Site argumentatif

Certaines questions argumentatives se résolvent en un temps relativement bref (“qui va sortir la poubelle ?”) ; d’autres ne peuvent pas se résoudre aussi facilement sur le seul plan privé, et sont portées devant des institutions spécialisées et réglées.Un site ou espace argumentatif est un lieu plus ou moins dédié et institutionnalisé, où sont débattues des questions argumentatives, en fonction des normes et usages d’une culture.
Les interventions qui s’y déroulent sont planifiées notamment par les conventions qui caractérisent le site, en tout premier lieu la codification spécifique des tours et des droits à la parole. Ces règles donnent un sens et une cohérence à l’expression rationalité locale. Cette approche située permet de dépasser une vision idéalisée de l’argumentation comme exercice soumis aux seules lois de la raison dialectique, réglant les échanges verbaux entre deux acteurs artificiellement a-socialisés, V. Rôles.
La question cruciale de la charge de la preuve est liée non seulement à l’état de l’opinion générale (la doxa) au moment de la discussion, mais aussi au site où se tient la discussion, V. Charge de la preuve.

Les tribunaux et les assemblées politiques peuvent être considérés comme des forums typiques. Il existe bien d’autres forums, marchés et foires aux arguments, où les points de vue s’expriment, se confrontent et s’ajustent, où se construisent la démocratie des échanges quotidiens.
Soit la dispute sur la légalisation de la drogue en France ; elle peut être agitée en des lieux aussi divers que le compartiment de métro, la table familiale, le bistrot du coin, les médias, la salle polyvalente, la salle du parti où est mise au point la position officielle, la commission des lois, , l’Assemblée nationale, etc. Certains de ces forums ont pouvoir décisionnaire, d’autres non, et visent plutôt l’amplification du débat que sa clôture.

1. Des sites argumentatifs dédiés

Le texte suivant est extrait d’un discours prononcé par Alfredo Cristiani en 2002. Alfredo Cristiani a été président du Salvador de 1989 à 1994. Sous sa présidence ont été signés les accords de paix de Chapultepec, qui mettaient fin, en 1992, à la guerre civile entre l’extrême droite et la guérilla marxiste qui durait depuis 1980. Son discours de 2002 a été prononcé à l’occasion du dixième anniversaire de la signature de ces accords. Il souligne le rôle crucial de l’existence d’espaces dédiés à la discussion argumentées pour la vie démocratique.

On ne peut pas comprendre l’importance de ce qui s’est passé au Salvador si on se limite au passé récent. La crise qui a emporté la nation salvadorienne au courant de la dernière décennie n’est pas surgie du néant, pas plus qu’elle n’a été le fruit de volontés isolées. Cette crise si douloureuse et tragique a d’anciennes et profondes racines sociales, politiques, économiques et culturelles. Par le passé, une des failles pernicieuses de notre forme de vie nationale fut l’inexistence ou l’insuffisance des espaces et des mécanismes nécessaires pour permettre le libre jeu des idées, le développement naturel des différents projets politiques qui découlent de la liberté de penser et d’agir, en bref, l’absence d’un véritable cadre de vie démocratique.
Discours d’Alfredo Cristiani pour la cérémonie anniversaire de la signature des Accords de paix[1] ; (nous soulignons).

2. Dialectique au bord de l’Illisos

Les échanges ayant lieu sur les sites argumentatifs publics sont forcément marqués par la forte implication des participants, V. Émotion. Selon Platon, le discours sophistique règne sur les forums publics et les lieux institutionnels, en particulier sur le tribunal et l’assemblée, dominés par les sophistes professionnels.

C’est pourquoi l’interaction dialectique socratique, orientée uniquement par la recherche de la vérité, se déroule dans un lieu argumentatif très particulier et désocialisé, dans le cadre typique d’un locus amœnus un lieu et un moment parfaits : une journée chaude, un ruisseau, un arbre, une brise légère et de l’herbe pour s’allonger.

Phèdre : — Mais où veux-tu que nous allions asseoir pour faire cette lecture [du discours de Lysias] ?
Socrate :     Tournons par ici et descendons l’Ilissos ; nous nous assoirons tranquillement à l’endroit qui nous plaira.
Phèdre :      J’ai bien fait, je vois, de venir pieds nus ; pour toi, tu l’es toujours ainsi nous pourrons très bien entrer dans l’eau et nous baigner les pieds, ce qui ne sera pas désagréable, surtout en cette saison, à cette heure.
Socrate :     Avance donc, et cherche en même temps un endroit pour nous asseoir.
Phèdre :      Vois-tu là-bas ce platane si élevé ?
Socrate :     Eh bien !
 Phèdre :     Il y a là de l’ombre, une brise légère et du gazon pour nous asseoir ou, si nous voulons, pour nous coucher.
Socrate :     Avance donc !
Phèdre :      Dis-moi, Socrate, n’est-ce pas ici près, au bord de l’Ilissos, que Borée enleva, dit-on, Orythye ?
Socrate :     On le dit.
Phèdre :      N’est-ce donc pas ici ? Ce mince courant paraît si charmant, si pur, si transparent, et ses bords sont si propices aux ébats des jeunes filles !
Platon, Phèdre, II, 228b-229c, Le Banquet. Phèdre ; Chambry, p. 87-88.


[1] http://www.elsalvador.com/noticias/especiales/acuerdosdepaz2002/nota18.html (20-09-2013)