QUESTION CHARGÉE
Une question est dite chargée si elle contient plusieurs jugements, que le locuteur présente comme allant de soi. Cette opération qui peut être une manœuvre pour rendre leur contestation plus difficile.
Une fallacie dialectique
Le problème des questions chargées (questions pièges ou questions multiples) [1] est examiné par Aristote dans le cadre de l’échange dialectique, où le travail intellectuel est divisé entre un Répondant et un Questionneur. Dans ce cadre, une question est dite chargée si, en la posant, le questionneur « réunit plusieurs questions en une seule » (R. S., 167b35 ; p. 22).
Les questions chargées sont des questions contenant des implicites qu’elles tentent de faire ratifier subrepticement par l’interlocuteur :
L1 : — Vous devriez vous interroger sur les raisons de l’échec de votre politique.
L2 : — Mais notre politique n’a pas échoué !
L2 rejette le présupposé de L1 “votre politique a échoué”.
L’imposition d’un jugement présupposé est contraire au principe logique et dialectique qui veut qu’un énoncé exprime un seul jugement. Si un énoncé contient plusieurs jugements, notamment à titre de présupposés, il ne peut pas être accepté ou refusé tel quel, autrement dit, il est fallacieux,
Pour être évaluable, il doit être décomposé en une conjonction de propositions exprimant chacune un seul jugement, et chacun de ces jugements doit être examiné et ratifié ou rejeté séparément.
L1 ne pourrait donc poser à L2 la question “Pourquoi P ?” que si L1 et L2 sont d’accord sur l’existence factuelle de P.
Dans une perspective perelmanienne, la question des présupposés devrait être réglée dans le cadre des accords préalables, V. Conditions de discussion.
Un jeu de langage ordinaire
Dans la langue ordinaire, tous les énoncés sont plus ou moins chargés, en premier lieu du fait de leur orientation. Il est toujours possible d’extraire des présupposés et, d’une façon générale, des sous-entendus, pour les reprocher à l’interlocuteur. Soit une discussion entre un particulier mécontent et son banquier habituel qui lui a proposé un crédit à un taux peu avantageux.
L11 : — Je suis allé à la banque dans la rue en face de chez moi, et ils m’ont immédiatement proposé un prêt à un taux inférieur à celui que vous-même m’aviez proposé.
L2 : — C’est parce qu’ils voulaient vous avoir comme client.
L12 : — Parce que vous, vous ne voulez pas me conserver comme client ?
L12 impute à L2, ou reconstruit à partir de son intervention, un sous-entendu que L2 refuse certainement mais qui lui montre néanmoins que sa justification est contestable.
La question des présupposés touche toute l’organisation de l’interaction
L1 effectue un virement d’argent liquide auprès de son banquier. La transaction en est au stade de préclôture. L1 demande :
L1 : — (Vous ne donnez) pas de reçu ?
La forme interro-négative active un présupposé situationnel, inscrit dans le script de la transaction “faire un dépôt d’argent liquide à sa banque”. Ici, le banquier n’a pas l’air de penser au reçu, et L1 s’en inquiète. Son intervention peut être décompressée en quatre énoncés :
Habituellement, quand on dépose de l’argent à la banque, on reçoit un reçu
Je vous ai fait un dépôt
Vous ne m’avez pas donné de reçu
Donnez-moi un reçu !
Cette question surchargée n’a évidemment rien de fallacieux. Les énoncés informatifs sont également chargés de présupposés :
L1 : — Il est 8h (introduit le thème de l’heure qu’il est)
L2 : — Pourquoi tu me dis ça?
L’énoncé informatif apparemment très élémentaire L1 présuppose néanmoins que l’information qu’il donne est pertinente pour l’interlocuteur, dans la situation présente. Il est au moins chargé de ce présupposé. On ne dit pas “il est 8h sans une telle intention, à moins d’être une horloge parlante.
Les questions et les affirmations du langage ordinaire sont chargées, et ce fait sémantique est une des conditions d’exercice du langage ordinaire, V. Orientation ; Biais.
[1] Lat. fallacia quæstionis multiplicis. Ang. loaded questions, many questions.