Typologies Anciennes

TYPOLOGIES ANCIENNES

La typologie d’Aristote (Rhétorique) est un simple catalogue de 28 topoï (schèmes argumentatifs). Cicéron (Topiques) présente une liste structurée, orientée vers la pratique judiciaire, et centrée sur les questions de définition. Ce legs a été transmis par Boèce au Moyen Âge.

1. Aristote, Rhétorique (entre 329 et 323 av. J.-C.)

1.1 Système des preuves et catalogue d’arguments rhétoriques

Le catalogue de la Rhétorique doit être rapporté au cadre de la typologie aristotélienne des différents types de raisonnements portés par les différents types de discours, rhétorique,  dialectique et  scientifique (syllogistique).
Tricot souligne que « le syllogisme est le genre, le scientifique (producteur de science) [est] la différence spécifique qui sépare la démonstration scientifique des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (in Aristote, S. A., I, 2, 15-25 ; p. 8, note 3).
Le concept rhétorique de persuasion doit être situé dans ce contexte : le discours scientifique produit une connaissance apodictique (certaine), l’interaction dialectique produit une vérité probable et le syllogisme rhétorique ou l’enthymème est un élément du discours persuasif, ni probant ni probable.

1.2 Des distinctions hésitantes

Aristote établit les distinctions suivantes entre les différents types de preuves rhétoriques (preuve = pistis, « moyen de pression ») :

Les preuves attachées au logos sont l’enthymème, qui correspond à la déduction ; l’exemple, qui correspond à l’induction ; et, par ailleurs, sont introduits les arguments fondés sur les indices, probables ou certains. L’enthymème et l’exemple sont dits communs aux trois genres rhétoriques.
Mais l’articulation de ces différents types de preuves et la cohérence du texte de la Rhétorique tel qu’il nous est parvenu est problématique (McAdon 2003, 2004). La classification des preuves rattachées au logos connaît des variantes :

(a) J’appelle enthymème le syllogisme rhétorique et exemple l’induction rhétorique […] Il n’y a rien d’autre en dehors de cela. (Rhét., I, 2, 1356b4 ; trad. Chiron, p.128).

(b) Les enthymèmes se tirant des vraisemblances et des signes. (Rhét., I, 2, 1357a30 ; trad. Chiron, p. 133).

(c) On énonce les enthymèmes à partir de quatre sources : […] le vraisemblable, l’exemple, la preuve et le signe. (Rhét., II, 25, 1402b1 ; trad. Chiron, p. 415).

L’exemple est mis sur le même plan que l’enthymème en (a), mais considéré comme une forme d’enthymème en (c); les enthymèmes ont quatre sources en (c), et deux en (b). Il est difficile de trouver un système rigoureux à travers ces exposés des preuves rhétoriques, V. Schème argumentatifExemple ; Indice ; Vrai ; Vraisemblable.

À ces trois formes (enthymème – exemple – indice  s’ajoutent de fait les lieux des Topiques, qui correspondent aux diverses formes de déduction syllogistique, V. Syllogisme.

1.3 Les topoï de la Rhétorique

La Rhétorique énumère vingt-huit « topoï des enthymèmes démonstratifs » (Rhét., II, 23 ; trad. Chiron, p. 377 et sv.). Dans le tableau qui suit, ces 28 topoï sont énumérés dans l’ordre de la Rhétorique ; ils sont désignés soit par l’étiquette qui leur est donnée dans la traduction de P. Chiron, soit par une expression proche ; ils sont suivis de renvois aux entrées correspondantes :

    1. « Les contraires » — V.  Contraires
    2. « Les flexions semblables » — V. Dérivation
    3. « Les termes corrélés » — V. Corrélatifs
    4. « Le plus et le moins » — V. A fortiori
    5. « L’examen du temps » — V.  Cohérence
    6. « Retourner [les critiques] contre leur auteur » ; le caractère : “toi tu ne le ferais pas, et moi je le ferais ?” — V. Éthos ; Échelle; A fortiori
    7. « La définition »— V. Définition
    8. « Les différentes manières dont un mot peut s’entendre »
      — V. Définition ; Ambiguïté; Distinguo; Dissociation
    9. « La division » — V. Cas par cas
    10. « L’induction » — V. Généralisation; Induction ; Exemple
    11. « Le jugement déjà prononcé sur la même question » par des personnes d’autorité
      — V. Précédent ; Autorité
    12. « Les parties » — V. Cas par cas ; Composition et division
    13. Les conséquences positives et négatives — V. Pragmatique
    14. L’antithèse entre les contraires (cas particulier du topos13) — V. Pragmatique ; Dilemme
    15. « Au grand jour et en secret » — V. Mobile
    16. Des rapports proportionnels — V. Comparaison; A fortiori
    17. Même effet, même cause — V. Causalité; Conséquence
    18. Les choix inconséquents — V.  Cohérence
    19. « Le motif » — V. Mobile ; Interprétation
    20. « Ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir » — V. Pragmatique
    21. « Les faits qui passent pour avérés alors qu’ils sont incroyables » — V. Vrai ; Vraisemblable
    22. « Pointer les incohérences  » des affirmations adverses — V. Contradiction ; Cohérence
    23. « Donner la raison de la fausse opinion » — V. Mobile ; Interprétation
    24. « La cause » — V. Causalité
    25. « S’il aurait été possible de faire mieux » — V. Cohérence ; Force des choses
    26. « Quand des actions successives amènent une contradiction » — V. Contradiction ; Cohérence
    27. Des erreurs commises par l’accusation — V. Cohérence
    28. Du nom — V. Nom propre

La Rhétorique ne propose pas de typologie articulée en plusieurs niveaux, mais une simple liste. On peut suggérer certains regroupements qui ne font que reproduire ceux qu’opéreront les typologies ultérieures ; en résumé :

— Centralité des questions de la définition, de la relation causale, de la déduction – consécution, de l’analogie.

— Famille de topoï qui exploitent des structures logico-linguistiques.

— Famille de topoï reposant sur des stéréotypes comportementaux, sur le caractère des humains et la motivation de leurs actions. Ces topoï transposent ou adaptent à l’action humaine des principes logiques ou causaux, par exemple voir topoï 6, 14, 15, etc.

2. Cicéron, Topiques (44 av. J.-C.)

Cicéron propose une typologie des arguments dans une œuvre de jeunesse, De l’invention, et dans son dernier ouvrage consacré à l’argumentation, les Topiques. À la différence de la Topique d’Aristote qui expose une méthode pour trouver des arguments dans le cadre d’un échange dialectique, la Topique de Cicéron est orientée vers la pratique judiciaire, où il prend ses exemples. À la différence également de la typologie-catalogue d’Aristote dans la Rhétorique, la typologie de Cicéron est une typologie systématique, qui efface la distinction entre une argumentation scientifique (syllogistique-ontologique) et une argumentation rhétorique exploitant en vrac des procédés sans principes unificateurs.
Dans ce cadre, Cicéron propose la typologie suivante.

(i) Arguments intrinsèques, « inhérents au sujet même » ou ayant « quelque rapport au point en question » (Top., II, 8; p. 69 ; p. 70).
(ii) Arguments pris en dehors du point en question, correspondent aux preuves dites non-techniques, qui « reposent sur le témoignage » porté par des personnes jouissant d’une autorité (Top., XIX, 72; p. 91).

Les objets et les faits sont construits et discutés sur la base d’arguments tirés de cinq sources principales. La terminologie latine utilisée par Cicéron et ses continuateurs a été prolongée par la terminologie néolatine développée à l’époque moderne.

Définition

Arguments sur le genre et les espèces (a genere; a forma generis) :
— par énumération des parties (partium enumeratio)
— sur “l’étymologies” (ex notatione)
— des mots de la même famille (a conjugata)
— sur la différence (de genre) (a differentia).

V. Catégorisation ; Définition ; Cas par cas ; Sens vrai ; Dérivation

Relation causale

Arguments de la cause à l’effet (ab efficientibus causis)
— de l’effet à la cause (ab effectis).
V. Causalité ; Conséquence

Analogie (a similitudine) – V. Analogie 

Opposés (ex contrario) – V. A contrario ; Contraires

Circonstances

— sur ce qui précède, ab antecedentibus
— sur ce qui suit, a consequentibus
V. Circonstances

Cette liste brève et articulée d’arguments est d’une importance capitale dans la tradition occidentale des études d’argumentation. Elle a été transmise au Moyen Age par Boèce (vers 480-524 ; Top., vers 522), et a été reprise par la logique, la dialectique et la philosophie médiévales. Elle n’est pas si éloignée de celle que proposent Toulmin, Rieke & Janik, V. Typologies Contemporaines, §2

3. Quintilien, Institution oratoire (autour de 95)

Au § 10 du Livre V de l’Institution oratoire, intitulé Des arguments, Quintilien récapitule une liste de 24 formes argumentatives (I. O., V, 10, 94 ; p. 153-154). Une première série de topoï se rattache à la topique substantielle, V. Invention. Une seconde série présente un catalogue de schèmes argumentatifs. Le traducteur, J. Cousin, note que :

Cette liste-résumé, qui paraît être un emprunt, rappelle néanmoins des classifications antérieures, dont les éléments sont rangés dans un ordre différent : […] ; quant aux rhéteurs postérieurs, ils renchérissent ou condensent sans raison apparente. (Note au Livre X, p. 240)

4. Boèce, Des différences topiques (autour de 522)

L’ouvrage de Boèce (vers 480-524), De topicis differentiis sur les Différences topiques contient ce qui a été transmis au Moyen Âge des théories anciennes de l’argumentation. Il fixe un vocabulaire technique qui sera repris par la dialectique, la logique et la philosophie médiévales. Ce vocabulaire sera encore en usage à l’époque moderne, avec Dupleix et Bossuet, V. Typologie (II).
Le tableau suivant correspond au texte de Boèce. Il a été établi à partir de la traduction de E. Stump (Boethius [1978], p. 74), et du texte latin.

Première colonne : terme de Cicéron cité par Boèce.
Deuxième colonne : terme de Thémistius cité par Boèce. Si les deux colonnes sont fusionnées, c’est que Cicéron et Thémistius emploient le même terme.
Troisième colonne : traduction Stump de la première colonne (du terme de Cicéron cité par Boèce).
Quatrième colonne : traduction Stump de la deuxième colonne (du terme de Thémistius cité par Boèce).

L’équivalence entre le terme de Cicéron et le terme de Thémistius est affirmée par Boèce.

Cicéron Thémistius Trad. Stump Cicéron Trad. Stump Themistius  

Entrées

A toto a substantia from the whole f. substance Définition
A partium
enumeratione
a diuisione f. the enumeration of parts f. division Division
Tout / parties
A notatione a nominis interpretatione f. a sign,
f. designation
f. explanation of the name Définition
Sens vrai du mot
A coniugatis f. conjugates Dérivation
A genere a toto f. genus f. the whole Catégorisation
Classification
Genre
A forma a parte OU a specie f. kind f. species Catégorisation
Classification
Genre
A similitudine a simili f. similarity Analogie
A differentia a toto OU a parte f. differentia Genre
Composition
A contrario ab oppositis f. a contrary Contraires
A contrario
Contradictoire
Ab adiunctis f. associated things Circonstances
Ab antecedentibus f. antecedents Circonstances
A consequentibus f. consequents Circonstances
Conséquence
A repugnantibus ab oppositis f. incompatibles Contraires
Contradictoire
Ab efficientibus a causis f. causes Cause
A comparatione — maiorum
— minorum
– parium
f. comparison, of a
— greater thing, — lesser thing
— equal thing
Comparaison
A fortiori

Le tableau est complété par l’argument tiré de l’autorité (ab auctoritate).

Il est difficile de faire la guerre aux Carthaginois, Scipion l’Africain l’a dit, et il les connaissait bien (Bk III, 1199C ; trad. p. 70).