Paradoxes de l’argumentation

1. Argumenter pour P affaiblit P

Argumenter pour P affaiblit P, en vertu d’abord des attendus généraux du discours contre l’argumentation, qui recoupe le discours contre le débat :

“Les gens n’acceptent pas de rester dans le doute, de ne pas s’engager, de ne pas savoir, de ne pas avoir d’opinion ; on argumente pour ou contre tout et n’importe quoi. Le goût d’argumenter est légitimement tenu en suspicion : les théologiens médiévaux faisaient de la dispute un péché ; la quérulence est une maladie, la manie d’avoir toujours raison est le masque transparent de la volonté de puissance ; attachons-nous plutôt à décrire et à raconter proprement.”

Ensuite, parce que la connaissance par inférence, caractéristique de l’argumentation, est souvent considérée comme inférieure à la connaissance directe, exprimée dans une affirmation simple, particulièrement à la connaissance par révélation, V. Évidence.
Newman a formulé cette idée de façon particulièrement énergique, d’abord en épigraphe de sa Grammaire de l’assentiment [1870], par la bouche de saint Ambroise : « Ce n’est pas par la dialectique qu’il a plu au Seigneur de sauver son peuple », et plus loin :

Beaucoup sont capables de vivre et de mourir pour un dogme ; personne ne voudra être martyr pour une conclusion […] Pour la plupart des gens, l’argumentation rend le point en question encore plus douteux et considérablement moins impressionnant. (p. 153, 154)

Face à l’inquisition, Galilée, a en effet, préféré dire « J’abjure et maudis d’un cœur sincère et d’une foi non feinte mes erreurs » [1] plutôt que de maintenir explicitement des conclusions justes, la Terre n’est pas au centre du monde.

C’est pourquoi Thomas d’Aquin discutant la question « Faut-il disputer de la foi avec les infidèles ? » relève l’objection suivante :

On mène une dispute par des arguments. Mais un argument c’est “une raison qui fait croire des choses douteuses”. Comme les vérités de foi sont très certaines, elles n’ont pas à être mises en doute. Il n’y a donc pas à en disputer publiquement. [2]

S’il y a argumentation, c’est qu’il y a question, débat, donc contre-discours attesté ou envisageable, doute jeté sur l’une et l’autre des positions en présence : le fait qu’on argumente dans une telle situation explique l’existence du premier paradoxe de l’argumentation : contester une position, c’est à la fois accepter que la sienne soit mise en doute et légitimer un peu la position que l’on attaque. Cela explique que la première étape du processus de légitimation d’une position nouvelle soit de produire un débat à son sujet, et, pour cela, de trouver des contradicteurs.

2. Mettre en débat une question,
c’est légitimer les réponses qu’on lui apporte

L’organisation d’un débat légitime les diverses positions prises dans ce débat. Par exemple, faut-il organiser un débat scientifique sur la question de l’existence de chambres à gaz dans l’Allemagne nazie ? C’est ce que souhaite le révisionniste Roger Garaudy :

Roger Garaudy “doute” toujours de l’existence des chambres à gaz. Plus loin dans le livre, Roger Garaudy évoque Shoah, le film de Claude Lanzmann, qu’il traite de “navet”. “Vous parlez de ‘Shoah business’, vous dites que ce film n’apporte que des témoignages sans démonstration. C’est une façon de dire que les chambres à gaz n’existent pas”, suggère le président. “Certainement pas, proteste Roger Garaudy. Tant qu’un débat scientifique et public n’aura pas été organisé sur la question, le doute sera permis.
Le Monde, 11-12 janvier 1998, p. 7.

Garaudy revendique la position de tiers. Il peut même dire que le président commet un sophisme d’argumentation sur l’ignorance (dire qu’on n’a pas prouvé P, n’est pas dire que non-P). La réfutation ne saurait s’en tenir au discursif local, mais doit prendre en compte les savoirs contextuels : On sait que les chambre à gaz ont existé, car le travail historique et scientifique est fait.  On est exactement dans la situation de l’in-disputabilité aristotélicienne.

3. Réfuter P renforce P ; mais ne pas le faire, encore plus

Il vaut mieux être critiqué qu’ignoré ; être à la source d’une polémique est souvent considéré comme une position idéale. Si chercher des contradicteurs est une stratégie argumentative donnant un début de légitimité à un point de vue, réciproquement, on valide un discours en lui apportant la contradiction : l’acte de s’opposer en dressant un discours contre engendre une question là où il n’y en avait pas, et cette question, par rétroaction, légitime les discours qui y répondent. Le proposant est faible en ce qu’il supporte la charge de la preuve, mais il est fort car il crée une question. P. Vidal-Naquet a décrit ce piège argumentatif dans le cas du discours négationniste :

J’ai longtemps hésité avant […] d’écrire ces pages sur le prétendu révisionnisme, à propos d’un ouvrage dont les éditeurs nous disent sans rire : “Les arguments de Faurisson sont sérieux. Il faut y répondre”. Les raisons de ne pas parler étaient multiples, mais de valeur inégale. […] Enfin, répondre, n’était-ce pas accréditer l’idée qu’il y avait effectivement débat, et donner de la publicité à un homme qui en est passionnément avide ? […] C’est la dernière objection qui est en réalité la plus grave. […] Il est vrai aussi que tenter de débattre serait admettre l’inadmissible argument des deux « écoles historiques », la « révisionniste » et « l’exterminationniste ». Il y aurait, comme ose l’écrire un tract d’octobre 1980 […] les « partisans de l’existence des “chambres à gaz” homicides » et les autres, comme il y a des partisans de la chronologie haute ou de la chronologie basse pour les tyrans de Corinthe. […]
Du jour où R. Faurisson, universitaire dûment habilité, enseignant dans une grande université, a pu s’exprimer dans Le Monde, quitte à s’y voir immédiatement réfuté, la question cessait d’être marginale pour devenir centrale, et ceux qui n’avaient pas une connaissance directe des événements en question, les jeunes notamment, étaient en droit de demander si on voulait leur cacher quelque chose. D’où la décision prise par Les Temps modernes et par Esprit de répondre.
Répondre comment, puisque la discussion est impossible ? En procédant comme on fait avec un sophiste, c’est-à-dire avec un homme qui ressemble à celui qui dit le vrai, et dont il faut démonter pièce à pièce les arguments pour démasquer le faux-semblant.
Pierre Vidal-Naquet, Un Eichmann de papier[3]

3.1. Réfuter faiblement une position renforce cette position

La loi de faiblesse dit qu’un argument faible pour une conclusion est un argument pour la conclusion opposée, V. Échelle argumentative. Symétriquement, une réfutation faible d’une thèse renforce cette même thèse, V. Réfutation §4 ; c’est une telle manœuvre que flaire le journaliste dans le passage suivant.

Gérard Chauvy comparaît pour diffamation à l’égard de Raymond et Lucie Aubrac.
Il avait cité un mémoire de Klaus Barbie les décrivant comme des résistants “retournés”.
Gérard Chauvy, qui dit avoir eu connaissance du mémoire de Klaus Barbie en 1991, a été le premier à assurer à ces soixante pages qui circulaient sous le manteau, une diffusion publique, en les reproduisant in extenso dans les annexes de son ouvrage. En partage-t-il pour autant les thèses, comme le soutient la partie civile ? Les réserves que ce mémoire paraît lui inspirer ne sont-elles qu’une manœuvre de plus pour l’accréditer ? En tout cas ce document est au centre du débat.
Le Monde, 7 février 1998, p. 10 (souligné par nous).

Quel que soit le domaine, la contre-argumentation contextuelle faible fonctionne comme la réfutation structurelle faible, elle renforce la position qu’elle attaque, V. Contre-discours. Dans le passage suivant, N. Chomsky tire argument de ce qu’il construit comme l’échec de la contre-argumentation contextuelle construite par son adversaire, le philosophe H. Putnam, pour suggérer que lui, Chomsky, pourrait bien avoir raison :

Jusqu’ici, à mon sens, non seulement [Putnam] n’a pas justifié ses positions, mais il n’est pas parvenu à préciser ce que sont ces positions. Le fait que même un philosophe de son envergure n’y parvienne pas nous autorise peut-être à conclure que…
Noam Chomsky, Discussion sur les commentaires de Putnam, 1979 [4]

L’éloge des compétences de son adversaire, « un philosophe de son envergure », fait partie de cet important topos de la confirmation tirée de l’échec (prétendu) de la réfutation, V. Ignorance.

3.2. Réfuter (trop) fortement une position renforce cette position

En 2001, Elisabeth Tessier, femme très sympathique et astrologue de renom, a défendu en “Sorbonne” une thèse de doctorat en sociologie intitulée Situation épistémologique de l’astrologie à travers l’ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes. Cette thèse a été reçue avec beaucoup d’indignation par un vaste public d’universitaires ; quatre prix Nobel, des professeurs au Collège de France sont intervenus pour lui refuser toute validité scientifique, et l’accuser de prendre le parti de l’irrationnel et des pseudosciences. D’un côté, le camp des autorités, des grands professeurs, de l’autre une faible femme : un rapide argument indirect conduit à conclure que cette thèse “les dérange”, et le piège de la réfutation trop forte se referme : le prestige même des réfutateurs a renforcé la thèse réfutée, du moins aux yeux de ceux qui argumentent par les indices externes, mais ils sont nombreux.
Cette argumentation indirecte mobilise le topos des mesures proportionnées, en l’occurrence des “contre-mesures” proportionnées. Si quelqu’un se défend très vivement d’avoir mis les doigts dans le pot de confiture, la vivacité même de sa défense devient un motif supplémentaire de suspicion.


[1] fr.wikipedia.org/wiki/Galil%C3%A9e_(savant)#Le_Dialogue_et_la_condamnation_de_1633
[2] Somme, Part. 2, Quest. 10, Art. 7.
[3] In Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, p. 11-13.
[4] Théorie du langage, théorie de l’apprentissage, Massimo Piattelli-Palmarini (éd),, Paris, Le Seuil, 1979, p. 461.