un sens contextuel, en relation avec le problème discuté ou la tâche en cours. Un discours sensé est doté d’une signification accessible à ses destinataires, le locuteur le soutient et il peut en rendre compte, expliquer pourquoi il dit cela et pas autre chose ; en anglais, on résume tout cela en disant que le discours se rend accountable.
Le paradoxe créé dans une situation argumentative pilotée par une question est que chacune des réponses prises isolément est sensée mais qu’elles sont globalement contradictoires. C’est pourquoi les théoriciens de l’argumentation recherchent parfois, pour discriminer ces réponses, un critère de validité qui serait plus fort que le sens simplement sensé, et introduisent pour cela, dans leurs modèles la notion de discours rationnel. On peut lier les différentes familles de théories de l’argumentation à différentes visions de la rationalité.

Rationalité et genre discursif
La rationalité du discours est habituellement considérée en relation avec le discours argumentatif. Mais chaque genre discursif est gouverné par une forme de rationalité ; Il y a non pas une mais des rationalités : rationalité argumentative, rationalité narrative, rationalité descriptive, etc. ; on le voit a contrario dans les descriptions et les récits incohérents et délirants. Un guide d’utilisation mal conçu donc inexploitable est irrationnel.

Discours rationnel et rhétorique efficace
La rationalité de l’efficacité est du type rationalité comme adéquation d’un comportement à un but. Comme elle, elle peut se passer de justification, elle est compatible avec la manipulation verbale et non verbale, elle peut même être insensée.

Discours rationnel et affirmations justifiées
La définition du discours rationnel comme discours justifié élabore l’idée qu’un discours est raisonnable dans la mesure où les propositions qu’il avance ne sont pas affirmées sur la base d’une certitude individuelle, quelle que soit son fondement, mais ouvertement étayées sur d’autres propositions liées à la conclusions défendue par quelque règle sinon valide, du moins reconnue dans la communauté de parole, V. Évidence; Évidentialité; Schéma de Toulmin.

Discours rationnel et anticipation des objections
Un discours est plus rationnel s’il exhibe ses points faibles, en s’offrant à la réfutation. Le discours toulminien répond à cette exigence : la conclusion est établie à partir d’une donnée, en fonction d’une loi étayée d’un support, et dûment modalisée. L’instance critique est représentée par sa trace, le rebuttal, indiquant le point de réfutation potentielle, notion poppérienne où le discours exhibe son point faible, et indique quelle direction on doit prendre pour l’améliorer. Inversement, plus une argumentation dissimule ses points faibles, moins elle sera dite rationnelle.

2.2 Rationalité dialogale

Les modèles de l’argumentation fondés sur le dialogue mettent l’activité critique au centre de leurs préoccupations. La pragma-dialectique et la logique informelle développent une critique de l’argumentation fondée sur un système de règles qui redéfinissent le concept de de fallacie. La logique informelle utilise plutôt la technique des questions critiques
V.  Fallacieux ; Paralogisme ; Sophisme.

La pratique de l’argumentation dialoguée, en face à face ou à distance, peut être considérée comme l’exercice de la fonction critique du langage. Critiquer ne veut pas dire “dénigrer” ni “rejeter”, mais “examiner, porter un jugement”, positif ou négatif, sur une activité quelconque. L’observation des données montre que les partenaires engagés dans une argumentation passent leur temps à évaluer, les arguments des autres (Finocchiaro 1994, p. 21). La parole argumentative est évaluée dans un métadiscours, produit aussi bien en face à face qu’à distance, dans l’espace et dans le temps. Toute approche du discours argumentatif soucieuse d’adéquation empirique doit prendre en compte cette dimension critique, à un moment ou à un autre.

Un discours est plus rationnel s’il a été critiqué. Son degré de rationalité augmente avec le nombre de rencontres contradictoires auxquelles il a été soumis et dont il est sorti vivant, toujours tenable. Comme le dit Bachelard, il n’y a pas de vérité, il n’y a que des erreurs rectifiées ou en cours de rectification.
La nouvelle rhétorique pose la question critique à deux niveaux.
— D’une part, à la suite de la rhétorique ancienne, elle accorde toute leur place aux mécanismes de réfutation, qui constituent une critique de premier niveau.
— En second lieu, elle considère que le travail d’évaluation est celui de l’auditoire, V.  Persuader — convaincre, défini comme l’ensemble des participants ratifiés à l’adresse rhétorique C’est un contraste considérable avec les visions qui confient l’évaluation aux soins d’un juge rationnel, qui, dans la pratique se confond avec l’analyste.

3. Théories généralisées de l’argumentation et critique du discours

Toutes les théories de l’argumentation ne s’engagent pas dans la tâche de définir une forme quelconque de rationalité : c’est le cas de la théorie de l’argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot et de la logique naturelle de Grize. Dans leur principe, elles ne sont pas irrationnelles mais a-rationnelles ; tout discours étant argumentatif, l’idée de rectifier un discours pour améliorer son argumentativité ou sa rationalité n’a pas de sens, par quelque méthode que ce soit. Elles rappellent cependant que la première des conditions pour qu’un discours soit rationnel c’est qu’il soit sensé.

Pour la logique naturelle, la théorie de l’éclairage accorde à chaque discours, une validité certaine, mais partielle. Il y a une sorte d’impossibilité critique : « l’orateur ne fait jamais que construire une schématisation devant son auditoire sans la lui “transmettre” à proprement parler » (Grize 1982, p. 30).

La théorie de l’argumentation dans la langue voit dans la conclusion un développement sémantique de l’argument ; l’argumentation est en fait une reformulation. L’argumentation est entièrement soumise aux orientations de la langue, que le discours ne fait que se développer selon ses « biais » — qui sont précisément dénoncés par les théories des fallacies, en quête d’un langage référencé, neutre, objectif. En fait, la théorie de l’argumentation dans la langue propose une théorie critique radicale du discours dans sa prétention à atteindre la, ou une, rationalité. Si on reformule cette théorie dans le langage de la théorie des fallacies, on dira que toute argumentation en langue naturelle est radicalement fallacieuse par pétition de principe.
Il s’ensuit que l’argumentation est un « rêve du discours » (Ducrot 1993, p. 234). On pourrait filer cette métaphore, qui ramène la prétention rationnelle de l’argumentation à une “rationalisation du rêve”, théorisation illusoire, fondamentalement idéologique, au sens dénonciateur du terme. Proposer une critique des argumentations, serait s’enfermer dans une “critique du rêve”, alors qu’on ne peut, au mieux, que l’interpréter, V Démonstration; Biais.

4. Rationalité et rationalisation

En psychanalyse, on parle de rationalisation ou d’intellectualisation pour désigner les processus discursifs à prétention rationnelle par lesquels un sujet rend compte et revendique ses actes, ses représentations, ses sentiments, ses symptômes ou son délire (Laplanche et Pontalis, 1967, Rationalisation) alors que leur source véritable lui reste opaque ;

[Le Moi] s’efforce, autant que possible, à rester en bonne entente avec le soi, en illustrant les commandements inconscients de celui-ci par ses propres rationalisations conscientes. (Freud [1923], p. 230 )[1].
Étant donnée la situation intermédiaire qu’il occupe entre le Ça et la réalité, il ne succombe que trop souvent à la tentation de se montrer servile, opportuniste, faux, à l’exemple de l’homme d’État qui, tout en sachant à quoi s’en tenir dans certaines circonstances, n’en fait pas moins un accroc à ses idées, uniquement pour conserver la faveur de l’opinion publique. (Id.)


 [1] http://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache:UM6H8KERZA4J:emc.psycho.free.fr/livres-freud/Freud_le_moi_et_le_ca.doc+&cd=2&hl=fr&ct=clnk&gl=fr


 

Croyances de l’auditoire

L’argumentation sur les croyances de l’auditoire s’oppose à l’argumentation sur le fond de la question. Dans l’argumentation rhétorique classique, l’orateur doit non seulement connaître l’affaire et la loi, mais aussi le juge, c’est-à-dire les personnes qu’il a l’intention de s’adresser et de convaincre et l’opposant qu’il doit affronter et réfuter. Avant de s’engager dans la recherche d’arguments, il doit recueillir des informations sur l’éthos du public et l’éthos de l’adversaire, ainsi que sur leurs croyances, y compris leurs discours et positions antérieurs. L’orateur exploite ces informations soit positivement pour confirmer sa position, soit négativement pour rejeter la position de l’adversaire.

L’exploitation argumentative des croyances et de l’éthos de l’auditoire revêt deux formes :

— L’argument ad hominem exploite le système de croyance de l’interlocuteur de manière négative, et bloque le partenaire en le mettant en contradiction avec lui-même : “tu te contredis en refusant de soutenir l’intervention en Syldavie !”, V. Ad hominem.

— L’argumentation ex datis exploite positivement ces croyances : “tout ce que tu penses t’incites à soutenir l’intervention en Syldavie”, V. Ex datis

 

 

 

Conséquence

      • Arg. ad consequentiam, de consequentia, “suite, succession”. Consequens peut avoir une signification purement temporelle, “ce qui vient après dans le temps”, « consequentia rerum, la suite des événements » (Gaffiot, Consequentia.)

Le mot conséquence peut être pris :

— Au sens d’effet, dans un enchaînement cause / effet, V. Causalité.
— Au sens de conséquent, dans une implication logique antécédent / conséquent, V. Connecteurs logiques.

1. Argumentation fondée sur une conséquence causale

L’argumentation par les conséquences va des conséquences à la cause. En s’appuyant sur l’existence d’un fait et d’une relation causale entre ce type de faits et un type de cause, la conclusion affirme l’existence d’une cause de ce type.

Ce type d’argumentation “remonte” de la conséquence, de l’effet, à la cause ; elle est orientée vers l’arrière. Elle est parfois désignée par l’étiquette latine quia “parce que”, en opposition avec l’argumentation par la cause ou argumentation propter quid, “à cause de quoi”, V. A priori. On dit également argumentation par l’effet, ou de l’effet à la cause :

Vous avez de la fièvre, donc vous avez une infection.
Argument : — On constate l’existence d’un fait f : la température corporelle du patient est de 39°, soit “Vous avez de la fièvre”. Ce fait f entre dans la catégorie des faits Favoir de la fièvre
Loi de passage : — Il existe une loi causale liant la catégorie de faits F avoir de la fièvre” à la catégorie de faits I, “avoir une infection”.
Conclusion :  — e a une cause de type I, soit : “Vous avez une infection”.

C’est le processus du diagnostic : on pourrait parler d’argumentation diagnostique. Elle rejoint l’argumentation par l’indice. L’effet, la conséquence de l’infection, le fait d’avoir de la température, est exploité en tant que signe naturel de sa cause, l’infection.

La procédure rappelle celle de l’abduction, dans la mesure où proposer une cause pour un effet suppose d’associer une théorie à cet effet.

2. Argumentation pragmatique

L’argumentation par la conséquence remonte de la conséquence pour conclure à la cause. Dans le domaine de la décision, l’argumentation pragmatique recommande ou rejette une mesure sur la base des conséquences positives ou négatives qu’elle attribue à cette mesure.

3. Argumentation par l’identité des conséquences

Si faire telle chose est condamné / loué parce que cela entraîne mécaniquement des conséquences considérées comme négatives / positives, alors, par un raisonnement a pari, tout ce qui est susceptible d’avoir une conséquence du même type doit être condamné / loué.
Si la raison donnée pour interdire la consommation du haschich est que cette substance fait perdre la maîtrise de soi alors tout ce qui fait perdre la maîtrise de soi est condamnable, par exemple l’alcool.
L’argumentation par les conséquences vaut pour les déductions opérées sur le sens des mots comme pour les déductions causales. Elle exploite le fait que le locuteur est tenu d’assumer tous les contenus qu’on peut inférer à partir de ses dires :

Si le conséquent est toujours le même, conclure que les antécédents sont aussi les mêmes. Xénophane disait “Ceux qui prétendent que les dieux naissent sont tout aussi impies que ceux qui affirment qu’ils meurent ; la conséquence est dans les deux cas est que pendant un temps les dieux n’existent pas”. (Aristote, Rhét. II, 23, 1399b5 ; trad. Dufour, p. 122-123).

Consensus, Arg. du —

1. Positions du consensus en argumentation

— Consensus opposé au dissensus, V. Consensus ; Désaccord.
— Consensus comme accord posé, V. Accord.
— Consensus comme accord visé, V. Persuasion
— Argument du consensus, cette entrée.

2. Les arguments fondés sur le consensus

L’argument du consensus est une forme d’argument d’autorité. Il a la forme générale :

On a toujours pensé, désiré, fait… comme ça (ici). Donc achetez (désirez, faites…) comme ça.
Tout le monde (ici) aime le produit Untel. Il est étrange que vous n’en consommiez pas ?

L’étiquette “argument du consensus” couvre une famille d’arguments qui fondent l’acceptabilité d’une conclusion sur le fait qu’il y a accord sur le sujet. Dans le dialogue, cet argument permet de rejeter une proposition qui s’oppose au consensus. L’argument du consensus est lié à l’argument de la tranquillité. Les dimensions du groupe où le consensus est supposé régner varient depuis le petit groupe de participants à la discussion jusqu’à inclure tous les humains de tous les temps. La proposition faisant prétendument l’objet d’un consensus est présentée comme in-discutable dans ce groupe, il s’ensuit qu’en s’y opposant, le contradicteur s’exclut de cette communauté. Il se trouve ainsi récusé sans qu’il soit besoin de prendre la peine de les réfuter.

Grand nombre

Lat. arg. ad numerum ; de numerus, “nombre”

L’argument du (plus) grand nombre tend vers l’argument du consensus.

La majorité / beaucoup de gens … pensent, désirent, font… X.
Trois millions d’Américains l’ont déjà adopté !
Mon livre s’est mieux vendu que le tien.
C’est un acteur très connu.

Le sens commun est l’âme du consensus, la faculté mystérieuse qui a le don de rendre les opinions et les actes du plus grand nombre raisonnablement raisonnable et de légitimer les affirmations qui n’ont aucune autre source de légitimité.

Raison comme sens commun

L’argument du consensus se fond avec celui de l’autorité généreusement accordée à la sagesse traditionnelle, au bon sens ou au sens commun, V. Autorité ; Fond.

Je sais que les Français m’approuvent.
Seuls les extrêmes m’attaquent, tous les gens de bon sens sont d’accord avec moi.

Suivisme : Bandwagon fallacy

L’argument du grand nombre est un appel à l’imitation, poussant la personne à s’intégrer à un groupe qui lui fournit un modèle d’action.
L’imitation est condamnée comme du suivisme dans l’expression métaphorique anglaise bandwagon fallacy. Le bandwagon est littéralement le wagon décoré qui promène l’orchestre à travers la ville, et que tout le monde suit avec enthousiasme. Suivre ou monter dans le bandwagon, c’est prendre le train en marche, suivre le mouvement, se joindre à une “émotion” populaire, au sens étymologique du terme.

L’imitation a ses vertus ; lorsqu’on ne sait pas ce qu’il faut faire, regarder ce que font les autres et choisir de suivre leur exemple peut être une sage décision. C’est ce qu’on fait quand on veut escalader un sommet qu’on ne connaît pas, et qu’on décide de suivre une autre cordée qui a l’air de savoir par où il faut passer.
Néanmoins, faire quelque chose parce que tout le monde le fait est une manifestation d’un instinct grégaire, manifestant un renoncement à la réflexion et au choix personnel ; cette fallacie est également associée à l’argument “populiste” ad populum.

L’argument “tout le monde fait comme ça” est au mieux un argument périphérique, auquel on peut avoir recours par défaut. L’argument de la tranquillité pousse au suivisme, comme le dit l’adage déprimant “mieux vaut avoir tort avec tout le monde qu’avoir raison tout seul”, du moins pendant un certain temps, comme l’apprennent à leur détriment les moutons de Panurge.

3. Arguments du petit nombre, du sentiment personnel
et du chemin solitaire

L’argument du petit nombre valorise ce que rejette l’argument du grand nombre : recherche de la distinction , volonté de faire partie des élites, de la minorité agissante, etc. V. Richesse et pauvreté ; Valeur.
Le petit groupe peut se réduire à l’individu, qui se préfère seul contre tous, ou qu’il veuille manifester la force de son sentiment personnel.


 

Connecteurs logiques

— La logique des prédicats étudie la validité des raisonnements syllogistiques prenant en compte des propositions analysées dans une structure sujet-prédicat.

— La validité de certains raisonnements peut être étudiée sans que l’on ait à prendre en compte la structure interne des propositions qui les composent. La logique des propositions inanalysées raisonne sur des propositions notées P, Q… combinées au moyen de connecteurs (logiques). Elle définit une syntaxe, c’est-à-dire les règles de construction, à l’aide des connecteurs, de propositions complexes bien formées, à partir de propositions simples ou de propositions complexes elles-mêmes bien formées. Elle détermine, parmi ces formules, lesquelles sont des formules valides (lois logiques ; tautologies), au moyen de tables de vérité.

1. Connecteur logique binaire et tables de vérité

Les connecteurs logiques binaires combinent deux propositions, P, Q simples ou complexes, pour former une nouvelle proposition complexe “P connec Q”. Ils empruntent leurs signifiants oraux aux conjonctions de coordination et de subordination. Il existe théoriquement 16 connecteurs binaires ; on utilise les connecteurs binaires suivants :

~         connecteur d’équivalence des propositions
       connecteur implicatif, implication, lu “si — alors —
&         connecteur conjonctif, conjonction, lu “et
V         connecteur disjonctif, disjonction, lu “ou”,
W        connecteur disjonctif exclusif, disjonction exclusive, lu “ou exclusif”.

La négation est parfois appelée connecteur unaire, V. Proposition.

Du point de vue syntaxique, les connecteurs logiques sont placés entre les deux propositions qu’ils conjoignent et dont ils sont indépendants. La syntaxe des connecteurs linguistiques est beaucoup plus complexe. Par exemple, et, ou… sont relativement indépendants des propositions qu’ils combinent alors que mais, parce que, sont attachés à la proposition qui les suit, non pas à celle qui le précède ; donc peut être placé entre le sujet et le prédicat de la proposition qu’il gouverne.

Un connecteur binaire est défini par la table de vérité qui lui est associée. La table de vérité d’un connecteur binaire est un tableau à trois colonnes et à cinq lignes. Les lettres P, Q… sont utilisées pour noter les propositions ; les lettres V  (vrai) et F (faux) pour noter les valeurs de vérité.

Colonnes
La première colonne correspond aux valeurs de vérité de la proposition P.
La seconde aux valeurs de vérité de la proposition Q,
La troisième aux valeurs de vérité de la proposition complexe formée par le connecteur, soit “P connec Q”

Lignes
La première ligne mentionne toutes les propositions à prendre en compte, “P”Q” et “P connec Q”. Les quatre lignes suivantes correspondent aux quatre possibilités, lorsque P est V, Q peut être V ou F ; de même lorsque P est F, Q peut être V ou F (ce ou est exclusif)
Sont ainsi réalisées les quatre combinaisons   des valeurs de vérité possibles des deux propositions.

La présentation suivante des connecteurs logique est accompagnée de quelques éléments de comparaison avec le ou les connecteurs langagiers qui leurs sont associés par leur signifiant oral.

2. Équivalence logique et paraphrase linguistique

L’équivalence logique est notée ‘ ~ ’ ; P ~ Q” est lu “P est équivalent à Q.
La proposition complexe ‘P  ~ Q’ est vraie si et seulement si les propositions P et Q ont les mêmes valeurs de vérité. C’est ce qu’exprime la table de vérité suivante :

P Q P ~ Q
V V V
V F F
F V V
F F F

En logique, les propositions sont des îlots de vérité, et toutes les propositions vraies sont équivalentes entre elles, toutes les propositions fausses sont équivalentes entre elles, quelle que soit leur signification. Du point de vue de leur valeur de vérité, “Pékin est la capitale de la Chine” est équivalent à “2 et 2 font 4”.
On est très loin de l’équivalence linguistique, de la paraphrase et de la reformulation, qui demandent la préservation du sens.

3. Conjonction ‘ & ’ et connecteurs langagiers et, mais, or, pourtant

La conjonction “ P & Q ”, lue “P et Q” est vraie si et seulement si P est vraie et Q est vraie. C’est ce qu’exprime la table de vérité suivante :

P Q P  & Q
V V V
V F F
F V F
F F F

Le connecteur logique ‘ & ’ impose seulement que les propositions qu’il conjoint soient l’une et l’autre vraies. Dans la langue ordinaire, cette propriété est commune à de très nombreux termes connecteurs, à et comme à mais, or, pourtant… et à tous les concessifs (bien que…) :

Les circonstances qui rendent vrais l’énoncé conjoint sont toujours les mêmes, savoir la vérité simultanée des deux énoncés qui le composent, et cela qu’on utilise et, mais ou bien que. L’utilisation de l’un de ces mots plutôt que d’un autre peut modifier le caractère naturel de l’expression et ainsi fournir incidemment un indice sur ce qui se passe dans l’esprit du locuteur, elle demeure néanmoins incapable de faire la différence entre la vérité et la fausseté du composé. La différence de signification entre et, mais et bien que est rhétorique et non logique. La notation logique, étrangère aux distinctions rhétoriques, exprime la conjonction de manière uniforme. (Quine [1950], p. 55-56)

En d’autres termes, la logique de proposition ne dispose pas des concepts adéquats pour traiter des phénomènes d’orientation argumentative. La stratégie de Quine consiste à se débarrasser du problème en le minorant et en le déléguant à la rhétorique, vue comme une vaste poubelle à problèmes non résolus, ce qui est normal puisque la théorie logique n’a d’obligation qu’envers de la vérité.

Les propriétés sémantiques de et ont été originellement discutées non pas comme un problème grammatical, mais comme un problème logique, dans le cadre de la théorie aristotélicienne des fallacies. La conjonction langagière et, loin d’être un mot “vide”, sensible aux seules conditions de vérité, impose à son contexte des conditions sémantiques subtiles par exemple, la sensibilité à la successivité temporelle. Si “P & Q” est vraie, alors “Q & P” l’est aussi ; mais les énoncés suivants ne contiennent pas les mêmes informations ; il ne s’agit plus de rhétorique, quel que soit le sens que l’on donne à ce mot, mais de sémantique temporelle :

Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.
Ils eurent beaucoup d’enfants et se marièrent.

On pourrait considérer que, dans certaines conditions où et porte sur des événements, son analyse logique introduit une troisième proposition “et les événements se sont succédé dans cet ordre”. En outre, la conjonction et coordonne non seulement des propositions mais également des groupes nominaux, et impose certaines contraintes sur les termes coordonnés, V. Composition.

4. Disjonction: ou exclusif ‘ W ’ ou inclusif ‘ V ’

— La disjonction exclusiveP W Q” est vraie si et seulement si l’une seulement des deux propositions qu’elle conjoint est vraie ; dans tous les autres cas, elle est fausse.
— La disjonction inclusiveP V Q” est vraie si et seulement si l’une au moins des deux propositions est vraie.  Elle est fausse si et seulement si les deux propositions P et Q sont simultanément fausses ; dans tous les autres cas, elle est vraie.

C’est ce qu’expriment les tables de vérité suivantes

Disjonction exclusive                                                                     Disjonction inclusive 

P Q P  W Q   P Q P V Q
V V F   V V V
V F V   V F V
F V V   F V V
F F F   F F

F

Du point de vue du langage ordinaire, ou correspond à des situations de choix à opérer sur une gamme d’options, proposant deux ou plus de deux options possibles (choix binaire ou n-aire). Comme et, ou peut conjoindre des énoncés ou des termes, V. Composition.

Les observations suivantes portent sur quelques différences entre le ou logique et le ou conjonctif de la langue ordinaire.

4.1 Ou exclusif :  Les possibles ne sont pas compossibles

Ou est dit exclusif quand on est face à deux ou plus de deux possibles, tels que la réalisation de l’un (le choix de l’un) annule l’autre ou les autres, possibilités :

— (1) Tu viens ou (tu viens) pas ?
(2) C’est une fille ou un garçon ?

Ces questions portent sur des tautologies, “P ou non P” ; une logicienne peut répondre oui à l’une et l’autre. La fonction de (1) est de répéter une question dont la réponse tarde, en la réduisant à sa forme logique. Le choix de l’un des termes exclut l’autre, de par la nature des choses ; je pars mais je laisse un peu de moi ici est interprété figurativement.
(2) est exclusif binaire dans le régime des genres du XXe siècle. Il est n-aire et inclusif dans le régime des genres du XXIe siècle.

— (3) Tu peux voter pour un candidat ou voter blanc ou t’abstenir.
     (4) Tu peux voter pour un candidat ou voter blanc mais tu ne peux pas t’abstenir, sous peine d’amende

Ces énoncés présentent la gamme de choix avec 1 choix retenu sur 3 possibles, ou 1 sur 2, selon la loi du pays.

— (5) Carte ou menu ? Fromage ou dessert ?
Le choix est de 1 sur 2, en fonction de la contrainte définie par le restaurant, avec possibilité de négociation, moyennant supplément.

Le ou exclusif binaire fonctionne dans les situations d’avertissement et de menace
— Avertissement (causalité physique), on ne peut pas permuter les énoncés conjoints par ou :

(6) Cramponne-toi ou tu vas te faire éjecter

— Menace binaire ou n-aire, dont l’agent est humain :

(7) La bourse ou la vie
(8) Alors, ce terrain, je l’achète à toi ou à ta veuve ?
(9) Tu manges ta soupe ou tu vas au lit, ou tu restes à la maison dimanche
SI tu ne manges pas ta soupe, ALORS (tu vas au lit ou tu restes à la maison dimanche)
SI (tu ne veux ni manger pas ta soupe ni aller au lit) ALORS tu restes à la maison dimanche.

4.2 Ou inclusif : plusieurs choix possibles

Ou est inclusif quand la réalisation (le choix) de l’un des possibles n’annule pas le ou les autres possibles ; les possibles sont compossibles.

Cette année, je peux aller à la pêche dimanche ou lundi
Dans ce magasin, on trouve des légumes frais, du tabac ou de l’alcool ou encore des condiments orientaux
Comme entrée vous pouvez avoir œuf mimosa ou hareng pommes à l’huile ou… (suit une liste potentiellement longue mais toujours finie d’entrées) … ou poireau vinaigrette. 

Ou exclusif correspond au régime menu. Ou inclusif correspond au régime buffet (qui peut être inséré dans le régime menu).

            Ça s’achète dans les boutiques spécialisées, en supermarché, ou à la sauvette.

Ou est équivalent à et de fin de liste.

4.3 Ou “autrement dit”, de reformulation synonymique

Ou conjoint les termes d’une équivalence entre deux termes, par exemple un terme courant et un terme technique (ou inclusif).

Le syndrome de Meadows ou cardiomyopathie du post-partum (CMPP) est une pathologie rare et méconnue. (www.sciencedirect.com, Syndrome de Meadow, 20-12-12).

4.3 Ou sur les choses (de re) et ou sur le dire (de dicto)

Je cherche une Lamborghini Veneno ou une Ferrari Pininfarina

L’information porte sur les objets de ma recherche (de re). Même pour un locuteur financièrement à l’aise, le ou est plutôt exclusif, mais s’il est vraiment riche ou s’il s’agit d’un magasin de modèles réduits, il peut être inclusif : “Nous avons les deux !

Pierre cherche une Lamborghini Veneno ou une Ferrari Pininfarina

Comme précédemment, le ou porte sur les objets de la recherche de Pierre (de re). Mais il peut également porter sur ce que je sais de cette recherche (de dicto) : Pierre recherche soit une Lamborghini soit une Ferrari (exclusif), mais je ne sais pas exactement laquelle. L’alternative est dans ma façon de dire et non pas dans la recherche de Pierre. Ou est imbibé de signification contextuelle.

Les connecteurs logiques sont insensibles au sens des propositions, alors que les connecteurs langagiers sont interprétés en fonction de leur propre sens et des contextes d’usage des propositions ou des éléments qu’ils conjoignent. Le connecteur langagier est seulement un élément entrant dans le calcul qui produit l’interprétation globale des énoncés qu’ils conjoignent.

5. Implication ‘’, et paradoxes liés à la seule prise en compte
des valeurs de vérité

Le connecteur implicatif ‘ ’ permet de former, à partir de deux expressions bien formées, P et Q, une nouvelle expression bien formée, “P → Q”. P est l’antécédent de l’implication et Q le conséquent.
La table de vérité de l’implication logique est la suivante :

P Q P  Q
V V V
V F F
F V V
F F V

L’implication “P → Q” est fausse si et seulement si P est vraie et Q fausse (ligne 3) ; en d’autres termes : “P → Q” est vraie si et seulement si “non (P & non-Q)” est vraie, c’est-à-dire “il n’est pas vrai que l’antécédent P soit vrai et le conséquent Q faux”.
Le faux implique n’importe quoi, le faux aussi bien que le vrai.

Le faux implique le faux (ligne 4) — Dans le langage ordinaire, cette implication correspond à l’enchaînement suivant :

Paris est en Amérique et moi je suis le pape

Les deux propositions fausses n’ont pas le même statut, la fausseté de la seconde est manifestement absurde, le et aligne les interprétations des deux propositions, affirmant ainsi  l’absurdité de la première.

Le faux implique le vrai (ligne 3) — Dans le langage ordinaire, cette implication affirme paradoxalement la vérité de la coordination :

SI la lune est un fromage mou (F), ALORS Napoléon est mort à Sainte-Hélène (V)” (1)

Comme les autres connecteurs logiques, le connecteur “” est indifférent au sens des propositions qu’il connecte ; il ne prend en considération que leurs valeurs de vérité. L’absurdité de l’enchaînement (1) en langue ordinaire fait ressortir la condition de cohérence du discours ordinaire, où une même séquence développe nécessairement une même isotopie sémantique, une même action langagière. 

L’implication stricte de Lewis se propose d’éliminer le paradoxe de l’implication, en exigeant que pour que “P → Q” soit vraie, il faut que Q soit déductible de P, ce qui introduit des conditions sémantiques, outre les valeurs de vérité. Le mot de “implication” est alors pris au sens de “inférence déductive”.
L’implication ainsi définie est appelée implication matérielle ; elle n’a rien à voir avec la « logique substantielle » [substantial] de Toulmin.

Du point de vue épistémique, c’est-à-dire si l’on considère des implications entre propositions sémantiquement liées, particulièrement du point de vue causal, ou par simple successivité temporelle, toujours susceptible d’être interprétée causalement, les lois de l’implication expriment les notions de condition nécessaire et de condition suffisante :

A → B
A
est une condition suffisante pour B,
B est une condition nécessaire A.

Dire que s’il pleut, la route est mouillée, c’est dire qu’il suffit qu’il pleuve pour que la route soit mouillée, et que, nécessairement, la route est mouillée quand il pleut.

6. Lois logiques

À l’aide des connecteurs, et de propositions simples ou complexes, on peut construire des expressions propositionnelles complexes, par exemple ‘(P & Q) → R’. La vérité de l’expression complexe est uniquement fonction de la vérité de ses composantes. La méthode des tableaux de vérité permet d’évaluer ces expressions. Certaines d’entre elles sont toujours vraies ; elles correspondent à des lois logiques. Certaines lois logiques ont reçu des appellations particulières, par exemple les suivantes.

6.1 Lois de De Morgan

Les connecteurs binaires entrent dans des équivalences appelées loi de De Morgan, considérées comme des lois de la pensée ordinaire. Par exemple les connecteurs ‘&’ et ‘V’ entrent dans les équivalences :

—‘non (P V Q)” (négation d’une disjonction inclusive) est équivalent à ‘non P & non Q’ (conjonction des négations de ses composantes).

non (P & Q) (négation d’une conjonction) est équivalent à ‘non-P V non-Q’, (disjonction des négations de ses composantes)

L’argumentation au cas par cas utilise ces lois.

6.2 Syllogisme hypothétique (ou syllogisme conditionnel)

C’est une loi logique que “si l’implication est vraie et l’antécédent vrai, alors le conséquent est vrai” ; cette loi est notée :

[(P → Q) & P] → Q

On peut également l’écrire sous forme d’une déduction en trois étapes ; on parle alors de syllogisme hypothétique, V. Raisonnement hypothétique :

P → Q            s’il pleut, le sol est mouillé.
P                     il pleut.
donc Q            le sol est mouillé.

En revanche, l’expression suivante n’est pas une loi logique ; elle correspond au paralogisme d’affirmation du conséquent :

[(P → Q) & Q] → P

Comme dans le cas des syllogismes invalides, parler ici de fallacie est de peu d’intérêt, il s’agit simplement d’une erreur de calcul.

6.3 Syllogisme conjonctif

Le syllogisme conjonctif est un syllogisme dont la majeure nie une conjonction ; elle a la forme “non (P&Q)”. La mineure affirme l’une des deux propositions, la conclusion exclut l’autre (figure dite ponendo – tollens). Dans l’écriture de l’implication :

[non (P & Q) & P] → non-Q

Sous forme de déduction :

non (P & Q)      Pierre n’était pas à Londres et à Bordeaux hier à 18 h 30.
P                         Pierre était à Bordeaux hier à 18 h 30
donc non-Q      Pierre n’était pas à Londres hier à 18 h 30

Si le prévenu affirme qu’il était à Londres et qu’on l’a vu à Bordeaux, alors il ment.

V. Raisonnement hypothétique.

6.4 Syllogisme disjonctif

Le syllogisme disjonctif est un syllogisme dont la majeure est la négation d’une disjonction (W, ou exclusif) :

[(P W Q) & P] → non-Q

Sous forme de déduction :

R W C          un candidat doit être reçu ou collé
non R           ce candidat n’est pas reçu
donc C         donc il est collé

Si je ne trouve pas mon nom sur la liste des reçus, c’est que je suis collé, ou qu’il y a une erreur sur la liste

Toutes ces déductions sont courantes dans la parole ordinaire, où elles fonctionnent comme des évidences sémantiques, qui passent inaperçues. L’erreur serait de considérer que, puisque ces argumentations sont valides, elles ne sont pas des argumentations, V. Probable.

7. Traduire pour évaluer

Le langage de la logique est un langage mathématique qui dépasse et oublie le langage ordinaire. Il reste qu’on peut chercher à établir la ou les expressions logiques correspondant au mieux à tel fait de langue ou de discours, ou à comparer sur tel ou tel point les langages logiques au langage naturel afin de faire ressortir les similitudes et les spécificités de chaque système (Quine [1962]). En français, ce mouvement a été inauguré par Ducrot (1966), et est particulièrement illustré par la tradition d’étude “connecteurs logiques et connecteurs linguistiques” qui s’intéresse aux différences de comportement entre connecteurs logiques et connecteurs langagiers.

L’analyse des connecteurs logiques s’accompagne d’exercices qui peuvent être purement formels, mais aussi recevoir des « applications au langage usuel » pour « l’analyse d’arguments », y compris « d’arguments incomplets » (Kleene [1967], p. 67-80). Ces exercices, qui font pleinement partie du domaine de l’argumentation, portent sur l’évaluation de raisonnements comme le suivant :

Je vous paierai pour votre installation TV (P) seulement si elle marche (M). Or votre installation ne marche pas (non M). Donc je ne vous paierai pas (non P). (Ibid. p. 67)

Si l’on définit la compétence logique comme une capacité à s’abstraire du donné langagier brut pour dégager des formes générales et examiner leurs propriétés, il est clair que l’exercice d’argumentation et l’exercice de logique sont ici une seule et même chose : une compétence logiqueélémentaire  fait partie de la compétence argumentative, comme les compétences arithmétique, géométrie, en physique, etc.


 

Connecteurs argumentatifs

1. Cadre terminologique

La terminologie autour des connecteurs et des marqueurs de structuration discursive ou argumentative est foisonnante. Schématiquement, le cadre de la discussion est le suivant.

Balisage
L’analyse argumentative des connecteurs suppose qu’a été effectué le balisage de la séquence où ils figurent.

Particules discursives et connecteurs
Les connecteurs langagiers sont rattachés à la catégorie des particules discursives. En grammaire de la phrase et du discours, cette catégorie renvoie à un ensemble de mots ou locutions composé essentiellement par les conjonctions, prépositions, certains adverbes, interjections. Certaines particules discursives sont particulièrement attachées à l’oral : eh bien, ben, bof, m’enfin
Les connecteurs logiques sont définis par leurs tables de vérité. Les connecteurs discursifs sont des mots de liaison, qui lient deux termes ou deux propositions simples ou complexes pour former un nouveau terme ou une nouvelle proposition. Et, mais, d’ailleurs, pourtant… sont des connecteurs discursifs qui ont les mêmes conditions de vérité que le “&” logique.

Les connecteurs langagiers assument diverses fonctionnalités, seuls certains connecteurs ont une valeur argumentative. D’autres ont des fonctions connectives essentiellement non argumentatives, même s’ils peuvent figurer dans des contextes argumentatifs. Par exemple, les connecteurs de liste, “premièrement, deuxièmement, ensuite, quatrièmement, et finalement” peuvent servir à énumérer aussi bien les points de l’ordre du jour qu’une succession d’arguments. L’effet de liste peut être lui-même argumentatif.

Les connecteurs à fonction argumentative, par abréviation connecteurs argumentatifs, contribuent au repérage et à la délimitation du segment de discours fonctionnant comme argument et du segment de discours fonctionnant comme conclusion, à l’intérieur de la séquence argumentative. Les connecteurs (fonctionnellement) argumentatifs sont plurifonctionnels ; ils ne sont des marqueurs d’argument ou de conclusion que dans certains de leurs emplois.

Marqueurs d’argument ou de conclusion
D’autres mots que les particules et d’autres constructions que les constructions à particule peuvent marquer la structuration argumentative. Les constructions

A ; ce qui me permet de conclure que B
de ceci, on peut conclure cela

ont la même structure argumentative que “A donc B” (voir infra  §4).

En résumé :
— Les connecteurs sont des particules de liaison plurifonctionnelles.
Ils peuvent marquer la structuration argument-conclusion.
— La structuration argument-conclusion peut également être marquée par des verbes connecteurs, et d’autres types de construction.

2. Connecteurs fonctionnellement argumentatifs

Alors que l’observation des pratiques langagières est, en principe, tout pour les théories rhétoriques anciennes de l’argumentation, ces théories ne s’occupent pas spécialement des mots de liaison structurant les passages argumentatifs.
Les modernes pas davantage : Perelman et Olbrechts-Tyteca ([1958]) n’en parlent pas, non plus que Lausberg (1960) dans sa monumentale recréation du système classique.
En revanche, ces mots sont bien présents dans le modèle de Toulmin (1958). Le warrant (loi de passage) est introduit par since, “puisque” ; le backing (support) par on account of, “étant donné que” ; le claim (conclusion) par so, “donc” ; le rebuttal (contre-discours) par unless, “à moins que”. Mais Toulmin n’approfondit pas autrement la question ; c’est la théorie de l’argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot (1983), qui a introduit la thématique des “mots du discours”, dont font partie les connecteurs, comme une composante centrale de la théorie de l’argumentation (Ducrot et al. 1980).

Parler de marqueur d’argument et de marqueur de conclusion n’implique pas forcément qu’on adopte un point de vue positiviste-formaliste selon lequel une marque serait forcément un lexème unifonctionnel. Dans l’usage, les particules sont polyfonctionnelles. Certaines de leurs occurrences ne sont pas argumentatives ; on ne peut pas déduire du fait qu’on rencontre un parce que ou un donc qu’on se situe dans une structure argumentative, et ce n’est pas parce qu’on introduit un donc qu’on produit une argumentation, V. Expression.
La discussion de la valeur argumentative d’une particule doit être rapportée à la séquence argumentative elle-même (V. Balisage), indépendamment définie, c’est-à-dire en tant qu’elle est organisée par une question argumentative articulant discours et contre-discours, ce qui n’interdit pas la pratique de l’ars subtilior de la reconstruction des argumentations profondes.

Il s’ensuit que le caractère argumentatif des particules est second, dérivé du contexte, et non pas primitif. Le fait d’apparaître dans des contextes argumentatifs active leur fonction argumentative.
Les particules ayant des emplois argumentatifs sont ainsi à prendre :
Avec leurs caractéristiques syntaxiques propres ;
Dans leur polyfonctionnalité idiosyncrasique, telle qu’elle est décrite par le dictionnaire et  la grammaire.
Par exemple, le connecteur cependant est polyfonctionnel, il peut marquer aussi bien une pure concomitance temporelle qu’une opposition argumentative. Dans le texte de Flaubert (infra §3.2), le cependant surligné marque la concomitance.
Dans leur polyfonctionnalité en tant que particules argumentatives : une particule comme mais peut marquer un argument, une conclusion, une contradiction ou une dissociation argumentative.

Donc, mais sont des cas centraux de particules à fonction argumentative.

2.1 Le connecteur donc

Donc serait donneur d’ordre interprétatif si l’on pouvait tenir des principes comme “s’il y a un donc, la proposition qui suit est nécessairement une conclusion ; s’il y a un parce que la proposition qui suit est forcément un argument pour une conclusion”.
Or ces particules sont polyfonctionnelles ; il y a des donc et des parce que non argumentatifs, et il y a des argumentations sans donc ni parce que. Elles restreignent les possibilités d’interprétation en évoquant une possible structure argumentative, mais  elles ne sont pas des sommations adressées à un destinataire somnolent pour le réveiller de sa torpeur interprétative. Autrement dit, si l’interprétant attend d’être alerté par un donc ou un parce que pour se rendre compte qu’il est dans une situation argumentative, il a un problème sérieux de compétence argumentative ; et si le locuteur pense qu’argumenter c’est mettre un peu partout des donc et des parce que qui “donneront à l’interlocuteur l’ordre d’interpréter comme une argumentation” le tas de mots qu’on lui propose, il y a de fortes chances pour que cet interlocuteur se rebelle. Aristote avait déjà repéré cette stratégie et la considérait avec raison comme fallacieuse, V. Expression. Le poids de ces indicateurs dans le travail de production et d’interprétation argumentative est potentiel et second.

Donc peut être marqueur de conclusion, et bien d’autres choses ; il peut par exemple marquer la reprise d’un thème déjà introduit et formant le thème ratifié du texte ou de l’interaction, mais momentanément abandonné dans l’exposé ou la conversation. Ce donc de reprise, non argumentatif, peut se trouver un peu partout, et notamment dans des contextes argumentatifs, ce qui corse le problème. L’exemple suivant est extrait d’un débat animé sur l’attribution de la nationalité française aux émigrés vivant en France :

Je pense que:: toutes ces personnes- et puis aux personnes aussi qui sont venues donc pendant les trente glorieuses on leur doit quand même une certaine forme de respect. (Débat sur l’immigration[1])

Personne n’a jamais douté que « ces personnes » soient « venues pendant les trente glorieuses » ; le raisonnement est que puisque elles sont venues pendant les trente glorieuses elles ont donc droit au respect en tant que travailleurs. En fait, donc rappelle un énoncé qui est, fonctionnellement, non pas une conclusion mais une composante d’un discours-argument. La structure est :

[Nous devons respecter ces gens, Conclusion]
[ils sont venus travailler (pendant les trente glorieuses), Argument]

Et non pas :

* nous devons le respect à tous ces gens,
donc ils sont venus pendant les années de boom d’après-guerre.

L’intervention suivante est faite par un régisseur d’immeuble au cours d’une session de conciliation avec sa locataire (anonymisée ici en LOC). Le régisseur récapitule sa position : il demande 80 F (12 €) d’augmentation. Le donc qu’on y relève est particulièrement intéressant car il accompagne ce qui est une conclusion (“pour telle et telle raisons, je demande donc 80 F d’augmentation”), mais cette conclusion est rappelée, elle n’est pas tirée de ce qui précède. Comme dans le cas précédent, c’est un donc non argumentatif, un donc de rappel et de développement, marquant non pas le fait qu’on tire actuellement une conclusion, mais que ce qui va être dit – et qui se trouve être une conclusion – a déjà été dit, est connu et admis par les interactants :

Moi j’avais d=mandé madame LOC doit s’en rappeler’ j’avais d=mandé si v=voulez’ euh: donc euh: quatre vingt francs si v=voulez’ pour arriver à mille trente, par mois, c=qui m=paraissait très raisonnable, FORT très raisonnable’ vu l’appartement’ et vu son emplacement’ […] bon et bien j=demandais mille trente francs, comme dernier’ pour éviter’ le lapsus’ qui avait été commis’ par ma s=crétaire
Corpus CLAPI, Négociation sur les loyers[2]

3. Le connecteur mais

3.1 Mais inverseur d’orientation argumentative

La théorie de l’argumentation dans la langue propose une approche argumentative des connecteurs linguistiques au moyen du concept d‘orientation. Le cas de mais, particulièrement stimulant, a joué le rôle de prototype pour l’analyse des connecteurs (Carel 2011).
Le contexte choisi pour analyser cette conjonction est schématisé par E1 mais E2”, “le restaurant est bon, mais cher. Les observations de base sont les suivantes :

— E1 et E2 sont vrais (le restaurant est bon, et il est cher).
Du point de vue logique, mais est une expression de ‘&’, une variante “rhétorique” de et, V. Connecteurs logiques.

Mais renvoie à une opposition.

  • L’opposition n’est pas entre les prédicatsêtre bon” et “être cher: on sait que “tout ce qui est bon est cher”, et on a tendance à penser que tous les restaurants chers sont forcément bons.
  • Elle est entre les conclusions tirées de E1 et de E2.
    Autrement dit, les énoncés E1 et E2. sont les arguments pour des conclusions opposées ; ils sont anti-orientés :
              Le restaurant est bon, conclusion : allons-y !
    Le restaurant est cher, conclusion : n’y allons pas !

Le locuteur retient la conclusion tirée du second énoncé, n’y allons pas.

Mais articule deux arguments orientés vers des conclusions contradictoires, pour ne retenir que la conclusion dérivée du second argument.

Dans la théorie de l’argumentation dans la langue, le sens de mais est dit “instructionnel” ; mais donne au récepteur la consigne de “trouver une conclusion C telle que E1 est un argument pour C et E2 un argument pour non C”. C’est au récepteur de se débrouiller pour reconstruire une opposition argumentative dans le contexte pertinent, texte ou échange conversationnel.

Mais articule des contenus sémantico-pragmatiques
Un énoncé comme “et c’est ainsi que le commissaire Valentin coffra toute la bande” peut clore un roman ; la portée à gauche de “et c’est ainsi que —” correspond sinon à tout le roman, du moins au roman depuis le début de l’enquête du commissaire Valentin. Il en va de même pour le connecteur mais, qui articule non pas des propositions mais des contenus sémantico-pragmatiques, entités déterminables en contexte seulement. En d’autres termes, cette conception instructionnelle produit non pas du sens componentiellement dérivé mais des interprétations. Cette description repose sur la notion d’orientation.

— Mais s’inscrit dans le champ d’une question argumentative
La reconstruction de la conclusion C se fait dans le champ d’une question argumentative. La reconstruction précédente s’inscrit sous une question comme pourquoi ne pas essayer ce restaurant ? Si la question est “Quel restaurant devrions-nous acheter pour faire le meilleur investissement ?”, le rapport qualité / prix (l’interprétation des adjectifs bon et cher) ne seraient plus relatif au domaine culinaire mais au domaine des investissements financiers :

Ce restaurant est bon (il offre des performances financières exceptionnelles) mais il est cher (à l’achat)

La conclusion serait “investissons notre argent ailleurs”.
Si les données soutenant l’analyse sont limitées à une paire d’énoncés, la conclusion est implicite, et l’analyste doit faire appel à son imagination pour reconstruire le contexte manquant.

C’est la question argumentative qui structure le contexte et crée le champ de pertinence et les contraintes d’interprétation. La question argumentative n’est implicite qu’en raison du mode de construction des données, qui appuie l’analyse de mais sur une paire d’énoncés. Cette technique pose que la prise en compte d’un contexte plus large n’affecte pas les fondements de l’analyse et ne doit intervenir, à titre d’illustration, que lors de l’analyse de cas. C’est une décision portant sur l’équilibre hypothèses internes / hypothèses externes de la théorie.

3.2 Mais inverseur d’orientation narrative et descriptive

Mais n’est pas systématiquement argumentatif. D’une façon générale, mais fonctionne comme inverseur d’orientation, que cette orientation soit narrative, argumentative, informative ou descriptive

27 août : ce vendredi, je me suis rappelée que la taxe annuelle sur ma voiture allait arriver à échéance. Comme je ne suis pas de celles qui attendent la dernière minute pour la faire renouveler, je me suis décidée, je suis entrée dans le bureau. Un employé était là, qui m’attendait, ou presque. En quelques minutes, via Internet, tout a été fait. Me voilà tranquille jusqu’à l’année prochaine. Mais pendant ce temps-là…
Lui il marchait, et tandis qu’il marchait, inlassablement, la tête haute, bercé par son rythme régulier, il rêvait à l’année prochaine, à ces nouvelles classes, à sa passion pour l’enseignement et la philosophie, à l’espoir que représentent les jeunes de son pays.
[3]

Dans le passage suivant, Emma Bovary se rêve dans un tableau puis bascule brutalement dans le monde de la réalité prosaïque (le mais est souligné par nous) ; la bascule est effectuée par un mais :

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigognes. On marchait au pas à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir des mulets, avec les murmures des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramides au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêtaient pour vivre : ils habiteraient une maison basse à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient. Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait : les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l’enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà, le petit Justin sur la place ouvrait la pharmacie. (Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1856)[4]

Le mais surligné n’a rien d’argumentatif. Dans cet exemple comme dans le précédent, mais marque la frontière textuelle où se produit un basculement d’isotopie.

3.3 Mais exprimant une contradiction non résolue

Mais peut articuler des arguments anti-orientés sans que l’énoncé global résolve la contradiction :

L1 : — On en est où du projet de promenade ?
L2 : — Les uns veulent aller dans les bois, mais les autres à la plage.

L’enchaînement par donc n’est pas possible : “Les uns veulent aller dans les bois, mais les autres à la plage. Donc nous irons à la plage”— et le problème est résolu. On peut seulement enchaîner par quelque chose comme “on ne sait pas que faire” ; “faudra en parler à la réunion de ce soir”.
Dans cette fonction, mais est à peine un masque de et, qui exprime crûment la contradiction “Les uns veulent aller dans les bois et les autres à la plage”.
Dans cette fonction très courante mais permet au locuteur d’exprimer une contradiction qu’il est incapable de résoudre :

Le capitalisme c’est bien mais le communisme c’est pas mal non plus

Dans ce cas de tels énoncés, dire que les deux énoncés tendent vers des conclusions opposées n’aide pas vraiment l’interprétation. Mais apparaît ici comme un connecteur révélant autant que voilant les contradictions de la pensée.

3.4 Mais indicateur de dissociation argumentative — Mais intensif

L1 : — Je croyais que vous vouliez une réforme ?
L2 : — Nous voulons une réforme, mais une vraie réforme.

La notion de dissociation argumentative est définie par Perelman et Olbrechts-Tyteca, comme la scission d’une notion élémentaire, opérée par l’argumentateur pour échapper à une contradiction ([1958], p. 550-609). En opposant un terme à lui-même “il est bête, mais bête !” la dissociation crée un effet d’intensité, correspondant à l’effet de valorisation du second terme observé par Perelman & Olbrecht-Tyteca (ibid.)

3.5 Mais de rectification

Mais permet de corriger un segment de phrase (Plantin 1978)

À Vienne, le Danube n’est pas bleu mais gris sale
À Vienne, le Danube est non pas bleu mais gris sale.

3.6 Mais particule de prise de tour de parole

L1 : — Pierre a encore raté son certificat d’études !
L2 : — Mais c’est exactement comme moi !
(Voir Cadiot & al. 1979)

4. Prédicats connecteurs et autres constructions
marquant l’argument ou la conclusion

Donc argumentatif est paraphrasable par un ensemble de constructions qui assurent la connexion de l’argument à la conclusion :

Contexte Gauche = Argument  donc, d’où, …
ça fait que, tout ça prouve bien que, … 
on peut (donc) en conclure que…
Contexte droit = Conclusion

La conclusion peut apparaître comme coordonnée à l’argument, mais aussi comme la complétive d’un prédicat connecteur. On limiterait donc indûment le marquage de structuration argumentative aux “petits mots” ; de nombreuses constructions peuvent jouer ce rôle, où se combinent termes anaphoriques, verbes et substantifs.

4.1 Prédicats connecteurs

Certains verbes prédiquent (i) une conclusion sur leur sujet correspondant à l’argument, ou (ii) un argument sur leur sujet exprimant une conclusion. Seuls ces prédicats connecteurs sont d’indiscutables “connecteurs argumentatifs” et d’indiscutables marqueurs de fonction argumentative. On trouve les deux cas de figure :

Le prédicat désigne la conclusion Sujet (Argument) — Préd (Conclusion)

  de Arg je V (que) Concl    V = conclure, tirer, déduire…
  Arg permet de V que Concl   V = induire, déduire, démontrer…
  Arg V Concl   V = prouver, démontrer, avoir pour effet, plaider pour, soutenir, appuyer, étayer, corroborer, suggérer, aller dans le sens de, motiver, légitimer, justifier, impliquer, suggérer, défendre, fonder, permettre de croire (dire, penser…)…

Le prédicat désigne l’argument : Sujet (Conclusion) — Préd (Argument)

  Concl V de Arg V = s’ensuivre, découler, résulter…

Le verbe argumenter n’est pas un prédicat connecteur, mais un simple verbe d’activité de parole. “Pierre argumente pour (conclusion)” ne dit pas que Pierre est un argument pour cette conclusion, mais qu’il présente une argumentation qui soutient la conclusion.
On dit par métonymie du texte pour l’auteur, “D argumente pour telle conclusion” au sens de “D plaide pour telle conclusion”.

4.2 Constructions cadratives signalant une argumentation

Tous les termes pleins servant à parler des argumentations peuvent servir d’indicateurs de structuration et de fonction argumentative. Cette classe d’indicateurs nominaux correspond à l’ensemble du lexique ordinaire de l’argumentation : (contre-)argument, conclusion (point de vue…), prémisse, objection, réfutation,

…D1… c’est / voici (maintenant) ma conclusion, une conséquence, une objection sérieuse, un argument à prendre en considération…

Le discours D1 (Argument) est énoncé, dit pour, en vue de, dans l’intention de faire accepter, faire, dire, ressentirD2 (Conclusion)

La théorie de l’argumentation dans la langue a particulièrement étudié les constructions :

Si on dit E1, c’est dans la perspective de E2
La raison pour laquelle on énonce E1, c’est E2
Le sens de E1 c’est E2
E1
, c’est-à-dire E2

La négligence de cet ensemble de constructions est particulièrement dommageable dans l’enseignement de l’argumentation.

Conclusion : si on peut dire à coup sûr que “construisons l’école ici, les terrains sont moins chersest une argumentation complète, c’est fondamentalement parce qu’on peut la paraphraser de façon intuitivement satisfaisante par :

Une bonne raison pour construire ici, c’est que les terrains sont moins chers.
Le fait que les terrains soient moins chers ici légitime la décision d’y construire l’école.


[1] Corpus « Débat sur l’immigration – TP d’étudiants », Base Clapi.
[http://clapi.univ-lyon2.fr/V3_Feuilleter.php ?num_corpus=35], ( 30-09-2013).

[2] Corpus « Négociation sur les loyers – commission de conciliation », Base Clapi, [http://clapi.univ-lyon2.fr/V3_Feuilleter.php?num_ corpus=13], ( 29-09-2013).

[3] Source : [http://impassesud.joueb.com/news/mali-pendant-ce-temps-la-lui-il-marchait], (28-07-2010 (souligné par nous).

[4] 2e partie, chap. 12. Cité d’après le Livre de poche, 1961, p.236-237.

Plantin, Christian, 1978, « Deux mais », Semantikos 2-3, 89-93.


 

Conduction

La notion d’argumentation conductive [conductive argument] est définie par Carl Wellman [1] pour rendre compte d’argumentations comme les suivantes (ma numérotation) :

(1) Vous devez emmener votre fils au cirque, parce que vous le lui avez promis.
(2) C’est un bon livre, car il est intéressant et suscite la réflexion.
(3) Bien qu’il soit maladroit et non conformiste, il reste un homme moralement bon en raison de sa profonde gentillesse et de sa réelle intégrité. (1971, p. 52)

Au vu de tels exemples, Wellman note que « il est tentant de définir le raisonnement conductif [conductive argument] comme un raisonnement [argument] qui n’est ni déductif ni inductif » (1971, p. 51 ; voir Blair 2011 [2] ; Possin 2016 [3] ).
Les exemples (1) et (2) sont composés de deux propositions, “argument — conclusion” liées par un connecteur logique ; (3) ajoute une concessive. Ceci montre que, comme il est courant, le mot anglais argument peut se traduire par “argumentation”, ou par “argument”. La conductivité apparaît comme une qualité de l’argumentation et pas de l’argument au sens strict (opposé à “conclusion”).

L’argumentation conductive est définie comme

une forme de raisonnement où 1) on tire de façon non concluante 2) une conclusion à propos d’un cas précis 3) à partir d’une ou plusieurs prémisses relatives à ce cas 4) sans faire appel à d’autres cas (Wellmann 1972, p. 52). [4]

1. Structure de l’argumentation conductive

1.1 Une structure argumentative dialogique

Quoi qu’il en soit, Wellman distingue trois types d’argumentations conductive (ibid., p. 55-57).

(A) « Une seule raison est donnée pour la conclusion », par exemple :

(4) Vous devez l’aider parce qu’il a été très gentil avec vous.
(5) La pièce est bonne, parce que les personnages sont très bien construits.

(B) « Dans le deuxième modèle de conduction, la conclusion est motivée par plusieurs raisons », par exemple :

(6.) Vous devriez emmener votre fils au cinéma, car vous le lui avez promis, c’est un bon film et vous n’avez rien de mieux à faire cet après-midi.
(7.) Ce n’est pas un bon livre, car il est ennuyeux, les descriptions sont vagues et l’intrigue invraisemblable.

Alors que le premier cas correspond à une argumentation élémentaire, le deuxième correspond à une argumentation convergente.

(C) « Le troisième type de conduction est la forme d’argument dans laquelle la conclusion est tirée à la fois de considérations positives et négatives »,ar exemple :

(8.) Malgré une certaine dissonance, cette musique est belle en raison de sa qualité dynamique et de son mouvement final.
(9.) Bien que votre pelouse ait besoin d’être tondue, vous devriez emmener votre fils au cinéma car le film est parfait pour les enfants et demain il ne sera plus à l’affiche. p

Ce troisième cas est celui de l’anticipation des objections ou prolepse. (6.) pourrait  également relever de ce cas, la bonne raison « Vous n’avez rien de mieux à faire cet après-midi » pouvant aussi bien être vue comme un rejet anticipé de possibles excuses.

Ces argumentations sont formellement conformes aux schémas standards de l’argumentation appuyant une conclusion sur une ou plusieurs bonnes raisons, et phagocytant les objections potentielles.

1.2. Les liens argumentatifs

L’inférence conductive s’exerce en matière d’esthétique (théâtre, roman, musique, cinéma) et de morale (jugement moral ou impératif moral), c’est-à-dire dans le domaine des valeurs.

Dans 2., 5., 7., 8., le jugement esthétique est exprimé en termes généraux (le livre est / n’est pas bon, la pièce est bonne, la musique est belle), et réfracte l’évaluation portée dans l’argument. L’argument est fortement orienté vers la conclusion, la conclusion explicite cette orientation.

— Bon parce qu’intéressant (2.)
— Bon parce que (personnages) bien construits (5.)
— Pas bon parce qu‘ennuyeux (7.)
Bon parce que qualité dynamique et son (bon) mouvement final) (8.) 

Le jugement moral (3.) s’analyse comme les jugements esthétiques précédents,

— Bon parce que gentil et intègre (3.) — Gentil et intègre sont orientés vers moralement bon.

Les exhortations (1.), (4.), (6.), (9.) reposent sur divers mécanismes argumentatifs:

— Devoir faire parce que engagement (1.) — Définition de promesse

— Devoir aider parce que (très gentil) (4.) — Principe de réciprocité

— Devoir faire parce que (bon) et (possible, modalité du faire) (6.) —
Rappel d’un engagement, orientation de bon, pas de contre-argument.

— Devoir faire parce que (parfait) et (possible) (9.) — Orientation de parfait, double prolepse éliminant 1) le contre-argument de la pelouse à tondre et 2) la possibilité de remettre à plus tard.

Ces argumentations reposent sur des schèmes argumentatifs classiques

2. Conduction et valeurs

Dans les exemples précédents, les bonnes raisons invoquées expriment des goûts dont l’articulation relèverait typiquement de l’argumentation et non de la démonstration, et on rejoint ainsi les positions de Perelman (Guerrini, 2019 [5]). L’inférence conductive (sur les valeurs)  ne correspond à aucune détermination logique ou matérielle. Elle invoque des arguments qui ne sont pas des faits objectifs élémentaires, au sens où ils ne sont pas le résultat d’évidence observationnelles, de mesures ou de calculs, et ne sont pas susceptibles d’être testés empiriquement. À la différence du raisonnement par défaut, l’argumentation conductive n’est pas révisable par un apport de nouvelles informations. Sa révision est plutôt liée à une transformation de la perception esthétique ou morale, structurée par les valeurs sur lesquelles elle s’appuie. V. Subjectivité.

Les structures proleptiques proposées sous (C) sont convertibles. Avec les mêmes raisons, mais à partir de valeurs et de choix esthétiques différents, un autre locuteur pourrait tirer des conclusions opposées :

(8) Malgré une certaine dissonance, cette musique est belle en raison de sa qualité dynamique et de son mouvement final.
(8.1) Malgré une certaine qualité dynamique et sa conclusion finale, cette musique est laide à cause de sa dissonance.

Cette conversion n’est pas toujours possible

(i) Bien qu’il pleuve, je me promène
(ii) Bien que je me promène, il pleut

Le fait qu’il pleuve ou non n’est pas une question de préférence. (ii) est une variante d’une argumentation pathétique.

V. Connecteur argumentatifs, §3, Mais
Échelle argumentative — Lois de discours


[1] Wellman, C. 1971. Challenge and Response: Justification in Ethics. Carbondale, IL: Southern Illinois University Press

[2] Blair, J.A. and R.H. Johnson, eds. 2011. Conductive Argument: An Overlooked Type of Defeasible Reasoning. London: College Publications.

[3] Kevin Possin 2016. Conductive Arguments: Why is This Still a Thing? Informal Logic, 36, 4, pp. 563-593.

[4] “Conduction can best be defined as that sort of reasoning in which 1) a conclusion about some individual case 2) is drawn nonconclusively 3) from one or more premises about the same case 4) without any appeal to other cases” (p. 52)

[5] Jean-Claude Guerrini 2019. Les Valeurs dans l’argumentation. L’héritage de Chaïm Perelman. Paris, Garnier.


 

Conditions de discussion

La tenue d’une discussion se déroule dans certaines conditions sur sa forme, ses participants, son objet. 
Ces conditions peuvent être négociées ou posées par une convention préétablie qui s’impose aux participants.

1. « Accords préalables »

Comme toute activité sociale l’argumentation repose sur des accords et des contraintes. Dans l’argumentation dialectique, les partenaires doivent préalablement être d’accord sur la procédure de discussion, la répartition des rôles et la thèse à discuter. Dans une adresse rhétorique, l’orateur peut rechercher des contenus sur lesquels il peut être d’accord avec son auditoire, V. Croyances de l’auditoire.
Le Traité de l’argumentation insiste sur la nécessité « [d’]accords préalables » à l’argumentation proprement dite :

Pour qu’il y ait argumentation, il faut que, à un moment donné, une communauté des esprits effective se réalise. Il faut que l’on soit d’accord tout d’abord et en principe, sur la formation de cette communauté intellectuelle et, ensuite, sur le fait de débattre ensemble d’une question déterminée. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 18)

Deux types différents d’accords sont mentionnés ici, et aucun des deux ne va de soi.

2. Accord constituant la communauté de parole

Le premier type d’accord portant sur la réalisation d’une libre « communauté intellectuelle » est parfois évoquée comme la forme idéale de la communication argumentative, et certaines rencontres scientifiques ou philosophiques en sont sans doute une bonne approximation.
On peut en effet constituer des communautés pour argumenter, mais les communautés de fait argumentent également. Le tribunal est un site argumentatif tout aussi prototypique, et aucun accord préalable n’est passé avec les accusés pour qu’ils y comparaissent et débattent de la question qui motive leur comparution. L’accord fait place à la contrainte légale.
De même, la pratique de l’argumentation ordinaire ne dépend pas non plus de tels accords préalables.
Les communautés économiques et sociales sont structurées institutionnellement par des règlements, des relations d’autorité et de pouvoir. Elles fonctionnent sur la base de conventions définissant des sites, des problématiques et des types d’interactions spécifiques, auxquelles les entrants se conforment et qu’ils font évoluer. L’existence de telles infrastructures sociales préexistantes permet de faire l’économie des négociations constitutives des communautés de parole.

3. Accord constituant la question

Pour que l’on débatte d’une question, faut-il comme l’affirme le Traité, que les participants « [soient] d’accord […] sur le fait de débattre ensemble » de cette question ?
D’une façon générale, l’établissement d’ordre du jour d’une communauté constituée peut relever des attributions et prérogatives d’une personne ou d’une instance spécifique. Les procédures et systèmes et légaux disent qui a compétence pour déterminer les chefs d’accusations entraînant la comparution d’une personne.
Quoi qu’il en soit, la décision d’ouvrir telle question et d’en discuter dans telles condition est une activité tout aussi argumentative que la discussion qu’elle prétend organiser. Elle devrait donc elle-même faire l’objet d’accords préalables.
V. Stase sur les questions argumentatives

4. Accords sur ce qu’on tient pour argument

Aux accords sur la communauté de parole et sur la question traitée, s’ajoutent des accords sur les êtres, les faits, l’état du monde, les règles et les valeurs (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], II, 1, L’accord). La question des accords porte ici sur les conditions faisant qu’un énoncé avancé dans un débat peut compter comme un argument : condition de vérité, qui est fondamentale dans un raisonnement, V. Évidence ; condition de pertinence de l’énoncé vrai pour la conclusion défendue ; condition de pertinence de la conclusion (défendue par un énoncé vrai et pertinent) pour le débat lui-même.
Comme il est parfois impossible de déterminer dans l’absolu si un énoncé est vrai, pertinent pour une conclusion elle-même pertinente pour un débat, on doit invoquer un régime général d’acceptation de fait par les parties, acceptation qu’on peut interpréter comme un accord explicite des parties.
Lorsqu’il s’agit d’une affaire sérieuse, les accords partiels constructifs sont difficiles à réaliser. Les points d’accord et de désaccord peuvent faire l’objet d’une négociation permanente pendant l’argumentation. Les disputants radicaux se voient venir, et savent très bien qu’accepter l’argument c’est déjà accepter la conclusion, d’où la tendance à préférer le désaccord de principe, y compris sur les faits discutés, V. Politesse ; Désaccord.
La notion d’accord joue ainsi le rôle d’un deus ex machina qui permet de se passer de la notion de vérité, et de faire passer un énoncé du statut d’argument pour l’un à celui d’argument pour l’autre, et enfin pour la discussion en cours. Cet “appel aux accords” est fondé sur un argument par les conséquences indésirables, l’absence d’accord condamnerait le débat à un état indésirable de “désaccord profond”. Si le destin du débat est laissé aux débatteurs, cette absence d’accord peut en effet aboutir à un effondrement de la discussion (Doury 1997).

5. Désaccords persistants et rôle du Tiers

L’absence d’accord préalable entre les parties que ce soit sur les participants, la question ou les arguments ne fait pas obstacle à l’interaction argumentative, s’il existe un Tiers responsable de son déroulement. L’exercice d’un tel pouvoir, qui peut être légitime, permet de se passer d’accord ; la décision du juge, et plus largement celle du tiers, peut se faire sur la base d’un argument rejeté ou ignoré par l’une ou l’autre partie, V. Rôles. Les institutions judiciaires interviennent précisément lorsqu’aucun accord ne peut être passé entre les parties à propos d’un différend relevant de la loi ; en tant que détentrice du pouvoir, l’institution n’accorde aucune importance aux accords préalables passés entre les parties sur les arguments, mais une grande importance à leurs arguments.

Plus l’on charge la barque des accords, plus on rapproche la pratique de l’argumentation de celle de la simple déduction. Si l’on est d’accord sur les données et les règles, il suffit d’arranger convenablement les accords pour que la conclusion en découle. Cette vision aboutit à aligner l’argumentation sur l’information, l’explication et la clarification des malentendus. Or l’argumentation est une manière langagière de traiter les différents dans un régime de désaccord et d’incertitude généralisés. Il y a une incompatibilité décisive des intérêts matériels en jeu : on peut en effet partager le gâteau, mais ce qui est mangé par l’un ne peut l’être par l’autre. Le désaccord profond sur la question, les participants et les arguments relève du régime argumentatif ordinaire, V. Évidence.


 

Arguments en e – / ex -: Argument ex concesso

Cette entrée récapitule les arguments désignés par un syntagme prépositionnel latin gouverné par la préposition e / ex, par exemple l’étiquette “argument ex concesso”.

La préposition latine ex ou e (jamais e devant voyelle) introduit, en latin classique un complément de nom à l’ablatif. Elle signifie “tiré de” ; dans le cas des constructions qui nous intéressent, le complément indique donc la provenance, la substance, au sens abstrait, dont est fait l’argument.

Liste d’arguments en e ou ex

Nom latin de l’argument
argumentum
Terme latin, traduction — Équivalent en anglais —
Entrée(s) correspondante(s)
ex datis lat. datum, “don, présent” — ang. from the facts ; from what is accepted by the audience V. Croyances
ex notatione lat. notatio, “marquer d’un signe” — ang. arg. from the structure or meaning of a word V. Sens vrai du mot
ex silentio lat. silentium, “silence” — ang. arg. from silence
V. Silence
ex concessis ;

e concessu gentium

lat. concedere, “céder, concéder, se ranger à l’avis de” — ang. arg. from the consensus of the nations ; from traditional wisdom
— V. Consensus ; Croyances ; Autorité
e contrario
(= a contrario)
lat. contrarius, “contraire” — ang. arg. from the contrary
— V. Contraires ; A contrario

Comme les arguments en ab et en ad, les arguments en ex ne peuvent guère être regroupés en une ou plusieurs catégorie spécifique d’arguments, qu’on pourrait rattacher soit à une même racine sémantique, soit à un même type formel.