Reprise — Épouvantail

Tout énoncé ou segment d’énoncé peut être repris et reformulé à divers degrés pour des raisons ayant trait tant à son expression phonique ou graphique qu’à son contenu sémantique. Dans les échanges ordinaires, la plupart des reprises discursives diaphoniques (Roulet 1985) ne sont pas planifiées et passent inaperçues.

1. Reprise argumentative

Tout discours argumentatif D peut être repris, soit à des fins de confirmation, soit à des fins de réfutation.
Positivement, le locuteur se réfère explicitement ou implicitement à d’autres discours co-orientés, soit pour mettre ses conclusions C sous leur autorité, soit pour souligner la convergence de leurs arguments.
Négativement, le locuteur est confronté à des discours qui le réfutent ou qui contre-argumentent en construisant des positions incompatibles avec les siennes. Face à ces contre-discours, le locuteur peut choisir de les ignorer ou de les reprendre, V. Prolepse

Cette reprise argumentative peut se faire sous différentes modalités correspondant à différentes stratégies.

1. Allusion

L’allusion a la forme d’une trace qui permet de repérer un discours autre, sans que l’on puisse désigner précisément l’auteur ou le passage visé. Son caractère vague la garantit contre la réfutation.

2. Citation explicite référencée

Aux antipodes de l’allusion, la citation explicite référencée est exprimée par un passage entre guillemets, accompagné de ses références de manière à construire un objet non équivoque : ce qui a été dit, par qui, quand, où, etc. Cette forme de citation est caractéristique du régime scientifique de la réfutation, adressée à la lettre à ce qui a été dit. Elle suppose que le discours source est disponible et référencé et que la citation est correctement contextualisée.

3. Citation libre

La citation libre référencée est présentée par le citeur comme une reformulation paraphrasant un contenu originel. La reformulation permet d’en exposer le sens ou de mieux l’adapter aux intentions présentes du citeur. Le discours est référencé de façon large par le renvoi à son auteur “comme le dit X dans cette tribune”, “comme l’a dit X à un journaliste”. Le renvoi à un auteur du dire est nécessaire pour cadrer la cible.

Ce travail de reformulation et d’expansion du texte peut correspondre soit à une explication, une interprétation, où la reformulation est co-orientée avec le discours originel, soit être l’élément de base d’une réfutation, qui commence avec cette reformulation.

2. Reprise dans un discours anti-orienté

La reprise réfutative correspond à un second tour de parole réactif, et peut lui-même être suivi d’un troisième tour, résistant à cette réfutation. Quelle que soit sa forme, la reprise peut être formulée de façon à rendre le discours cité-réfuté plus ou moins intenable, V. Auto-réfutation.

En pratique, la représentation d’un discours auquel on s’oppose donne lieu aux mêmes types de réfutation, qu’il s’agissse de citation référencée ou de citation libre.
— Dans le cas de la citation explicite référencée, l’attribution de la citation au  cité peut  être rejetée, soit par le cité lui-même, soit par l’interlocuteur qui se fait l’interprète du cité.
Le réfutateur dit que la citation est incomplète, mal découpées, décontextualisée et coupée du système de pensée qui lui donne sens. Le citeur est représenté comme un ignorant, à qui on donne une explication, ou une leçon.

— Dans le cas de la citation libre, le réfutateur peut répondre que la reformulation est tendancieuse ou caricaturale, c’est-à-dire qu’elle contient une réinterprétation de la position attribuée au cité, et lui faisant dire ce qu’il n’a jamais dit, qu’on l’a intentionnellement mal compris, qu’on lui fait un procès d’intention, etc.
De fait, il n’est jamais évident de déterminer dans quelle mesure quelqu’un a voulu dire ou réellement dit quelque chose qu’il est possible d’inférer de la lettre de ce qu’il a dit.

3. Épouvantail et contre-épouvantail

1. Épouvantail

Il existe des degrés dans la réplique que l’on peut adresser à une reprise réfutative. On peut opter pour un troisième tour reformatant la tentative de réfutation comme une demande d’explication :

Je vous remercie de votre observation, elle va me permettre de clarifier les choses sur un point fréquemment mal compris.

Si le cité estime que son opposant est mal intentionné, et son discours vraiment trop mal repris, il peut récuser radicalement le discours qu’on lui attribue en le désignant métaphoriquement comme un épouvantail, dans le troisième tour de parole :

L11 : D1, discours exprimant une position
L2 : : D2, discours contre D1 mentionnant D1
L12    — Mais je n’ai jamais dit ça ! Sophisme de l’épouvantail !
L22    — Vous n’osez pas le dire ouvertement. Mais c’est bien là que conduisent vos propositions.

Par cette accusation, L12 tente de discréditer D2 en accusant L2 de commettre un sophisme de l’épouvantail, c’est-à-dire de donner de D1 une représentation déformée de façon à le faire paraître intenable, voire absurde et auto-réfutatrice. Il cherche à rétablir ses “vraies positions”.

L’usage argumentatif de l’épouvantail est lié à l’interprétation d’un discours, mais fonctionne également si le L2 commente L1 de façon très générale, par exemple, si L2 fait apparaître L1 comme un dangereux personnage, en faisant de lui un suppôt de tel dictateur et en associant ses discours à tels mots, slogans ou doctrines fonctionnant comme des “épouvantails” faisant fuir les électeurs. C’est une telle rupture que pratique L22 en passant du discours à l’intention qui le sous-tend, V. Mobiles. Le locuteur attaqué rétorque que ses adversaires ne respectent ni son discours ni ses intentions.

En monologue, la prolepse peut donner lieu à l’accusation de caricaturer les objections potentielles, notamment sous la forme d’arguments trop faciles à réfuter.

2. Contre-épouvantail et question d’interprétation

L’accusation de sophisme de l’épouvantail apparaît comme une contre-réfutation de haute intensité, radicalisant l’opposition. Paradoxalement, si L1 accuse L2 de faire de lui, L1, un épouvantail, de fait, il ouvre à L2 la possibilité d’opérer une contre-accusation sur le même thème : L2 peut accuser L1 de faire de lui un épouvantail, en disqualifiant totalement le discours de réfutation qu’on lui adresse. On est alors dans la situation suivante

L11:    D0       Discours base, D0
L21:    D1       Reprise du discours base D0

L12 :    D2       Rejet de D1 : “Épouvantail !”
L22 :    D3       Rejet de D2 : “Épouvantail vous-même !

Les lignes critiques présentées supra s’appliquent à tout discours réfutatif reprenant les positions réfutées, c’est-à-dire aussi bien à la représentation du discours originel dans le discours de l’opposant, soit D0 dans D1 qu’à la représentation du discours critique dans le discours du proposant, soit D1 dans D2.

Ces accusations réciproques demandent à être justifiée. Il ne suffit pas que L1 ou L2 crie à l’épouvantail pour qu’on soit tenu de les suivre. La réplique L22 ouvre une question d’interprétation, donc une obligation de justification pour L1 et pour ses followers, au nombre desquels peut se ranger ou non l’analyste.

3. “L’homme de paille”, strawman argument

Strawman 1. A weak or imaginary opposition (such as an argument or adversary) set up only to be easily confuted. 2. A person set up to serve as a cover for a usually questionable transaction.

Littéralement, un strawman est littéralement une forme humaine faite avec de la paille.

— Par glissement métonymique, strawman peut signifier “épouvantail” ; le sophisme de l’épouvantail correspond à l’accusation de reformulation tendancieuse, cf. supra.

— Par métaphore exploitant le trait “représentation destinée à faire illusion, un homme de paille est une “personne qui sert de couverture à une opération, en général douteuse” (id.).
La stratégie de l’homme de paille peut alors correspondre à une position masquant la position réelle du locuteur ; cette position est avancée pour lancer le public et les opposants sur une fausse piste, V. Fausse piste ; Pertinence.

— Par métaphore exploitant le trait “faiblesse (que l’on retrouve dans feu de paille), une strawman fallacy est un pseudo-argument, ou un argument faible, facile à réfuter, qui, comme l’épouvantail ou le tigre de papier, ne peut être fonctionner que sur des naïfs (Webster, Strawman).

— Mais un argument de toute évidence discutable s’il est destiné à lancer la discussion, n’est pas fonctionnellement fallacieux.
De même, a strawman proposal est un document provisoire, produit d’une réflexion spontanée, utilisé pour lancer le travail destiné à améliorer la proposition (d’après Wikipédia), soit “un document martyr”. Ce document n’a en lui-même rien de fallacieux.