Circonstances

La notion de circonstance intervient dans diverses formes d’argumentation et de réfutation:
L’omission de circonstances pertinentes déforme le discours cité soit pour le rendre absurde et auto-réfuté, soit pour exploiter sa position en la réorientant vers d’autres conclusions, V. Épouvantail.
Réciproquement, l’accusation de ne pas tenir compte de certaines circonstances pertinentes permet de réfuter le discours s’appuyant sur une citation.

— L’argumentation fondée sur les circonstances de l’action correspond à une forme d’argumentation périphérique ou indirecte.

Le mot anglais circumstances est un faux ami ; il peut renvoyer :
— Aux circonstances d’un événement qui correspond au Fr. “circonstances”.
— À la situation d’une personne (spécialement à sa situation financière).
Dans l’expression “circumstancial ad hominem”, les circumstances dont il s’agit relèvent de ce second sens, V. Ad hominem.

1. L’omission de circonstances pertinentes

Lat. fallacia secundum quid, par abréviation de l’expression latine “a dicto secundum quid ad dictum simpliciter”, “d’une affirmation restreinte à une affirmation absolue”.
De dictum, “parole, mot” ; secundum quid, “derrière quelque chose” ; simpliciter, “simplement, isolément, séparément”.
Angl. : “the use of words absolutely or in a certain respect”.

1.1 Démantèlement du discours cité

Il y a omission des circonstances « quand une expression employée particulièrement est prise comme employée absolument » (Aristote, R. S., 5, 166b35 ; p. 15) et inversement. Elle est illustrée par l’argumentation suivante :

Si le non être est objet d’opinion, le non être est. 

Bien que l’omission des circonstances pertinentes soit considérée comme une fallacie hors du langage, la discussion de cet exemple peut être menée en termes syntaxiques.
— Dans cette argumentation, l‘argument est « le non être est objet d’opinion », en d’autres termes “certaines personnes défendent des opinions au sujet de ce qui n’est pas, de ce qui n’existe pas, du néant”. C’est un énoncé sémantiquement complet, syntaxiquement intégré, correspondant à un acte de parole unique, et qui se trouve être vrai. Par exemple, Empédocle soutient que « du néant rien ne peut absolument venir à l’existence et ce qui est ne peut périr. » [1]
— On tire de cet argument la conclusion que « le non être est ». Cette suite de mots constitue bien un énoncé, par ailleurs paradoxal. Il est construit en soustrayant de l’énoncé argument le segment “objet d’opinion”.

Dans l’argument, est est un pur support prédicatif, le prédicat sémantiquement complet étant “— est objet d’opinion”, alors que dans la conclusion, est est pris dans son sens absolu. Le locuteur n’a jamais dit ni voulu dire “ce qui n’est pas est”, sa position a été déformée. Ces considérations sont cruciales lorsqu’il s’agit de déterminer ce qu’est une unité d’expression langagière.

Ce type de déformation est typiquement une opération sophistique ; elle déstabilise l’interlocuteur et force la réflexion.

1.2 Radicalisation de la position citée
par suppression des limites qu’elle s’imposait

Dans des cas moins sophistiqués, la manipulation permet de radicaliser les affirmations de l’adversaire par suppression des qualifications qui restreignaient la portée de l’affirmation originelle. Ce qui avait été affirmé sous réserve, dans un contexte particulier, avec des intentions bien précises est radicalisé :

En temps de pandémie, il est nécessaire de restreindre la liberté de circulation
Il faut restreindre la liberté de circulation
Il faut restreindre les libertés

À l’accusation de raisonnement manipulatoire, on répond en disant que l’intention de ceux qui restreignent la liberté de circulation en temps de pandémie est de restreindre la liberté de circulation en général, pour, dans une troisième phase, restreindre les libertés tout court, V. Mobiles

1.3 Inversion de l’orientation argumentative de la position citée

La manœuvre est particulièrement vicieuse lorsqu’elle fait prendre en charge par un locuteur ce qu’il avait fait dire à un énonciateur auquel il ne s’identifiait pas, autrement dit, on lui fait prendre en charge ce qu’il n’avait admis qu’à titre de concession :

Premier Ministre PM : — 1. La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais 2. elle doit en prendre sa part. (Notre numérotation)

Reprise par un opposant politique O :Comme le dit le Premier Ministre, “La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde”.

Dans l’affirmation P1, le PM cite une position politique, soutenue par des énonciateurs non précisés, qui, reformulée de son point de vue, donne “La France peut accueillir toute la misère du monde”, et, il rejette cette position.
Son adversaire O cite 1. sans le lier à 2., qui préconise un accueil des réfugiés. O préconise la fermeture des frontières, se fait un allié du premier ministre qui en fait rejette cette position de fermeture.
Alors que le PM citait le propos 1. pour le rejeter, O le lui fait prendre en charge.

Dans un contexte d’opposition politique radicale ou d’interrogatoire policier, tous les coups capables de déstabiliser l’interlocuteur sont permis, et il vaut mieux éviter de parler polyphoniquement, ou par antiphrase.

1.4 Omission du contexte non linguistique du dire

Dans les cas précédents, la manipulation portait sur des énoncés extraits de leurs contextes linguistiques explicites, effaçant ainsi les limites qui fixaient expressément la portée de ce qui avait été originellement dit.
Il est également possible de déformer un discours en le sortant de son contexte d’énonciation ; la déformation porte non plus sur le dit, sur ce qui a été dit, mais sur le dire, sur l’état du monde auquel s’appliquait le discours. Comme les circonstances peuvent rendre vraie ou fausse une affirmation empirique, il est toujours possible de la ridiculiser en la sortant de son contexte :

L1 : — Il fait vraiment beau temps ! (Dit le matin, alors qu’il fait beau).
L2 : — Ah ah il fait vraiment beau (dit avec ironie le lendemain, alors qu’il pleut).

2. Réfutation par accusation d’omission de circonstances et recadrage d’un événement

Dans tous les cas précédents, la victime de la déformation peut toujours tenter de la rectifier, mais, les conditions de parole étant polémiques, il ne lui sera pas aisé de rétablir sa position.
Les circonstances d’un événement sont des événements ou des faits de second plan, qui accompagnent un événement de premier plan, thème central du discours ou de la discussion. Ces circonstances peuvent jouer ou non un rôle essentiel dans la discussion de l’événement focus. Nécessairement, tout discours portant sur un événement opère une sélection de circonstances qu’il considère comme secondaires, alors que l’opposant les mettra en avant parce qu’essentielles.

L1 :  — Vous avez franchi la ligne jaune
L2 : — Oui, j’ai dû me déporter pour ne pas écraser un hérisson, c’est une espèce protégée.

On est dans le cas de réinterprétation d’une action.

Les excuses fonctionnent sur ce principe de recontextualisation de l’action.

3. Argumentation par les circonstances

L’argumentation par les circonstances est une forme d’argumentation indirecte, utilisée pour établir l’existence d’un fait : “A-t-il commis ce crime ?” (Cicéron, Top., XI, 50 ; p. 82).
Elle exploite des indices périphériques d’une action, qui n’ont pas de valeur réellement probatoire, mais qui néanmoins pointent vers un fait qu’elles suggèrent sans réellement le prouver. Il s’agit d’indices non nécessaires :

Question : — Est-il corrompu ?
Accusateur : — Certainement. Il avait des besoins d’argent ; on l’a vu échanger de grosses enveloppes ; et puis a acheté une grosse voiture.

Pour établir un fait douteux, on doit « chercher les circonstances qui ont précédé le fait, qui l’ont accompagné, qui l’ont suivi » (Cicéron, Top., XI, 51 ; p. 83) : on trouve ainsi « le rendez-vous […] l’ombre d’un corps […] la pâleur […] et autres indices du trouble et du remords » (ibid., XI, 53; p. 83).

Bossuet est également intéressé par cette méthode de travail de détective :

Il est sorti en murmurant… : c’est argumenter par ce qui précède ; on l’a vu se couler derrière un buisson… voilà ce qui accompagne. […] une joie maligne, qu’il tâchait de tenir cachée, a paru sur son visage avec je ne sais quoi d’alarmé : voilà ce qui suit. ([1677], p. 140)

Les indices sont de trois types, selon qu’ils précèdent, accompagnent ou suivent l’action. (ante rem, cum re, post rem, Cicéron, Top., p. 82-83). Bossuet parle « [d’]adjoincts ou conjoincts ; antecedens ; consequens » ([1677], p. 140).

Ces circonstances observées sont des indices probables. L’argumentation par les circonstances est un puissant instrument de l’art de jeter la suspicion.


[1] Cité d’après www.normalesup.org/~adanchin/causeries/Devins.html (08-08-20)