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Motif — Mobile

La volonté, les désirs, les motifs et mobiles, les raisons d’agir… de la personne sont interprétés comme des causes intérieures dont les actions sont des effets ou des conséquences. Réciproquement, les actions sont évaluées et interprétées en fonction de leurs mobiles et motifs.

1. Les notions

Motif, motiver
Motiver est homonymique. Motiver au sens de “susciter chez quelqu’un un très grand désir de faire quelque chose” produit la famille lexicale :

(il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivant (PPrst/Adj) ; motivation (N déverbal)

Dans un second sens, motif, motiver sont liés à la thématique des bonnes raisons. Un motif est une “(bonne) raison invoquée” : demander pour quel motif c’est demander “pour quelle raison”. Motiver une décision c’est la justifier ; c’est-à-dire l’accompagner des motifs – bonnes raisons qui ont poussé à la prendre. La motivation,comme procès, est l’acte par lequel sont prises ces décisions, et, comme produit, l’ensemble des motifs invoqués. La famille lexicale :
motif (N) ; (il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivation (N déverbal) est sémantiquement homogène autour de cette signification, qui se rattache à l’idée d’argumentation comme justification.

Mobile
Le substantif mobile a le sens passif de “qu’on peut déplacer, qui se déplace” et, dans le domaine psychique, le sens actif de “qui peut mettre en mouvement” : un mobile est un déterminant de l’action, une raison d’agir.

On attribue au mobile un rôle causal dans le domaine psychique. Dans la psychologie classique, les mobiles essentiels sont de l’ordre de la satisfaction des désirs élémentaires. Par opposition au motif, le mobile est plutôt inavouable ou inconscient ; les mobiles ne peuvent pas servir à motiver une décision. Le motif caché est proche du mobile.

La paire mobile / motif constitue ainsi une paire topique : on accuse par les mobiles (privés), on réfute en substituant des motifs (avouables), des bonnes raisons, aux mobiles privés.

2. Argumentation fondée sur l’existence de raisons d’agir

Deux topoï fondamentaux transposent la loi de causalité matérielle dans la conduite humaine, les raisons les motifs étant substitués aux causes. Lorsque la cause existe, l’effet suit ; en vertu de ce principe, si quelqu’un a le désir, un motif ou une raison de faire quelque chose, dès qu’il en a l’occasion, il le fait. Ce type d’argument sur les motivations, désirs, volontés de l’action humaine correspond au topos no 20 de la Rhétorique d’Aristote :

Il faut prendre en considération ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir, ainsi que ce que visent les gens quand ils agissent ou évitent de le faire.
(Rhét., II, 23, 1399b15-25 ; Chiron, p. 395-396).

Le topos sert à l’accusation :

Ça lui était profitable, il désirait le faire, l’occasion s’est présentée, donc il l’a fait. Qui veut la fin veut les moyens.

comme à la défense :

L1 : — Tu as fait cela !
L2 : — Je n’avais aucune raison de le faire, j’avais même toutes les raisons de ne pas le faire.

De même, le topos n° 24 « se tire de la cause. Si la cause existe, l’effet existe, et si cette cause n’existe pas l’effet non plus. » (1II, 24, 1399b25 ; p. 396). Comme le montre l’exemple illustrant ce topos, cause est à prendre au sens de bonne raison :

“Les Trente” (tyrans) sont les magistrats imposés par Sparte à Athènes en 404 av. J.-C.
Thrasybule accuse Léodamas « d’avoir eu son nom gravé sur la stèle d’infamie de l’Acropole et de l’avoir fait effacer sous les Trente. »

— Léodamas répond que « cela ne se pouvait pas, car les Trente lui auraient fait davantage confiance si sa haine pour le peuple était restée gravée. » (Id.)

Qui se ressemble s’assemble : sous un régime tyrannique, “haïr le peuple” est une recommandation.

L’argument pathétique repose sur une variante de ce topos, où le désir de quelque chose est considéré comme suffisant pour l’obtenir.

3. Argumentations sur les “vraies raisons” :
Bonne raison affichée (motif) et mobile réel

Ces argumentations procèdent par substitution d’un mobile (vraie raison) à un motif (fausse raison), V. Interprétation :
— En accusation ou réfutation, substitution d’un mobile caché, intéressé, à un motif, une bonne raison publique, socialement approuvée.
— En défense, substitution d’un motif louable à un mobile coupable.

3.1 Bonne raison et mobile  réel

Le topos no 15 substitue un mobile caché, inavouable et intéressé à la raison louable, publiquement revendiquée. Il est utilisé pour accuser ou réfuter l’adversaire.

[On] ne loue pas les mêmes choses au grand jour et en secret, mais qu’au grand jour on loue surtout le juste et le beau tandis qu’en privé on privilégie l’intérêt.
(Rhét., II, 23, 1399a25-30 ; Chiron, p. 392).

L’argument avance un (possible) mobile privé, caché, mesquin pour réfuter la raison publique, honorable, bonne donnée comme justification d’une action :

L1 : — Nous faisons la guerre pour établir une démocratie.
L2 : — Vous faites la guerre pour vous emparer du pétrole.

L1 : — En militant pour les Restos du cœur, je lutte pour une noble cause.
L2 : — Tu luttes surtout pour ta propre publicité.

C’est une stratégie de démasquage, qui peut servir une contre-accusation. Une personne ayant à répondre à une accusation de détournement de biens publics esquive la discussion sur le fond en répliquant par une contre-accusation de misogynie, imputant ainsi à son accusateur un mobile privé et inavouable qu’elle substitue à un motif public et honorable, la lutte contre la corruption.

3.2 Un motif louable est substitué à un motif coupable

Le topos no 23 rappelle qu’on peut se défendre d’une accusation en « [donnant] la raison de la fausse opinion », qui a conduit à l’accusation :

Une femme ayant renversé sous elle son fils à force de l’embrasser, on crut qu’elle faisait l’amour avec le jeune homme ; la cause expliquée, la suspicion disparut.
(Rhét., II, 23, 1400a31 ; Dufour, p. 125).

Je l’embrasse non parce que c’est mon amant mais parce que c’est mon fils !” L’interprétation malveillante donnée à un acte est rejetée en substituant une raison socialement respectable au motif coupable incriminé :

Je l’ai assommé non pas pour qu’il se noie, mais pour pouvoir le sauver de la noyade. Vous devriez plutôt me féliciter.

V. Stase ; Orientation.

3.3 Le cadeau empoisonné

La formulation du topos no 19 de la Rhétorique d’Aristote, sur les motifs possibles et les motifs est quelque peu énigmatique : ce topos

consiste à affirmer qu’une fin possible d’un fait ou d’une action a été la fin réelle de ce fait ou de cette action ; par exemple, si l’on donnait quelque chose à quelqu’un pour le peiner en la lui retirant. (Rhét., II, 23, 1399b21 ; Dufour, p. 123).

L’exemple d’enthymème qui en dérive est clair : Les dieux lui ont donné la prospérité non pas par bonté à son égard mais pour que sa chute soit plus spectaculaire.
La situation est schématisable comme une réinterprétation négative d’un acte autrefois positivement évalué : “elle l’a séduit non par amour, mais par haine, pour mieux le faire souffrir en l’abandonnant”. C’est le principe du Dîner de cons : “ils l’invitent non pas parce qu’ils t’apprécient, mais pour se moquer de lui”.

Une intention cachée malveillante est substituée à une intention auparavant considérée comme bienveillante. Ce topos permet de réduire la dissonance cognitive qui naît d’une situation où le bienfaiteur change de face. Il est particulièrement efficace pour détruire le sentiment de gratitude, V. Pathos ; Émotion. La tirade suivante est structurée par ce topos n° 19 (Plantin 2017) :

Saül a été choisi par Dieu pour être le premier roi d’Israël. Mais il a eu le tort de se montrer trop clément, et de ne pas massacrer tous les Amaléchites, comme Dieu le lui avait ordonné. C’est ce que lui rappelle le prophète Samuel, rappelé « des Enfers » par « la Phytonisse », avant de lui dévoiler le triste avenir qui l’attend — pour les détails de l’affaire, voir dans la Bible les Livres de Samuel. Dieu est très mécontent de lui, il va le dépouiller de sa royauté pour la donner à David ; toute sa famille et lui-même vont périr. Saül s’évanouit, et, revenu à lui prononce la tirade suivante (vers 793-812) (mes italiques).
Cette tirade est structurée par le topos ≠ 19 (Plantin 2017), qui correspond aux passages mis en italiques.
Les passages entre crochets explicitent le sens des expressions suivies d’un astérisque.

O grandeur malheureuse, en quel gouffre de mal
M’abismes-tu* helas, ô faulx degré royal  [me précipites-tu]
Mais qu’avois-je offensé quand de mon toict champestre,      795
Tu me tiras, ô Dieu, envieux de mon estre*, [de ma condition]
Où je vivois content sans malediction,
Sans rancueur, sans envie, et sans ambition,
Mais pour me faire choir d’un sault plus miserable,
D’entree tu me fis ton mignon favorable*.       800  [tu fis de moi ton préféré
(O la belle façon d’aller ainsi chercher
Les hommes, pour apres les faire trebuscher !)
Tu m’allechas d’honneurs, tu m’eslevas en gloire,

Tu me fis triomphant, tu me donnas victoire,
Tu me fis plaire à toy, et comme tu voulus     805
Tu transformas mon cueur, toy-mesme tu m’esleus
Tu me fis sur le peuple aussi hault de corsage* [au sens propre, buste]
Que sont ces beaux grands pins sur tout un paisage
Tu me fis sacrer Roy, tu me haulsas expres
A fin de m’enfondrer en mil malheurs apres !
         810

Veux-tu donc (inconstant) piteusement destruire
Le premier Roy qu’au monde il pleut à toy d’eslire
Jean de La Taille, Saül le furieux. Publié en 1572.[1]

[1] Cité d’après l’édition critique de Elliott Forsyth. Paris, Marcel Didier, 1968.


Métonymie – Synecdoque

Traditionnellement, on distingue une rhétorique des tropes, qui serait une rhétorique à la fois sémantique et ornementale, et une rhétorique des arguments qui serait une rhétorique logique. Les mécanismes linguistiques en jeu dans les deux cas sont cependant les mêmes.

1. Tropes

Un trope est défini comme « [une figure par laquelle] on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot » (Dumarsais [1730], p. 69). Parallèlement, la définition de l’argumentation pourrait être reformulée comme une figure par laquelle on fait prendre à un énoncé (la conclusion) la valeur de croyance (ou la valeur de vérité) accordée à un autre (l’argument). Les règles de transfert sont les mêmes.

Les quatre “maîtres tropes” de Burke (1945), métaphore, ironie, métonymie et synecdoque, sont tous pertinents pour la caractérisation du lien argument-conclusion, quoique de façon différente.

2. Métonymie

Dans la métonymie classique la plume est plus puissante que l’épée, la plume est “un instrument pour écrire ou dessiner à l’encre…” ; l’épée est “une arme avec une longue lame en métal et une poignée avec un protège-main”. Dans le proverbe cité, plume et épée sont utilisés métonymiquement, et signifient respectivement “mot, pensée et discours, communication verbale…” et “violence physique, force militaire”, la signification globale étant que “la force ne prévaut pas sur le discours raisonné”.

Le processus métonymique peut être décrit comme suit.

— Il existe un signe {S / C1}, de signifiant est S et de contenu C1 : {plume / “instrument pour écrire”}.
— Le signifiant S est utilisé métonymiquement pour désigner le contenu C0 : plume / “discours”.
— Ce transfert de sens opère sous une garantie, exprimée dans une loi de transition telle que “C0 est dans une relation de contiguïté remarquable avec C1” ; ici, “la plume est l’instrument utilisé pour produire le discours”.

Ce mécanisme fonctionne qu’il existe ou non un signifiant S1 désignant ordinairement C0 (autrement dit qu’il s’agisse de figure ou de catachrèse).

On distingue traditionnellement différents types de métonymies selon le type de relation de contiguïté existant entre C0 et C1, par exemple :

— L’effet pour la cause, “La mort est dans le pré
— La cause pour l’effet, l’agent (ou la “cause efficiente”) l’objet produit, “Demandez le nouveau Houellebecq !
— Le contenant pour le contenu, “Il aime bien la bouteille
— L’instrument pour l’agent, “Il est la plume de la Présidente
— L’instrument pour l’objet produit, “La plume est plus forte que l’épée
— Le nom du lieu de production pour le produit, “J’ai besoin d’un petit Cognac
— L’action en cours pour le participant, “Monsieur, votre rendez-vous vient juste de sortir”.

Les mécanismes permettant d’enchaîner argumentativement des énoncés ne sont pas différents des mécanismes permettant de désigner métonymiquement les objets. La figure et l’argument sont fondés sur le même genre de loi de passage.
Considérons l’argumentation de l’effet vers la cause. Elle transfère le prédicat “— est un fait établi” de l’effet à la cause :

L’air, les métaux se dilatent lorsqu’ils sont chauffés
Ce métal est dilaté, c’est un fait établi, donc, indubitablement, il est (a été) chauffé

La métonymie de l’effet pour la cause est fondée sur une relation causale (C0 cause de C1) ; le signifiant S désignant l’effet C1 est mis pour la cause C0. “La mort est dans le pré” signifie littéralement que les produits phytosanitaires Ph (également appelés produits phytopharmaceutiques) utilisés en agriculture peuvent être mortels, M. Le signifiant “mort” désignant normalement l’effet M désigne maintenant la cause, Ph.

Le signifiant mort fait référence à la mort ; dans le cas de la métonymie, son domaine référentiel est étendu de manière à inclure la cause de la mort, “mort désigne les produits phytosanitaires”. Dans notre vision standard de référence, un mot (un signifiant) renvoie à un objet ; en réalité, il fait référence à un objet et aux objets qui lui sont contextuellement connectés de façon signifiante. Le signifiant renvoie à tout élément appartenant au faisceau de cet objet. Le langage ordinaire exprime clairement ce fait :

Il a de la fièvre, donc il a une infection.
=> Donnez-lui des antibiotiques, cela réduira la fièvre.

L’antibiotique agit en fait sur l’infection et fièvre dans (2) doit donc être considérée comme une désignation métonymique (l’effet pour la cause) de l’infection. Par contre, la fièvre est un signe naturel d’infection : “il a de la fièvre ça veut dire qu’il a une infection” : c’est précisément ce que dit l’analyse métonymique.

3. Synecdoque

Comme le montre l’exemple du rendez-vous (§1), la dénomination métonymique opère sur n’importe quelle paire d’objets connectés, cette connexion étant accidentelle (locale) ou essentielle. La synecdoque opère sur les constituants d’un tout et sur le lien genre / espèce. Le mot métonymie est parfois utilisé pour désigner à la fois métonymie et synecdoque.

3.1 Synecdoques “Partie – Tout” et “Tout – Partie”

Aux synecdoques partie – tout et tout – partie correspondent les argumentations de la partie vers le tout et du tout vers la partie. Dans trouver un toit, toit renvoie à “habitation” ; de même, l’argumentation :

le toit est en mauvais état, la maison ne doit pas être bien entretenue

transfère au tout le prédicat attaché à la partie, V. Composition et division §3.

3.3 Synecdoque du genre et de l’espèce

La synecdoque du genre permet de désigner par le nom du genre une des espèces qui lui sont subordonnées, “l’animal” pour “le lion”. Cet usage est fréquent dans les phénomènes de coréférence :

Nous avons vu un lion ; la pauvre bête était maigre et malade.

De même, l’argumentation par le genre attribue à l’espèce les prédicats du genre : “cet être est un animal, donc il est mortel”.

Les lions sont des animaux, les animaux sont mortels, donc les lions sont mortels.

On retrouve sous cette argumentation elliptique toute la problématique du syllogisme articulée à celle d’une catégorisation d’êtres naturels organisée en une classification.

4. L’arbre et les fruits

L’argumentation suivante a été avancée en défense de Paul Touvier, chef de la Milice à Lyon pendant l’occupation Nazie (1940-1944). Fugitif et condamné à mort pour crimes contre l’humanité à la Libération [1].
Le passage suivant est extrait d’une lettre adressée par le R. P. Blaise Arminjon, S. J., au Président de la République, Georges Pompidou, en date du 5 décembre 1970, afin d’appuyer le recours en grâce de Paul Touvier.

Comment comprendre qu’il puisse être un “criminel”, être un “mauvais Français”, celui dont la conduite depuis vingt-cinq ans, et l’éducation qu’il a donnée à ses enfants sont à ce point admirables ? On reconnaît un arbre à ses fruits.
(René Rémond et al., Paul Touvier et l’église, 1992 [2])

Une analyse à la Toulmin s’applique à ce paragraphe, la loi de passage étant fournie par le topos biblique, « on reconnaît un arbre à ses fruits » :

16 Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ? 17 Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. 18 Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits. (Matthieu, 7)

On peut aussi bien décrire le transfert des valeurs par un mécanisme de métonymie. Parler de «la conduite de Touvier depuis vingt-cinq ans » c’est désigner métonymiquement Touvier ; dire que cette conduite est « admirable », c’est dire métonymiquement que Touvier est admirable. De même, une évaluation positive portée sur l’acte, « l’éducation que Touvier a donnée à ses enfants » est « admirable », se transfère métonymiquement sur l’auteur de l’acte, le père, forcément tout aussi admirable. Le même phénomène s’analyse dans le langage des tropes ou dans celui de l’argumentation, les deux mettent en œuvre le même genre de rationalité.


[1] « Fugitif, [Paul Touvier] est gracié en 1971 par le président Georges Pompidou, mais des plaintes pour crimes contre l’humanité imprescriptibles étant déposées contre lui, il repart en cavale dans des réseaux catholiques, puis est finalement arrêté en 1989, jugé et condamné en 1994 à la réclusion criminelle à perpétuité. Il est le premier jugé de nationalité française condamné pour crimes contre l’humanité. » (Wikipédia, Paul Touvier)

[2] Paris, Fayard, 1992, p. 164. Texte intégral de la lettre p. 372


 

Métaphore – Analogie – Modèle

La métaphore est une figure de ressemblance, qui s’oppose à la métonymie, figure de contiguïté. La première se développe sur l’axe paradigmatique du discours, la seconde sur l’axe syntagmatique.

1. Un trope

La métaphore est un trope (une figure) en un seul mot : “Aucun homme n’est une île” (John Donne). On est en présence d’un trope lorsqu’un mot fait saillie et obstacle dans un texte ; pris dans son sens habituel, ce mot ne convient pas au contexte ; à la lettre, l’énoncé est faux, inacceptable, énigmatique.

Le mot est le « foyer » et le contexte le « cadre » (focus / frame, Black 1979, p. 28) du trope. L’effet “tropique” est produit par le sentiment d’une incompatbilité cadre / foyer, qui ne permet pas de construire immédiatement un sens global.

Cette situation déclenche un processus interprétatif. Il y a métaphore lorsque l’interprétation procédant par analogie permet de composer un sens rétablissant la cohérence de l’énoncé.

1.1 Interprétation

Cette interprétation peut aboutir à extraire du terme foyer un “trait sémantique”, c’est-à-dire un mot ou une expression, qui, permet de composer un “sens littéral” acceptable lorsqu’on le substitue au foyer en conservant le cadre. Ici, le trait /coupé des autres/, permet de reconstruire le sens littéral “aucun homme n’est coupé des autres”.

En pratique, le contraste cadre / foyer est un stimulus, une machine à produire de nouveaux discours dans lesquels le langage de l’île (foyer) sera utilisé pour dire l’homme (cadre). Il est certes vrai que, comme l’île, aucun homme n’est coupé des autres, mais que faire de l’océan qui bat les côtes de l’île ? Peut-on l’intégrer à la description de la condition humaine ? C’est pourquoi la substitution au foyer du premier trait venu est toujours une perte, désamorçant l’image et annihilant la dynamique de la métaphore, qui, du point de vue cognitif, a tendance à se développer jusqu’à l’identité. Le langage métaphorique de l’île tend à recouvrir l’humain pour le révéler. C’est ce potentiel de découverte qui est exploité dans la métaphore argumentative.

La comparaison “Pierre est paresseux comme un lion” est une comparaison intéressante, puisque le lion est de fait un animal paresseux — c’est la lionne qui chasse et qui s’occupe des enfants. Mais ce sens ne peut pas être métaphorisé ; “Pierre est un lion” dit toujours que Pierre est fort et courageux, et non pas qu’il laisse son compagnon faire tout le travail. L’interprétation métaphorique est conditionnée par la pratique commune des stéréotypes.

La métaphore qui nécessite ouverte à l’interprétation est dite métaphore vive. La métaphore lexicalisée ou catachrèse est une métaphore effacée passée dans le langage courant pour désigner un objet qui n’a pas de signifiant propre (feuille de papier).

1.2 Métaphore et analogie

La métaphore se distingue de l’analogie. L’analogie bonne ou mauvaise, a toujours quelque chose de vrai “j’écris mon journal chaque matin comme je me brosse les dents” ; elle peut être contredite et discutée. L’énoncé métaphorique « l’électeur est un veau » (Charles de Gaulle), est trivialement faux, c’est une erreur de catégorisation, et « aucun homme n’est une île » trivialement vrai (correction d’une erreur de catégorisation). Même réduite à l’analogie, la métaphore maintient une ambiguïté, en introduisant un niveau de signification parasite, un sens figuré apparemment dépassé mais toujours là, comme un potentiel de développement sémantique, parallèle au sens littéral, seul pertinent pour la discussion sérieuse sur le fond des choses.

C’est pourquoi la métaphore vive est bannie du langage argumentatif logique, comme elle l’est du langage de l’exposé des résultats scientifiques. Même si on lui reconnaît un rôle heuristique, elle ne peut être discutée que si elle est mise sous la forme d’une comparaison (Ortony 1979, p. 191). En revanche, ses capacités de suggérer au-delà du sens littéral sont bienvenues dans une démarche heuristique, ou lorsqu’il s’agit de populariser des résultats scientifiques complexes.

2. Métaphore et coopération interprétative

Par la métaphore, le locuteur sollicite ouvertement la coopération interprétative du destinataire ; il lui laisse quelque chose à faire. Créant de la coopération, la métaphore force les accords préalables. Cette explication fonctionnelle de la métaphore est identique à celle qu’on donne de l’enthymème comme syllogisme abrégé, reconstruit au terme d’un processus de co-construction liant l’orateur et l’auditoire. Dans les deux cas, la fonction argumentative de cette condensation est l’activation du partenaire. Cette analyse suppose que le langage argumentatif non-métaphorique est moins complexe que le langage métaphorique, voire transparent, et que son interprétation ne nécessite pas de coopération ou une coopération moindre, ce qui ne va pas de soi.

3. Comme l’analogie, la métaphore opère un transfert de langage

La métaphore trouve sans peine une solution à l’énigme de la métaphore :

La métaphore est le travail du rêve du langage, et comme tout travail du rêve, son interprétation en dit autant sur l’interprète que sur son auteur. L’interprétation des rêves demande une coopération entre le rêveur et le réveillé [waker], même s’il s’agit de la même personne ; et l’acte d’interprétation est lui-même un produit de l’imagination. De même, la compréhension d’une métaphore est une tâche aussi créative que sa production, et tout aussi peu guidée par des règles. (Davidson, 1979, p. 29)

Dans L’interprétation des rêves (1900) Freud définit le travail du rêve comme le processus par lequel le contenu latent d’un rêve est recouvert par son contenu manifeste, par déplacement, distorsion, condensation et symbolisme. Il est difficile de résister à la métaphore “métaphore, travail du rêve” même si elle commet la fallacie ad obscurum per obscurius, c’est-à-dire qu’elle prétend éclairer l’obscur (la métaphore) par le plus obscur (le travail du rêve).

La métaphore est un modèle (Black 1962), et un modèle impérialiste, qui pousse vers l’identité totale :

À propos d’économie casino, on devrait appliquer aux traders drogués aux transactions financières les règles qu’on applique aux joueurs addicts dans les casinos : on leur interdit l’accès aux salles de jeu.

Dire que “l’électeur est un veau”, c’est dire que “l’électeur est indécis, faible et manipulable comme un veau” ; le veau étant ici le parangon cumulant ces défauts. La métaphore est ouverte : si l’électeur est catégorisé comme un veau, on peut lui faire adopter des comportements directement contraires à ses intérêts, par exemple le conduire à un abattoir plus ou moins métaphorique.

Au domaine du corps est attaché un langage sinon complet et cohérent, du moins usité et compris, celui des flux de matières organiques, de la physiologie, de la bonne santé et de la maladie, de la vie et de la mort. À travers ce langage, l’intuition du corps est bien partagée. Soit un autre domaine, comme la société, domaine mal connu, mal pensé, non doté d’un langage cohérent, fonctionnel efficace. L’analogie-métaphore projette le langage du domaine Ressource, le corps humain, sur le domaine Problématique, la société. Par ce transfert, la cible peut alors être parlée et pensée, dans un langage dans lequel on a confiance. D’un seul coup, dans le langage introduit par la métaphore, la société devient dicible et discutable. Alors que l’analogie est une invitation à observer le Problème à travers la lunette de la Ressource, la métaphorisation permet d’oublier la lunette.

Le peuple s’était séparé des sénateurs, pour s’affranchir des impôts et du service militaire, et l’on tentait, pour le rappeler, d’inutiles efforts. “Un jour, dit Agrippa (*), député vers lui, les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde.” Cet apologue ramena le peuple, qui cependant créa des tribuns de son ordre pour défendre sa liberté contre l’orgueil des nobles.
Sextus Aurelius Victor, Origine du peuple Romain.  (*) Consul en 503 av. J.-C. [1]

Pour exploiter la métaphore argumentative on la développe en une fable. L’analogie met en correspondance deux domaines bien distincts de réalité, sans pour autant les confondre. La métaphore pousse l’analogie jusqu’à l’identification du domaine problème au domaine ressource. C’est pourquoi la réduction de la métaphore à l’analogie sous-jacente trahit la métaphore, en re-séparant les domaines que la métaphore assimile.

3. Le saut de l’analogie à l’identité ?

L’analogie catégorielle ou structurelle est une identité partielle. La question de l’identité totale, sous-jacente à des différences immédiatement discernables joue un rôle essentiel dans certaines analogies :

Les congères, c’est comme de la tôle ondulée
Les congères, c’est comme des dunes.

Les structures syntaxiques de ces deux énoncés sont identiques. En donnant à l’interlocuteur le trait /ondulation/, la première analogie lui permet de visualiser l’aspect des congères perpendiculaires à la route, et de s’approcher du sens du mot congère. La seconde est plus profonde, elle ouvre la voie à une identité profonde :

neige : congère :: sable : dune

Ce rapport suggère que l’analogie peut être expliquée par l’action du vent sur, respectivement, les particules de neige et les grains de sable. On est ainsi sur la voie de la construction d’un modèle physico-mathématique couvrant les deux phénomènes (compte tenu des différences entre les deux types de particules, grains de sable et flocons de neige, ainsi que de leurs lois d’agglomération respectives). À partir de deux phénomènes bien distincts au départ (on peut savoir ce qu’est une dune sans savoir ce qu’est une congère et vice-versa), on touche à l’identification : leur être réel, physico-mathématique, est-il le même ?

L’établissement d’une analogie peut ainsi être considéré comme la première étape vers l’affirmation d’une identité abstraite. Cette dynamique, ou ces glissements, de l’analogie explicative vers l’identité est au centre d’une classe de disputes autour de l’analogie, qui s’inscrivent dans le cadre d’une vision de la métaphore non seulement comme modèle mais comme expression de l’essence authentique du phénomène métaphorisé.

4. Réfutation des métaphores

4.1 Métaphore contre métaphore

La toute-puissance argumentative des métaphores se traduit par l’idée que « la métaphore n’est guère réfutable … comment répondre à une métaphore si ce n’est par une autre métaphore ? » (Le Guern 1981, p. 74). L’opposant peut en effet accepter le duel et tirer la ligne métaphorique vers une conclusion opposée. Il peut :

— Substituer à la métaphore originelle une seconde métaphore :

L1   — L’homme est un loup pour l’homme, homo homini lupus
L2   — Oh non, l’homme est un lemming

— Minorer la misanthropie par la misogynie :

L1   — L’homme est un loup pour l’homme
L2   — Les Romains disaient que les femmes sont pires pour les femmes, femina feminæ lupior

— Filer et retourner la métaphore originale vers une autre conclusion :

L1   — Notre sous-discipline est au cœur de la discipline, votez pour notre candidat !
L2   — Oui, mais une discipline a aussi besoin d’un cerveau pour penser, d’yeux pour y voir clair et de jambes pour avancer ;
— Attention, le cœur peut continuer à battre dans un bocal.

— S’accorder littéralement à la métaphore pour la rejeter

S1    — Les électeurs sont des lemmings qui suivent leurs leaders
S2    — Si seulement ça pouvait être vrai… (dit par un leader politique)

Ces techniques mettent les rieurs du côté de l’opposant.

4.2 La métaphore malheureuse

Considérons le point de vue de la réception. On attache à la métaphore sa suite préférée, celle qui correspond à l’intention ouverte du métaphoriseur. La métaphore est heureuse si elle est reçue dans la ligne de cette suite préférée, c’est-à-dire ratifiée par une manifestation de surprise agréable, ou par un comportement séduit.

On peut concevoir un monde où les productions verbales seraient toujours reçues selon leur suite préférée, c’est-à-dire où elles agiraient causalement sur leur destinataire. Dans l‘Éloge d’Hélène, Gorgias affirme que tel est le cas du discours persuasif, qui agirait avec la même violence contraignante que la “drogue” ou la force physique[2]. Néanmoins, dans le monde réel les productions verbales ne sont pas toujours reçues selon leur suite préférée. On n’est pas forcément d’accord avec une assertion, on ne croit pas toutes les promesses, et on ne persuade pas parce qu’on a l’intention de persuader. Il faut donc distinguer intention de persuasion et persuasion, même pour la métaphore. La métaphore est heureuse si le partenaire consent à la congruence préexistante entre les deux désignations.
S’il lui refuse son assentiment, la métaphore est malheureuse. La métaphore de Cocteau “Guitare, bidet qui chante” est jugée très basse par Philippe Soupault, qui lui fait le coup du mépris :

J’avais pris la résolution de ne plus prononcer le nom de M. Jean Cocteau. Cela me paraissait inutile. On ne parle pas de ce qu’on méprise. Mais ce monsieur vient de publier un livre qu’il a l’audace d’intituler Poésie. Il ne doit pas savoir ce que cela veut dire lui qui a écrit ce vers (entre autres) :
               Ô guitare, bidet qui chante (sic)
Quel poète, n’est-ce pas ? […] M. Cocteau qui ne pouvait faire croire à personne qu’il était un poète capable d’écrire selon son temps essaie de discuter la poésie, celle d’Apollinaire, de Max Jacob ou de Reverdy. […] Qu’on sache bien que la « pouasie » (Fargue dixit) de M. Cocteau ne représente rien et ne signifie rien (45).
Philippe Soupault, Littérature et le reste. [3]

Pouasie est un mot valise agglomérant poésie à l’interjection pouah ! qui exprime et communique le dégoût: C’est cette interjection qui détruit la métaphore en tant que telle. Si l’on a pu décrire la métaphore comme “un coup d’état discursif, un îlot insolite, une anomalie, une incohérence, une incongruence, une incongruité, une rupture, une contradiction avec la logique, une incompatibilité, un coup de force” (Kleiber, 2016, 18-19), il ne faut pas s’étonner qu’en vertu même de ces qualités, elle soit parfois jugée telle et rejetée en conséquence. Si on se fait gloire de son incohérence, on s’expose à être rejeté pour son incohérence par tous ceux qui ne veulent pas jouer le jeu de l’incohérence

4.3 La métaphore révulsante : “l’état, une famille

Le passage suivant est extrait d’un article de Paul Krugman, prix Nobel d’économie :

Les politiciens vendent un budget qu’on tend à construire par analogie avec les finances familiales. Quand John Boehmer, le leader Républicain, s’est opposé aux plans de relance sous prétexte que “les familles Américaines se serrent la ceinture, mais elles ne voient pas que le gouvernent se serre la ceinture”, les économistes se révulsent devant cette stupidité [cringed at the stupidity], reprise dans des discours d’Obama ou par les travaillistes.
(The Guardian 19 avril 2015.[4])

On retrouve dans la description de Krugman les éléments essentiels de l’analyse aristotélicienne : dans des institutions médiocres les politiciens font de la retape auprès d’un public tout aussi médiocre.
La « stupidité » est celle de l’inférence “les familles se serrent la ceinture, l’état doit se serrer la ceinture”. La loi de passage peut se reconstruite sous la forme d’une métaphore “l’état, la nation, le pays… est une famille”. On peut également y voir une sorte de composition “l’état est composé de familles, donc c’est une famille”. La métaphore de la famille est fondamentale pour l’économie ; elle repose sur l’étymologie du mot, en grec oikonomía “gestion de la maison”, qui doit être faite en bon père de famille.

Mais quand on en vient à la métaphore de la famille appliquée à l’économie moderne, les économistes à la Krugman « cringed at the stupidity », ils se révulsent et font des grimaces, « montrant sur leur visage et leur corps leur sentiment de dégoût et d’embarras » (d’après MW, Cringe). C’est par de telles réactions de surprise et de répulsion que sont réfutées les métaphores en tant que métaphores. Une fois la métaphore réfutée, Krugman poursuit par une réfutation, sur le fond, menée dans le langage de la vulgarisation économique : les affirmations de ceux qu’il appelle les Austériens [Austerians] sont mal fondées théoriquement ; leurs prédictions sont infirmées par les faits ; les politiques qu’elles impulsent échouent. Soit une réfutation a priori, une réfutation par l’absurde et une réfutation pragmatique. Cette réfutation de la métaphore en deux temps, d’abord sur la forme métaphore, puis sur le contenu est exemplaire du discours “contre les métaphores”.

Accord
La métaphore en débat :
Société humaine et “société” des rats taupes nus


[1] Trad. nouvelle par M. N. A. Dubois, Paris, Panckouke, 1816, p. 80.
[2] Gorgias, Éloge d’Hélène. Les Présocratiques, Folio, p. 710-714. /burmat.free.fr/Textes/Gorgias-Helene.pdf (01-11-16)
[3] Cité d’après Béatrice Mousli, in Les Cahiers Max Jacob, No 8.
[4] www.theguardian.com/business/ng-interactive/2015/apr/29/the-austerity-delusion (15-08-16)


Mépris, Arg. du –

1. Le coup du mépris

Les formes standard de réfutation reposent sur l’examen de la teneur du discours rejeté, ou sur des considérations plus ou moins pertinentes liées à la personne qui le tient. Même dans ce dernier cas, le rejet est fondé sur quelque motif, aussi faible soit-il.
La rhétorique ancienne définit l’apodioxis comme le rejet d’un argument déclaré « enfantin » ou « évidemment absurde, pratiquement nul » (Dupriez 1984, Apodioxis ; Molinié 1992, Apodioxis). C’est ce que dit l’expression “sans commentaire”, par laquelle on se dispense de toute réfutation argumentée, V. Pathétique. Elle correspond à la lettre au sens du mot grec apodioxis “expulsion” (Bailly, [apodioxeis] ; l’argument de l’opposant est “éjecté”.

L’argument du mépris, qu’il vaudrait mieux appeler coup du mépris, répond au discours de l’opposant par une réplique à la limite de la réfutation et de la destruction. Le locuteur refuse de contre-argumenter en déclarant que l’argumentation proposée s’auto-réfute ; que sa mauvaise qualité suffit à la détruire. C’est la réaction de l’oncle Toby, « sifflant une demi-douzaine de mesures de Lillabullero », V. Ab —, ad —, ex —.

Tes arguments sont insuffisants, misérables, minables.
Je ne ferai pas à votre exposé l’honneur d’une réfutation.
Ce que vous dites n’est même pas faux.

Je ne me charge point de répondre aux pauvretés verbeuses, si plaisantes quelquefois par le non-sens, mais si méprisables par l’intention, que de petites femmes et de petits hommes débitent ridiculement sur l’épouvantable mot d’égalité. Ces malveillantes puérilités n’auront qu’un temps, et ce temps passé, un écrivain serait bien honteux d’avoir employé sa plume à réfuter de pitoyables radotages, qui étonneraient alors ceux-mêmes qui s’en honorent aujourd’hui et leur feraient dire avec dédain : Mais cet auteur nous prend donc pour des imbéciles !
Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ? 1789.[1].

En français le mot argutie « subtilité de langage, raison spécieuse qui dissimule l’absence réelle d’arguments sérieux » désigne précisément un argument méprisable.

2. Argument ad lapidem (anglais, argument by dismissal) 

Cette manœuvre parfois désignée par l’étiquette latine, ad lapidem (de lapis, “pierre”), qui fait allusion à un bon mot de Samuel Johnson (1709-1784). Selon la philosophie spiritualiste de Berkeley il n’y a pas d’objets matériels dans le monde, mais seulement des esprits et des idées dans ces esprits. On raconte que le Dr. Johnson, à qui on demandait son avis sur cette thèse, répondit en donnant un coup de pied à une grosse pierre en disant “C’est comme ça que je la réfute !” (d’après Wikipedia, Ad lapidem). On prouve l’existence de la pierre en lui donnant un coup de pied (en trébuchant ?), et comme le dit Engels, « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange ». L’évidence se passe d’arguments, et on ne s’abaisserait en la justifiant. Mais l’évidence de l’un n’est pas forcément l’évidence de l’autre.

3. De l’insignifiance à l’auto-réfutation

L’opposant qui choisit de mépriser l’argument de l’adversaire peut être de parfaite bonne foi, mais il peut s’engager dans des situations paradoxales. Il suffirait d’entendre ce que dit tel parti extrémiste pour en être scandalisé :

On devrait donner la parole plus souvent à Untel, plus il parlera, moins il aura de voix.

Autrement dit, puisque le discours de l’adversaire, s’auto-détruit, il faut qu’il se diffuse. Cette stratégie, inspirée davantage par la confiance en soi du locuteur que par l’évidence des choses, a ses dangers.
À la limite, il ne reste plus qu’à diffuser la parole de l’adversaire pour la réfuter. Le mécanisme touche à celui de l’ironie : c’est le cas extraordinaire que rapporte Wayne Booth, à propos de manifestations ayant eu lieu dans son université, où s’affrontaient deux groupes d’étudiants :

À un moment, les choses ont si mal tourné que chacune des deux parties s’est retrouvée en train de dupliquer les attaques de l’autre et de les diffuser par milliers de copies, sans commentaires. Chacun estimait que la rhétorique de l’autre était devenue si absurde qu’elle se dénonçait elle-même [as if the other side’s rhetoric was self-damning, so absurd had it become]. Booth, 1974, p. 9

L’opposant ne peut pas entendre une telle forme de disqualification, qui est destinée aux tiers. Utilisée dans les formes particulièrement polémiques de l’argumentation, elle exclut toute négociation et tout accord, V. Conditions de discussion.

Du point de vue de l’éthos, l’émotion affichée est de l’ordre du mépris indigné. Par réaction, le locuteur prête le flanc à l’accusation d’arrogance (ad superbiam), et le jeu du mépris se développe, le peuple méprisant ceux qui le méprisent, V. Ad populum.


[1] Cité d’après l’éd. Flammarion, Paris, 1988, note p. 174-175.


 

Menace – Promesse

La perspective d’un dommage plus ou moins imminent constitue une menace.
A menace B” admet deux lectures, selon que la source de la menace 1) correspond à une cause matérielle (l’orage menace) ou 2) est un agent humain.

1. La source de la menace est une cause matérielle

L’éruption menace le village
L’orage menace les récoltes
La falaise menace de s’effondrer.

En parlant de menace, quelles qu’en soient la source et l’objet, le locuteur définit la situation comme source de peur. En tant que sentiment, la peur est forcément liée à un expérienceur, et prototypiquement à un humain, V. Émotion.
L’être sous le coup de la menace est toujours humain ou lié aux humains, qu’il s’agisse d’un dommage infligé directement et immédiatement aux humains (récolte, village) ou de façon indirecte et lointaine :

Le réchauffement climatique menace les glaciers.

Si nécessaire, l’interprétation lie aux humains l’être sous le coup de la menace, et, à la limite, humanise l’être menacé, ce qui est plus facile lorsqu’il s’agit d’un arbre (Proche, Animé) que lorsqu’il s’agit d’une météorite (Lointain, Inanimé) :

Le rocher menace l’arbre
Les radiations menacent la météorite
: ?

2.  Le locuteur H est l’agent du dommage encouru

Si H est un humain agent volontaire du dommage potentiel encouru par M, on a affaire à une menace ouverte et directe, la menace par excellence :

La bourse ou la vie !
Alors, ce terrain je te l’achète à toi ou à ta veuve ?

La menace est double, et le menaceur offre au menacé le choix entre deux maux, l’un plus grave que l’autre du point de vue du menacé et sans intérêt pour le menaceur, l’autre correspondant à la rançon demandée. Si bien que le menacé se retrouve contraint à opter pour le moindre mal, satisfaire le menaceur. “ou bien… ou bien... », ou “si… alors”, V. Connecteurs logiques :

Soit vous perdez seulement votre argent, soit vous perdez votre vie et votre argent.
Soit vous faites cela pour moi – ce qui est, je suis d’accord, assez désagréable pour vous – soit je vous fais cela – ce qui sera vraiment beaucoup plus désagréable pour vous.

Schématiquement :

— H annonce à M qu’il risque de souffrir un dommage X0
— La réalisation de ce dommage dépend de H (agent du dommage).

— Ce dommage peut être suspendu si M réalise telle chose X1, explicitement exigée  par H, et que M ne ferait pas spontanément, de bon gré.
— Pour M, X1 est moins dommageable que X0: il est raisonnable de donner sa bourse pour sauver sa vie.

On peut discuter de la nature argumentative d’un tel discours. Mais devant l’alternative “la bourse ou la vie !”, il semble raisonnable de sacrifier la bourse ; en tout cas, lorsqu’il faudra expliquer où est passé l’argent, l’existence d’une telle menace sera considérée comme une explication pleinement satisfaisante de sa disparition.

Le moyen suggéré doit réellement supprimer la menace actuelle. Si le menaceur laisse ouverte la possibilité d’un nouveau rançonnement, alors il ne reste plus au menacé que l’espoir de résister (cas des rançongiciels).

3. La menace, fondement du discours de la peur

Lat. arg. ad metum ; metus, peur.
Ang. : appeal to fear, “peur” ; scare tactics, “tactique alarmiste” ; arg. from threat, “menace”.

La tradition des études argumentative, s’intéresse à la situation où le locuteur est source de la menace ou représente un humain, une institution source de la menace.
La manœuvre a été abondamment désigné métonymiquement par l’instrument de la menace :

— Menace du bâton donc métonymiquement appel à la force, à la contrainte physique. Il peut s’agir de bâton au sens propre de châtiment physique dans ce monde ou dans l’autre (enfer), ou au sens symbolique de blâme. V. Foi et superstition.
(Lat. ad baculum, de baculum “bâton” ; ang. arg. from the stick)

— Menace de la prison sous-espèce de la précédente.
(Lat. ad carcerem, de carcer, prison)
— Menace plus ou moins métaphorique de foudroyer toute résistance
(Lat. ad fulmen, de fulmen, foudre ; ang. thunderbolt arg.).
— Menace de frapper au portefeuille. L’argument du portefeuille (différent de l’argument de la richesse) recouvre toutes les formes de menace et de récompense liées aux intérêts financiers.
L’argument du portefeuille est parfois désigné sous son nom latin, ad crumenam, Lat. crumena “bourse” ; ang. argument to the purse).

Dans tous les cas, la menace produit de la peur (a contrario : “vos menaces ne me font pas peur”). La caractérisation précise de l’émotion induite dépend du mode de construction de la menace, selon qu’elle a ou non une source précise (“on sent qu’il va nous arriver quelque chose”), qu’il existe un agent identifié origine de la menace ; qu’il existe ou non des possibilités de contrôle (“nous allons vers un conflit des civilisations”). Si la menace est causale, sans source précise ni possibilité de contrôle ou de refuge (“tout fout le camp”), le discours de la menace construit de l’inquiétude diffuse, de la peur, de l’angoisse, voire des crises de panique. La substitution de l’agentivité à la causalité qui permet de se livrer à la quête de responsables.

4. Menace et contre-menace : la dissuasion

Tout ceci se déroule dans la logique du malandrin, qui suppose que le rapport de force est en sa faveur. Mais l’agresseur peut avoir mal évalué la situation ; s’il s’en prend à Fanfan la Tulipe, il sortira perdant de l’aventure. En restant sur le plan de la négociation, le menacé peut disposer de ressources lui permettant de faire chanter le maître chanteur. Il peut à son tour proférer des contre-menaces, qui permettent de rétablir le statu quo.

Si les forces sont exactement équilibrées, la réciprocité des menaces détruit la menace, comme le dit du moins la doctrine de la dissuasion ou de l’équilibre de la terreur. Selon le discours officiel, la menace n’a pas pour objet d’obtenir quelque avantage sur l’autre, mais seulement de préserver sa propre existence. Seul le mal peut contenir le mal, ce qui n’est pas satisfaisant du point de vue moral, V. “Toi aussi !”.

3.  Prévenir et menacer

L’agentivité (menacer) peut être dissimulée sous la causalité (prévenir).

3.1 H informe M et l’avertit

M peut ne pas être conscient des conséquences de ses choix :

X : — Dois-je vraiment mettre ces gants très peu commodes ?
Y : — Ces gants sont des maniques, si tu ne les mets pas, tu te brûleras.

Il ne s’agit pas de menace, mais d’argument par les conséquences négatives, mais les conséquences négatives se coordonnent très bien aux menaces. Si l’effet redouté est présenté comme une conséquence négative inexorable d’un comportement de M, M est l’artisan de son propre malheur. H prévient M et lui indique un moyen d’éviter ce malheur.

Si tu continues comme ça, tu vas droit à la catastrophe
Tu travailles dur pendant les vacances ou tu vas à la catastrophe.

La causalité est celle du monde social tel qu’il est envisagé par H :

X : — Dois-je vraiment faire mes devoirs ?
Y : — Si tu ne fais pas tes devoirs, pas de cinéma ce week-end, tu échoueras à ton examen, plus tard tu ne trouveras pas de travail, et tu iras en enfer.

3.2  A prévient – menace B

Le locuteur peut voiler sa menace sous la forme d’une argumentation par les conséquences ; autrement dit, l’agentivité est dissimulée sous la causalité. Dans le cas de la menace ouverte, le locuteur prend en charge son rôle de méchant en se présentant comme l’agent de l’événement négatif pour l’interlocuteur menacé. Si l’événement négatif est présenté comme causé par le comportement de l’interlocuteur lui-même, on a affaire à une argumentation par les conséquences négatives. L’interlocuteur est alors construit comme l’agent de son propre malheur. Dans cette configuration, le locuteur dégage sa responsabilité, il se met dans le rôle du conseiller.

Le changement de stratégie est identique à celui que l’on observe dans le cas du passage d’une politique résultant d’un choix volontaire à une politique orientée par la force des choses.

Question : L’entreprise doit-elle accorder une augmentation de salaire à ses employés ?
Le syndicat : — S’il n’y a pas d’augmentation, les ouvriers vont tout casser !
Le patronat : — Si vous persistez dans vos revendications, vous nous contraindrez à la fermeture de l’usine.

5. Ad baculum carotamque, “le bâton et la carotte”

Dans les mains du pouvoir établi, la menace et la peur, comme la joie et la récompense, peuvent être utilisées comme de puissants instruments de dissuasion et d’incitation, “que les bons se réjouissent et que les méchants tremblent”.

Le philosophe chinois Han-Fei propose une théorie du pouvoir comme usage expert des « deux manipules » (Han-Fei, Tao), qui sont les deux intérêts matériels motivant les actions humaines, les châtiments et les récompenses, hors de tout souci de rationalité ou de valeur d’un autre type, comme la justice. La gestion des actions humaines exploite deux mouvements psychiques antagonistes, la peur et la souffrance du châtiment ; le désir, puis la joie de la récompense. Les actes argumentatifs par excellence seraient ainsi la promesse (de récompense) et la menace (de châtiments) — si l’on admet qu’argumenter c’est persuader de faire ceci, ou dissuader de faire cela, V. Autorité ; Pragmatique.

La locution courante “manier la carotte et le bâton” associe ces deux formes d’appel à l’intérêt financier. L’argument dit ad baculum devrait plutôt être nommé ad baculum carotamque. On s’est intéressé principalement à l’argument du bâton, comme si l’argument de la carotte était tout de même plus acceptable ou plus rationnel. On peut également appeler “argument du portefeuille” l’argument de la carotte et du bâton utilisé par celui qui impose ses décisions par des sanctions financières (frapper au portefeuille) et des récompenses : “travaillez plus sinon vous serez renvoyés” (menace) ; “travaillez plus, vous gagnerez plus” (récompense). Il s’agit de “ faire, parce que sinon…” ou de “ faire, parce que ça rapporte”. La récompense joue ce que tous les humains sont supposés désirer, soit honos, uoluptas, pecunia : la gloire, le pouvoir, le plaisir, l’argent, V. Valeur.


Maximisation – Minimisation

Comme il est plus facile de réfuter des affirmations catégoriques générales que des affirmations restreintes, il est tentant pour réfuter un énoncé de le mettre au haut degré :

L1 :    — Dans ce jardin, il y a tout de même des coins qui sont mal entretenus !
L2 :    — Écoute, ce n’est quand même pas la jungle !

Le processus de maximisation est connu en rhétorique comme figure d’exagération (Gr. deínōsis) :

Sans avoir montré que la personne a ou non commis l’acte, on amplifie (auxèsèi) cet acte. Cela donne l’impression soit que l’accusé n’a pas accompli l’acte quand c’est lui qui amplifie, soit qu’il a commis l’acte, quand c’est l’accusateur. (Rhét., II, 24, 1401b1-10 ; Chiron, p. 407)

Le défenseur utilise le topos sémantique “plus le crime est grave, moins il est vraisemblable”  ;  l’accusateur utilise le topos “plus le crime est grave, plus il doit être sévèrement puni”.

À cette tactique d’exagération correspond l’euphémisation ou minimisation, V. Stase.

1. Exagération absurdifiante

La manœuvre d’exagération absurdifiante est une figure de réfutation connue en rhétorique sous le nom d’adynaton : « on utilise dans l’argumentation à la fois hyperbole et apodioxe pour établir une position par l’exagération de l’absurde de la position contraire » (Molinié 1992, Adynaton). La réfutation par l’absurde, est radicalisée par exemple en transposant analogiquement les conclusions à d’autres situations :

Pour éviter la récidive, exécutons tous les suspects, pour ne pas avoir d’accidents, laissons les voitures au garage.

Elle peut utiliser des mécanismes de l’argumentation par la pente glissante :

Tu veux manger végétarien, pas de problème, mange de la salade, va brouter la pelouse.

Soit la question “Faut-il juger les criminels psychopathes juridiquement irresponsables”, “les fous” ? Le rejet de la proposition “il faut juger les psychopathes”, a la même structure que la pente glissante, une invitation à “ne pas s’arrêter en si bon chemin” :

Jugeons tous les actes criminels. Quel que soit le niveau de conscience de l’auteur. Et pourquoi pas un chien ? L’actualité fournit une tragique occasion de faire encore progresser la justice. […] Et pourquoi le cyclone qui a récemment ravagé les Antilles, faisant plusieurs victimes et d’immenses dégâts matériels, échapperait-il aux foudres de la justice ?
M. Horeau, « Flagrants délirants ». [1]

C’est une manœuvre de destruction du discours qui ridiculise la position adverse en généralisant son raisonnement à d’autres situations inappropriées.

2. Euphémisation

La stratégie de minimisation ou d’euphémisation se produit lorsque le fait est reconnu, mais la nature du préjudice ou la portée de l’acte critiqué sont considérées comme quasi nulles (indifférentes). Si on me reproche d’avoir volé une mobylette, je peux répondre : “oh, ça n’est jamais qu’une vieille mobylette toute cassée et sans valeur aucune”. Le sentiment associé est l’indifférence, et l’accusateur est incité à se calmer.
Tout peut être euphémisé, même la torture des gens sans importance :

30-7-84 Christian Von Wernich (aumônier [capellán] de la Police de Buenos-Aires, actuellement prêtre à Bragado) (déclaration à la revue Siete DíasQu’on me dise que Camps a torturé un pauvre type que personne ne connaît, bon, d’accord et alors ? ; mais comment aurait-il pu torturer Jacobo Timermann, un journaliste à propos de qui il y avait une pression mondiale constante et décisive, ne serait-ce que pour cela !”
Carlos Santibáñez et Mónica Acosta, [Les deux Églises] (souligné par nous) [2]

Dans les conflits de catégorisation traités par l’argumentation a pari, les partisans de l’alignement des catégories minimisent les différences entre catégories, les partisans du maintien de catégories différencies maximisent ces différences,

3. Tension exclamative

La tension exclamative radicalise les contenus et les pose au-delà de la contestation (Plantin 2020).
En terme de véridiction, il s’ensuit que la seule ouverture à la contestation est l’attaque personnelle.


[1] Le Canard Enchaîné, 29 août 2007, p. 1.
[2] Carlos Santibáñez et Mónica Acosta, Las dos Iglesias. Rapport élaboré par Carlos Santibáñez et Mónica Acosta, en commémoration du vingtième anniversaire de l’assassinat de Monseigneur Angelelli,
http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/dosigles/02.htm], 20-09-2013


 

Manipulation

1. Le mot et les domaines

Dans la forme “manipule N1”, manipuler a deux significations :

1. Manipuler1: N1 désigne un animé non-humain (“manipuler des sacs de ciment”) ; une partie du corps, ou le corps physique lui-même (“masser” : “manipuler les vertèbres” ; “ je vais me faire manipuler à 10 h”).

2. Manipuler2 : N1 désigne une personne en tant que synthèse de représentations et capable d’auto-détermination. Dans ce second sens, qui est récent (Rey [1992], Manipuler), manipuler, c’est instrumentaliser : “considérer une personne comme un objet, un pur instrument pour une certaine fin”.

Les deux sens sont liés, leurs familles dérivationnelles sont identiques (manipulateur, manipulation, manipulatoire). On parle de manipulation au second sens dans les domaines suivants.

— En psychologie, dans la vie quotidienne : “une personnalité manipulatrice”.

— Dans le domaine politico-militaire : la propagande blanche est destinée à l’opinion publique du propre pays ; elle peut être mensongère et manipulatrice ou non. La propagande noire est nécessairement manipulatrice dissimule son origine et son intention réelle, elle se présente comme émanant d’une source amie, alors qu’elle provient de l’ennemi ; elle est du domaine de la désinformation et de “l’intox”.

— Dans le champ de l’action commerciale et des techniques de marketing, on manipule les gens pour les pousser les gens à acheter quelque chose plutôt que rien, ou ceci plutôt que cela, sans tenir compte de leurs intérêts et de leur volonté informée. Cette manipulation fait appel à différentes techniques pour amorcer et ferrer le client, V. Étapes.

— Dans les domaines politique, idéologique et religieux.

Dans ces différents domaines, la question de la manipulation croise celle de l’argumentation.

2. “Faire faire” : de la collaboration à la manipulation

La manipulation est une ressource qui peut être mobilisée dans des situations où une personne M poursuit un but β ; pour atteindre ce but, il a besoin qu’une autre personne, N, pense ou agisse de telle et telle manière.

2.1 Tractation à but ouvert

1) M estime que β est dans l’intérêt de N ; N est d’accord.

N a une représentation positive de β ; il estime que β est important, agréable, dans son intérêt ; il poursuit β spontanément, pour des raisons indépendantes. Il s’ensuit que M a besoin de N, et N a besoin de M : M et N coopèrent sur β. Éventuellement, si l’engagement de N est moins évident, dans une démarche ouverte, M persuade, par des arguments, N de s’associer à lui pour réaliser β : N sait que M a l’intention de l’amener à faire β, et ils se parlent.

2) Faire β n’est pas vraiment dans l’intérêt de N.

Faire β est égal ou légèrement ennuyeux pour N. Spontanément, il n’interviendrait pas, ne collaborerait pas avec M sur β. M peut alors agit sur la volonté de N ou sur ses représentations.

(a) Action sur la volonté de faire

Dans cette situation, M peut entreprendre de persuader N de faire β. Il menace N (ad baculum), le soudoie (ad crumenam), l’apitoie (ad misericordiam), lui fait du charme, le séduit (ad amicitiam), V. Menace ; Émotion. N a toujours une représentation plutôt négative de β. Mais ces arguments, s’il s’agit d’arguments, ont transformé la volonté d’agir de N, et finalement N veut bien faire β même si β ne lui plaît toujours pas. Il fait βquand même, même si, à contrecœur” ; “c’est bien parce que ça te fait plaisir”. On peut discuter pour savoir s’il y a eu ou non manipulation de la volonté de N.

(b) Action sur les représentations de l’action à faire

M reformate β de façon à ce que β apparaisse agréable à N, dans son intérêt ; on retrouve la première possibilité : N veut bien faire β parce que, maintenant, ça lui paraît bien.

Dans le cas (a), N fera un travail qu’il sait dangereux, bien qu’il soit dangereux, parce qu’il est bien payé. Dans le cas (b), N fera un travail, dangereux ou non, dont il pense qu’il n’est pas dangereux. M peut combiner les deux stratégies : “tu peux bien faire ça pour moi, c’est pas si dangereux”. Dans ces deux cas, il n’y a pas forcément manipulation. M a présenté ouvertement à N son but, lui faire faire β. N s’est laissé convaincre, peut-être par de bons arguments. Il se peut que le travail ne soit pas si dangereux, et fort bien payé.

Il n’y a clairement manipulation que si M sait que le travail est dangereux, et qu’il a sciemment mal représenté ou dissimulé le danger à N. Le mensonge est à la base de la manipulation. 

3) Faire β est contre les intérêts et les valeurs de N

Dans ce cas, β est franchement contraire aux intérêts de N ; dans les circonstances normales, N s’opposerait spontanément à M sur β. Il reste néanmoins possible pour M :

— De persuader N de vouloir faire quelque chose de contraire à ses intérêts ou à ses valeurs, par exemple de se suicider, de se sacrifier, même s’il n’a pas envie de mourir, au nom d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs : “Dieu, le Parti, la Nation, te le demandent” ; “tu dois sacrifier des enfants pour faire triompher notre cause”.

— De persuader N que l’action à laquelle on le pousse est bonne et qu’il la fait dans son propre intérêt. M inspire à N le désir du sacrifice, même si N n’a pas spécialement envie de mourir, fût-ce dans son propre intérêt : “d’ailleurs, tu iras au Paradis”.

Les argumentations par lesquelles M a persuadé N de consentir à β sont dites manipulatoires parce qu’elles ne respectent pas une hiérarchie des valeurs que l’on considère comme naturelle. Il y a manipulation, parce que, par des discours condamnables, on a persuadé N de faire quelque chose auquel aucune personne de sang-froid, dans son bon sens, dans les conditions normales ne souscrirait ; la problématique de la manipulation rejoint celle du lavage de cerveau.

2.2 Tractation à but masqué

Dans les cas précédemment évoqués, N est plus ou moins conscient de ce qu’il est réellement en train de faire. Le mensonge sur les intentions réelles de M, le masquage du but réel β auquel est substitué un but secondaire auquel N adhère sont les éléments essentiels de la manipulation “profonde”.
Les propres intérêts de N, ou la conception qu’il a de ses intérêts, le poussent à poursuivre des buts diamétralement opposés à β ; M et N poursuivent des buts antagonistes. M doit donc dissimuler à N son objectif β. Dans ce cas, M trouve un but leurre (βleurre) tel que :

(1) βleurre est positif pour N : N pense que son intérêt est de faire βleurre.
(2) βleurre conduit fatalement à βcaché.
(3) N ignore, ne se rend pas compte que (2).

Si tout marche comme M le souhaite, N réalise le but-leurre, M empoche la mise, et N subit le dommage. N comprend ou ne comprend pas qu’il a été manipulé.

Il n’y a pas forcément communication verbale entre M et N au cours de ce processus. Cette forme de manipulation est celle du pieux mensonge qui poussait à mettre des édulcorants dans l’huile de foie de morue qu’on administrait aux enfants, ou celle que Calvin attribue aux moines qui veulent amener le peuple à son salut par tous les moyens fussent-ils condamnables, car la fin justifie les moyens. Il s’agit de multiplication des reliques de la vraie croix :

Que saurait-on dire autre chose, sinon que tout cela a été controuvé pour abuser le simple peuple ? Et de fait, les cafards, tant prêtres que moines, confessent bien qu’ainsi est, en les appelant pias fraudes, c’est-à-dire des tromperies honnêtes pour émouvoir le peuple à dévotion.
Jean Calvin, Traité des reliques [1543].[1]

Un cas limite est celui où le manipulateur dissimule simplement son but interactionnel. On vend une grosse encyclopédie à des gens ravis par cet achat ; mais ils savent à peine lire, ils n’ont aucun usage de ce type d’ouvrage, et, de toute façon, ils n’ont pas les moyens de payer les traites (d’après Lorenzo-Basson 2004). Il y a manipulation parce que le vendeur réussit le tour de force de maintenir dans l’arrière conscience des acheteurs la nature réelle de la rencontre, une interaction de vente (β) avec ses aspects financiers, et de la faire paraître comme une conversation amicale (β leurre).

3. Manipulation et pratique du pouvoir

Le statut accordé à la manipulation est lié à une vision du pouvoir et de l’action : le pouvoir s’exerce-t-il par la force et par le mensonge, ou par la raison et l’argumentation ? Sur la nécessité du mensonge d’État, Lénine rejoint Churchill et rencontre Rumsfeld :

Je dois avouer que ce qu’on appelle les milieux cultivés de l’Europe occidentale et d’Amérique sont incapables de comprendre ni la situation actuelle, ni le rapport réel des forces. Ces milieux doivent être considérés comme sourds-muets.
Dire la vérité est un préjugé bourgeois mesquin tandis que le mensonge est souvent justifié par les objectifs.

Lénine, cité dans V. Volkoff, La désinformation, arme de guerre, 2005[2]

Parlant de la nécessité vitale de garder secrets le lieu et l’heure du débarquement en Normandie, en juin 1944, Churchill a déclaré :

En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’il faut toujours l’entourer d’une garde du corps de mensonges. [In wartime, truth is so precious that she should always be attended by a bodyguard of lies.]

N’empêche que :

La vérité est irréfutable [incontrovertible], l’ignorance peut s’en moquer, la panique peut la détester, la méchanceté peut la détruire, mais elle est là.[3]

La guerre autorise sans doute beaucoup de choses que la démocratie s’interdit en temps de paix. Au début du 21e siècle, le courant néo-conservateur américain[4] a réactivé cette notion de “noble mensonge”, de la nécessité d’un corps de “bodyguards of lies”, construisant une vérité qui n’est ni adéquation au réel ni le meilleur accord humainement réalisable, mais une “vérité stratégique”, imposée si nécessaire par une “fraude pieuse [pious fraud]” auprès des citoyens.
En Argentine de l’entre-deux-guerres certains avaient développé la notion de “fraude patriotique” [fraude patriótico] aux élections, adaptant aux temps modernes les pratiques que Calvin attribue aux moines médiévaux.

4. Argumentation et manipulation

Signifier n’est pas manipuler

Dans le cadre de la logique naturelle, l’étude des schématisations est l’étude du processus discursif de construction du sens, par laquelle le locuteur construit, « aménage » (Grize 1990, p. 35) une signification synthétique, cohérente, stable, à l’intention de son interlocuteur. Dans tous les cas, cette signification n’est pas la réalité, mais un éclairage de la réalité. En ce sens, toutes les perspectives constructivistes de la réalité par le discours peuvent être dites manipulatoires, au sens 1, sur le matériau discursif, d’où manipulatoires2 sur les interlocuteurs. Cette vision manipulatrice2 résulte d’une dramatisation du processus de signification, qui ne correspond pas au sens ordinaire du terme de manipulation, qui suppose le mensonge délibéré.

Argumentation et propagande

Un fil très ténu sépare l’étude de l’argumentation telle que la définit le Traité de l’argumentation de celle de la propagande politique, telle que la définit Domenach : dans le premier cas, il s’agit de « provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on propose à leur assentiment » au moyen de procédés discursifs (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 5), dans le second de « créer, transformer ou confirmer des opinions », au moyen de procédés pluri-sémiotiques (image, musique, participation à des mouvements de foule, Domenach 1950, p. 8).
Cette différence est peut-être celle de la ratio-propagande à la senso-propagande de Tchakhotine (1939, p. 152) ; la première agit « par persuasion, par raisonnement » et la seconde « par suggestion » (ibid.).

Manipulation et mensonge

Le mensonge et le masquage des intentions font, dans tous les cas, basculer de l’argumentation à la manipulation. Le discours manipulatoire est fondamentalement tromperie et mensonge qui s’entend par action (dire sciemment le faux) et par omission (omettre de dire tout le vrai alors que l’interlocuteur l’attend)  : mensonge référentiel, parce qu’on présente comme vraies des informations qui ne le sont pas, un but affirmé qui n’est pas le vrai but ; mensonge des constructions discursives qui présentent comme inéluctables des enchaînements qui ne le sont pas ; mensonge sur l’identité du locuteur, qui n’est pas ce qu’elle prétend être ; mensonge émotionnel emporté par de fausses représentations.

La dénonciation du discours manipulatoire est une dénonciation du mensonge, or le mensonge n’est pas toujours lisible dans le discours, il n’y a pas de marque du discours mensonger. C’est pour cela que, comme le dit Hamblin « le logicien n’est le juge ni la cour d’appel ; et un tel juge ou une telle cour d’appel n’existent pas » ([[The logician] is not a judge or a court of appeal, and there is no such judge or court]) (1970, p. 244). La dénonciation ne peut se faire qu’au nom d’une vision de la réalité, en d’autres termes, elle est l’affaire des participants informés eux-mêmes, V. Évaluations.


[1] Œuvres choisies. Éd. présentée, établie et choisie par O. Millet, Paris, Gallimard, 1995, p. 199.
[2] Lausanne, L’Âge d’Homme, 2004, p. 35.
[3]http://quotations.about.com/cs/winstonchurchill/a/ bls_churchill.htm (20 – 09 – 2013)
[4] Donald Rumsfeld, US Department of Defense Briefing, 25 sept. 2001


 

Logos – Pathos – Éthos

Les théories de l’argumentation rhétorique orientées vers la persuasion et l’action mettent au premier plan la construction et la gestion stratégique des personnes, de leurs intérêts, valeurs et émotions. Sous sa forme la plus accomplie, la rhétorique se donne comme une technique du discours visant à déclencher une action : faire penser, faire dire, faire éprouver et, finalement, faire faire. C’est l’action accomplie qui fournit l’ultime critère de la persuasion réussie, qu’on réduirait indûment à un simple état mental, à une “adhésion de l’esprit”. On ne peut pas dire que le juge rhétorique a été persuadé s’il ne se prononce pas en faveur de la partie qui l’a convaincu.
Les liens entre conviction et action sont loin d’être clairs. On raconte qu’un parlementaire de la troisième République répondit à quelqu’un qui avait entrepris de le convaincre : “vous pouvez tout à fait changer mon opinion, mais vous ne changerez pas mon vote” : cette boutade manifeste bien la différence entre les déterminants de la représentation et ceux de l’acte.

Pour atteindre ces buts – faire croire, orienter la volonté, déterminer l’action, dans la mesure du possible – la rhétorique exploite trois types d’instruments de persuasion (Grec pistis, “moyens de pression”). Ces voies vers la persuasion constituent les preuves techniques qui définissent son domaine propre. Aristote distingue trois types de preuves techniques :

Parmi les moyens de persuasion, fournis par le moyen du discours, il y a trois espèces. Les uns, en effet, résident dans le caractère (èthos) de celui qui parle, les autres dans telle ou telle dispositions (diatheinai pôs), les autres dans le discours (logos) lui-même, par le fait qu’il démontre ou paraît démontrer. (Rhét., I, 2, 1356a1; Chiron, p. 126)

Les preuves “logo-iques” sont de type discursif et para-discursif, les preuves éthotiques et pathémiques mobilisent en outre toutes les ressources  de la sémiotique du corps. La mise en parallèle “éthos, pathos, logos” pousse à assimiler les trois types de preuves, ce qui amène à définir la preuve rhétorique, l’argument (pistis), comme tout moyen de pression, verbal ou paraverbal, capable d’induire une croyance et d’amener à une action. Le discours rhétorique est défini par ses effets perlocutoires (attachée aux effets non linguistiques de la parole).
Cette apparente unité fonctionnelle masque la différence structurelle qui oppose ces trois formes “d’arguments”. Comme la construction de la personne (éthos), l’appel à l’émotion (pathos) diffuse sur tout le discours, alors que les preuves liées au logos par exemple,  l’argument par les conséquences a nécessairement une forme verbale.

Cicéron assigne trois buts à l’orateur : prouver, plaire, émouvoir (probare, conciliare, movere) (De l’or., II, XXVII, 115 et note ; p. 53). Prouver relève du logos ; conciliare, traduit par “plaire”, de l’éthos, et émouvoir, du pathos.

Le discours doit d’abord enseigner par le logos, c’est-à-dire informer (raconter, narrer) et argumenter, V. Invention. Cet enseignement emprunte la voie intellectuelle vers la persuasion, celle de la preuve et de la déduction. Mais information et argumentation sont, d’une part, menacées par l’ennui et l’incompréhension, il faut donc, donner aux auditeurs des indices indirects (mais en pratique décisifs) de vérité : c’est la fonction de l’éthos (“tu ne comprends rien, mais tu peux me faire confiance…”). D’autre part, elles ne suffisent pas à déclencher le “passage à l’acte”, d’où le recours au pathos. Il ne suffit pas de voir le bien, il faut encore le vouloir ; les stimuli émotionnels quasi physiques, qui constituent le pathos sont les déterminants de la volonté.

La preuve logo-iques est considérée sinon comme objective, du moins la seule des trois pouvant servir de preuve au sens propre du terme. En effet, elle remplit, au moins partiellement, la condition propositionnelle du raisonnement — être formulée dans un énoncé identifiable, pouvant être évalué plus ou moins indépendamment de la conclusion qu’elle soutient —, ce qui la rend ouvert à la réfutation. En contraste, les preuves pathémiques et éthotiques sont diffuses, et exprimées par le biais des canaux signifiants non verbaux, et sont donc difficilement accessibles à la réfutation verbale. Ceci explique peut-être pourquoi les  textes classiques insistent sur la supériorité pratique des preuves éthotiques et pathémiques sur les preuves logo-iques, V. Persuasion.

Afin de construire des représentations objectives du monde, les théories de l’argumentation orientées vers la construction des connaissances focalisent sur les objets du débat : (définitions et catégorisations ; environnements des faits ; indices probables et nécessaires ; réseaux causaux et analogiques, etc.), et sur la fonction représentationnelle du langage et du discours (définitions bien construites et univoques, énoncés sans ambiguïté, etc.). En termes rhétoriques, il s’agit d’aligner le logos “technique” sur le logos “non technique”, en d’autres termes, de désubjectiviser le logos.


 

Logiques du dialogue

Dans la seconde moitié du XXe siècle, ont été construits différents systèmes visant à donner une représentation formelle du dialogue argumentatif.

— Else Barth et Jan L. Martens ont développé une dialectique formelle (formal dialectic) pour l’analyse de l’argumentation (Barth & Martens, 1977).

— Jaakko Hinttika s’est intéressé à la sémantique des questions et à la construction d’un type de dialogue spécifique, le dialogue de recherche de l’information (information-seeking dialogs) [1].

— Outre l’exposé et la critique de ce qu’il a appelé le «traitement standard des fallacies», Charles L. Hamblin (1970) a proposé une dialectique formelle (formal dialectics).

— À partir des travaux de Hamblin, Douglas Walton et John Woods ont développé une approche logique des fallacies (Woods & Walton 1989) et des dialogues argumentatifs (dialog games) (Walton 1989).

— La Logique dialogique (Dialogische Logik, dialog logic) de Lorenzen & Lorenz (1978) est une référence fondamentale pour le courant pragma-dialectique. Deux aspects de ces travaux peuvent être distingués, d’une part une contribution à la logique formelle, d’autre part l’extension de ce modèle à la définition du dialogue rationnel.

1. Une contribution à la logique

Cette contribution consiste en une méthode de définition des connecteurs logiques non plus par la méthode traditionnelle des tables de vérité mais au moyen de mouvements permis ou défendus dans un “ jeu dialogique”. Considérons par exemple le connecteur “ &”, “et”.
Il peut être défini par la méthode des tables de vérité.

P Q P  &  Q ligne 0
V V V ligne 1
V F F ligne 2
F V F ligne 3
F F F ligne 4

La méthode des jeux dialogiques le définit par la partie suivante :

(a) Premier round, l’opposant attaque P.

Proposant : P & Q
Opposant : Attaque P
Proposant : Défend P

Si le proposant défend P avec succès, il gagne cette première manche. Sinon, la partie est finie, et il a perdu. Si le proposant a gagné ce premier round, le jeu peut continuer.
Dans le langage des tables de vérité, ce round correspond aux lignes 3 et 4 du tableau :
si P est fausse (est réfutable), alors la conjonction “P & Q” est fausse.

(a) Second round, l’opposant attaque Q (correspond à la ligne 3 du tableau).

Proposant :      P&Q
Opposant :      Attaque Q
Proposant :      Défend Q

Si le proposant défend Q avec succès, il gagne cette seconde manche et la partie ; autrement dit, “P & Q” est vraie. Sinon, le jeu est fini, il a perdu la partie, “P&Q” est fausse.
Dans le langage des tables de vérité, ce round correspond à la lignes 2 du tableau :
si Q est fausse (est réfutable), alors la conjonction “P & Q” est fausse.

2. De la logique dialogique à la pragma-dialectique

La logique dialogique utilise trois formes de règles (van Eemeren et al. 1996, p. 258) :

— Règle d’ouverture (Starting rule) : le proposant commence par affirmer une thèse.
— Règles sur les coups permis et défendus dans le dialogue (voir supra).
— Règle de clôture, déterminant qui a gagné (Winning rule).

La pragmadialectique applique des règles similaires à l’analyse de l’argumentation :

— Règle d’ouverture (Starting rule) :

Règle 1. Liberté — les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute.
Eemeren, Grootendorst, Snoeck Henkemans 2002, p. 182-183

— Règle de clôture, déterminant qui a gagné (Winning rule) :

Règle 9. Clôture – si un point de vue n’a pas été défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, l’autre partie doit retirer les doutes qu’il avait émis vis-à-vis de ce point de vue. (ibid.).

Les autres règles visent à assurer le bon déroulement d’un dialogue argumentatif en langue ordinaire visant à éliminer les différences d’opinion.

3. Une contribution à la théorie de la rationalité

Dans leur ouvrage intitulé Logische Propädeutik ; Vorschule des vernunftigen Redens (Propédeutique logique : Préliminaire au discours rationnel, 1967), Kamlah et Lorenzen se fixent pour but de fournir « les éléments et les règles de tout discours rationnel » ([the building blocks and rules for all rational discourse], cité dans van Eemeren et al. 1996, p. 248). Dans la même perspective, « si l’on veut éviter que les participants à une discussion ou à une conversation ne se lancent dans d’interminable dialogues de sourds [speaking at cross purposes in interminable monologues], leurs pratiques langagières doivent observer certaines normes et règles ». L’objectif de l’entreprise est donc la construction d’un «  ortho-langage » (ibid., p. 253), définissant le comportement dialogal rationnel capable de résoudre les différends interindividuels.
Il y a évidemment une très grande différence entre cette approche de l’argumentation comme dialogue logique, et les approches interactionnelles de l’argumentation, fondées sur le dialogue naturel, qui commencent à se développer à la même époque.


[1] Hintikka, J., Saarinen, E. 1979. Information-seeking dialogues: Some of their logical properties. Studia Logica 38, 355–363 (1979). https://doi.org/10.1007/BF00370473.

Logiques : Art de penser — Branche des mathématiques

1. Logique classique

1.1 Le cadre aristotélicien

Aristote n’utilise pas le terme logique dans les Premiers et les Seconds analytiques ; il parle du «[raisonnement, discours] analytique démonstratif », ce qui correspond à l’acception actuelle du terme logique (Kotarbinski [1964], p. 5).
Les Seconds analytiques définissent ce qu’est le savoir scientifique :

Ce que nous appelons ici savoir, c’est connaître par le moyen de la démonstration. Par démonstration j’entends le syllogisme scientifique. (S. A., i, 2, 15-25 ; p. 8)

Il s’ensuit que :

Il est nécessaire que la science démonstrative parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes. (Ibid.).

Dans une note à ce passage, Tricot précise que:

Syllogisme est le genre, scientifique (producteur de science) la différence spécifique qui sépare la démonstration des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (Ibid., note 3).

Le syllogisme scientifique produit du catégorique, le syllogisme dialectique du probable, et le syllogisme rhétorique du persuasif. C’est dans ce cadre que se comprend la position de la persuasion dans la rhétorique d’Aristote.

La  logique traditionnelle consiste en une analyse des propositions comme des constructions sujet-prédicat, une théorie des relations entre les quatre formes de proposition analysées et une théorie du syllogisme et des paralogismes.

1.2 Logique et raison

Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin (1225-1274) reprend la définition aristotélicienne de la logique, en relation avec la réflexivité de l’acte de raisonnement :

La raison maîtrise non seulement les opérations des facultés qui lui sont soumises, mais encore son acte propre. […] L’intelligence s’auto-comprend et la raison peut se pencher sur sa propre activité. (Thomas d’Aquin, Sec. An., Com., p. 46)

La logique est la science de la raison :

L’intelligence possède une sorte d’art directeur de son propre acte, grâce auquel l’homme raisonne avec méthode, aisance et sûreté. Cet art, c’est la logique, la science rationnelle [science de la raison]. (Ibid.)

Cette définition est fondamentale pour la logique néo-thomiste, notamment pour Maritain qui définit la logique comme : « l’art QUI DIRIGE L’ACTE MÊME DE LA RAISON » (Maritain [1923], p. 1 ; majuscules dans le texte), définition reprise par Chenique (1975), cf. infra §2.4.

Dans une perspective proche, l’objet de la logique peut être déplacé de la raison au raisonnement (de la capacité à son produit concret), mettant au premier plan la valeur normative de la logique formelle, définie comme :

une science qui détermine quelles sont les formes correctes (ou valides) de raisonnement » (Dopp 1967, p. 11 ; italiques dans le texte).

1.3 La logique comme étude de l’inférence

Selon les logiciens mathématiciens :

(La logique est) la discipline qui traite de l’inférence correcte. (Vax 1982, Logique)

La logique a pour objet les principes de l’inférence valide. (Kneale & Kneale [1962], p. 1)

La logique a la fonction importante de dire qu’est-ce qui s’ensuit de quoi. (Kleene [1967], p. 11)

1.4 La logique est une science

Comme toute science, la logique a pour tâche la poursuite de la vérité. (Quine [1973], p. 11)

Les stoïciens ont les premiers défini la logique non pas, à la manière d’Aristote comme un organon, un instrument (au service des sciences) mais une science.

1.5 Logique classique

La logique dite classique (ou logique traditionnelle, selon Prior 1967) est par nature une logique formelle : c’est un des mérites révolutionnaires d’Aristote d’avoir introduit l’usage systématique des variables. Elle est constituée d’un ensemble de thèses qui synthétisent des propositions d’origine aristotélicienne, stoïcienne, ou médiévale. Elle comprend deux parties :

— La logique des propositions analysées ou calcul des prédicats, qui correspond à la théorie aristotélicienne du syllogisme.

— La logique des propositions inanalysées ou calcul des propositions, qui s’intéresse à la construction, à l’aide de connecteurs logiques, de propositions complexes à partir de propositions elles-mêmes simples ou complexes, ainsi qu’à la détermination des formules valides (lois logiques, ou tautologies). Le calcul des propositions est d’origine stoïcienne.

“Lois de la pensée”
La logique classique est fondée sur divers principes, qu’elle considère comme des “lois de la pensée” :

— Principe de non-contradiction             

— Principe du tiers exclu, V. Proposition §321
La définition de la négation logique découle de ces deux principes.

 — Principe d’identité, “a = a”.
Toute chose est identique à elle-même ; toute chose est ce qu’elle est.

L’époque contemporaine a vu la multiplication des formalismes logiques dits “non classiques”. Ces formalismes logiques sont parfois inspirés par certains phénomènes du langage ordinaire non pris en compte par la logique classique, comme le temps ou la modalité, qu’elles se proposent de formaliser.

2. Logiques : art de penser, branche des mathématiques

2.1 La logique “art de penser” et l’émergence de la méthode scientifique

D’Aristote jusqu’à la fin du 19e siècle, la logique classique est considérée comme l’art de penser correctement, c’est-à-dire de combiner les propositions de façon à transmettre à la conclusion la vérité des prémisses dans un même univers de sens stabilisé.
Les règles du raisonnement valide (de l’argumentation correcte) sont données par les règles d’évaluation du syllogisme, qui permettent de trier les syllogismes valables et de rejeter les paralogismes (raisonnement vicieux, paralogismes proprement dits, sophismes). Déterminant ainsi les schémas de raisonnement valides, la logique fournit la théorie du discours rationnel-scientifique.

À l’époque moderne, cette conception de la logique comme science du raisonnement discursif assimilant raisonnement scientifique, raisonnement syllogistique et  pensée naturelle a été déstabilisé par l’émergence des sciences structurées par le raisonnement expérimental fondé sur l’observation, la mesure, la prédiction et l’expérimentation, le tout régulé par le calcul mathématique.

À l’époque contemporaine, la logique a été intégrée aux mathématiques. Cette évolution a commencé à la Renaissance, et on peut la repérer chez Ramus (1515 – 1572, Ong 1958), pour qui jugement, logique et méthode doivent être pensés comme des opérations autonomes, sur un plan que nous appellerions épistémique ou cognitif, hors rhétorique et hors langage.
La mutation apparaît avec évidence si l’on compare La Logique ou l’art de penser contenant outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles propres à former le jugement d’Arnauld et Nicole (1662) au Traité de l’art de raisonner (1796) de Condillac. Dans ce dernier ouvrage le langage du raisonnement n’est plus la langue naturelle dans sa capacité syllogistique, mais la géométrie. L’argumentation rhétorique n’est jamais prise en compte ; ainsi de l’analogie, n’est retenue que la proportion mathématique ([1796], p. 130). Les règles de la méthode scientifique ne sont désormais plus celles du syllogisme, mais celle des sciences ayant recours à l’observation, à l’expérience et au calcul.

2.2 Mathématisation de la logique

La logique est par nature formelle : elle s’intéresse non pas au contenu (à la substance, à l’objet particulier) des raisonnements ou des inférences, mais à leur forme. Elle a été formalisée, au sens d’axiomatisée et mathématisée, à l’époque contemporaine. La publication de la Begriffschrift (“écriture du concept”) par Frege, en 1879, marque le point à partir duquel la logique ne peut plus être vue comme un “art de penser“, mais comme un “art de calculer”, une branche des mathématiques.

Au début du XXe siècle, la logique classique est gagnée par le « crépuscule des évidences » :

On passe de la logique aux logiques qu’on construira à volonté, et à son tour, cette pluralité de logiques retire son privilège à la logique classique, qui n’est plus qu’un système parmi d’autres, comme eux simple architecture formelle dont la validité ne dépend que de sa cohérence interne. (Blanché 1970, p. 70 ; p. 71-72)

En s’axiomatisant, la logique renonce à sa fonction rectrice de la pensée, donc à sa fonction critique. Elle ne fournit plus le modèle du discours rationnellement argumenté ou de l’échange dialectique. C’est à cette époque que la logique est devenue cette discipline formalisée contre laquelle devaient s’opposer, dans les années 1950 et 1970, les logiques dites naturelle, non-formelle, substantielle… De fait, la logique classique maintenue doit être ajoutée à cette liste.

2.3 Résistance à la formalisation : Le néo-thomisme

La problématique de l’argumentation logique comme méthode de pensée s’est maintenue en théologie, comme partie importante du cursus philosophique néo-thomiste. En 1879 — date également de la publication de la Begriffschrift de Frege —, le pape Léon XIII publie l’encyclique Aeterni Patris, qui établit Thomas d’Aquin et son interprétation de l’aristotélisme comme une sorte de philosophie officielle de l’église catholique romaine, promouvant ainsi une vision de la logique comme fondement de la pensée au moment même où cette orientation était scientifiquement dépassée.

Néanmoins, le néo-thomisme a produit un courant d’enseignement et de recherche sur la logique classique comme méthode de pensée et cadre analytique pour la cognition en langage naturel. On trouve des développements substantiels relatifs à la logique traditionnelle, comme ainsi d’intéressantes considérations sur les types d’arguments, les sophismes et paralogismes, dans des manuels de philosophie d’inspiration néo-thomiste pour l’éducation religieuse à un niveau supérieur. D’importants travaux, comme la Petite logique de Maritain ([1923]), Tricot (1928), Chenique (1975) témoignent de cet intérêt pour la logique comme structure et méthode de la cognition naturelle, ainsi que du refus des conceptions formalistes de la logique.

Ce courant a ainsi développé une vision des liens entre logique et argumentation bien distincte de celle de la “Nouvelle rhétorique”, qui oppose logique et argumentation.

La théorie des trois opérations de l’esprit

La théorie des trois opérations de l’esprit vient de Maritain (1937, §2-3). Elle reprend ainsi la logique classique, abandonnée par les logiciens attirés par les potentiels des modèles mathématiques. Elle met particulièrement en lumière la nécessité de prendre en compte la genèse progressive de l’argumentation à partir du mot et de la proposition. Elle a ainsi toute sa place dans une analyse des raisonnements en langue ordinaire.

L’argumentation comme processus mental

Comme processus mental, l’argumentation est définie par trois “opérations de l’esprit”, l’appréhension, le jugement et le raisonnement :

Appréhender [1]. Par l’appréhension, l’esprit saisit un concept, “homme”, puis le délimite “tous les hommes”, “certains hommes”.
Juger.  Par le jugement, l’esprit affirme ou nie quelque chose du concept ainsi délimité, pour aboutir à une proposition, l’homme est mortel”.
Raisonner. Par le raisonnement, l’esprit enchaîne ces propositions, de façon à progresser de vérités connues vers des vérités nouvelles.

L’argumentation comme processus discursif

Ces trois opérations cognitives correspondent respectivement à trois opérations linguistiques : nommer, prédiquer, enchaîner les propositions ou argumenter.

— Nommer. Cette opération correspond à l’ancrage langagier du concept, au moyen d’un terme, selon sa quantité ; elle ouvre la question de la référence.
Prédiquer, dire quelque chose à propos des êtres ainsi nommés et quantifiés, c’est-à-dire construire un énoncé.
Argumenter, enchaîner de façon ordonnées les propositions déjà connues, les prémisses, en un discours, l’argumentation, de façon à produire une proposition nouvelle, la conclusion, à partir de propositions déjà connues. L’argumentation au niveau discursif correspond au raisonnement au niveau cognitif.

Ce modèle linguistique-cognitif correspond assez bien au concept d’argumentation comme schématisation défini dans la logique naturelle de Grize.

3. Logique et argumentation

3.1 Mise à distance de la logique formalisée

Les logiques classiques ont un lien essentiel avec certaines formes du discours en langue naturelle ; elles sont, à leur manière, des théories de l’argumentation. Les logiques pragmatiques — logique non formelle, substantielle, ou naturelle — relèvent d’un mouvement de critique des formalismes axiomatisés pour une meilleure prise en compte des conditions écologiques de l’argumentation : l’argumentation est irréductiblement liée à la langue naturelle, et au contexte. La logique formalisée est décontextualisée et s’exprime dans un langage contraint, “enrégimenté”, qui exploite et oublie la langue naturelle, V. Argumentation et démonstration, §5.

Dans la tradition de la philosophie du langage, et sans prendre en compte la tradition de la rhétorique argumentative, Toulmin a montré que le mouvement de formalisation de la logique appelait un accompagnement, une contrepartie prenant en charge la pratique logique («  logical practice », [1958], p. 6), mobilisant des argumentations substantielles (« substantial argument », ibid., p. 125), dépendant du domaine considéré («  field dependant », ibid., p. 15), dont le modèle est la pratique juridique (« logic is generalized jurisprudence » ibid., p. 7) et dont le but premier est justificatif (« justificatory », ibid., p. 6)

À la différence d’autres théories de l’argumentation, peut-être en opposition au rejet de la logique par la nouvelle rhétorique, la logique non formelle (informal logic) et la logique naturelle ont conservé le mot logique dans leurs intitulés, V. Études d’argumentation; Argumentation: Définitions.

3.2 Langage logique et langue naturelle : Éléments différentiels

— L’intersubjectivité, exclue du langage logique, structure la langue, le discours et le raisonnement naturels.

— L’usage de la langue logico-scientifique est orienté vers la vérité, le langage commun par la véridiction.

— La langue des sciences est référentielle, la langue naturelle peut être utilisé figurativement. Elle permet la ruse, le mensonge, la manipulation, la fiction et l’humour, V. Figure ; Ironie.

— La logique et la science demandent des termes stables et définis de manière univoque. Le lexique de la langue naturelle est marqué par l’ambiguïté, le  floula polysémie et l’homonymie, les conflits de catégorisation et de définition.
Le sens des mots est défini en langue ; le sens des mots dans le dictionnaire est un condensé, extrait de leurs usages constatés. La signification des mots en discours s’ajuste au contexte, qui peut redéfinir leur sens. Le sens donné aux termes scientifiques stabilise leur usage, quel que soit le contexte.
L’apparition ou la redéfinition d’un terme scientifique est l’œuvre explicite de la communauté concernée (voir le cas du mot planète). Les définitions sont et restent stipulatives. Les mots nouveaux ordinaires ou les nouveaux sens de mots apparaissent peu à peu, et peuvent n’être enregistrés que tardivement dans le dictionnaire.

— La syntaxe de la langue logique construit des expressions bien formées et les enchaîne de façon univoque selon de règles de construction explicites. Les énoncés de la langue naturelle peuvent correspondre à plusieurs schémas syntaxiques, V. Composition et division ; Connecteurs logiques ; Connecteurs linguistiques.
Le langage ordinaire admet  le raisonnement hypothético déductif (mutatis, mutandis), mais également une variété de formes hétérogènes de raisonnement dont la théorie des types d’argumentation s’efforce de donner une idée.

— Le langage où termes et opérations sont définis de manière univoque élimine la redondance. Le discours naturel exploite la redondance sous toutes ses formes : marques de personne, de nombre, de temps ; redondance des traits sémantiques et des informations etc. Par exemple, la redondance est peut faciliter la communication, ou peut, au contraire,  lui faire obstacle, selon les intentions du locuteur, V. Verbiage.

— Toutes les opérations logiques se développent sur le registre de l’explicite. Le discours se déploie sur la base de plusieurs couches sémantiques, V. Présupposition. La pleine compréhension d’un discours demande qu’on tienne compte des projections du discours, c’est-à-dire du non-dit, des significations implicites, sous-entendues, ainsi que des allusions dont le déchiffrement, toujours incertain, dépend en particulier du contexte et de la connaissance qu’on a de l’interlocuteur.

— Le langage logique exprime pleinement un sens univoque. Le discours ordinaire projette son sens dans des directions incertaines, d’où la nécessité de l’interprétation.

Ces caractères différentiels qui, pour la logique, sont  autant de défaut de la langue ordinaires, constituent, dans le discours naturel autant de ressources contextuellement exploitables par les locuteurs, en fonction de leurs intentions communicationnelles.

V. Démonstration ; Déduction


[1] Ce sens de appréhender1, appréhension1 “saisir par l’intelligence” “acte d’appréhender1” n’a rien à voir avec celui de leurs homonymes appréhender2, “craindre”, appréhension2 “crainte”.