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Classification

Argumentations sur les  CLASSIFICATIONS

Les êtres sont catégorisés, nommés et définis sur la base des caractéristiques partagées, qui les rassemblent, et des spécificités, qui les différencient des êtres d’une autre nature.
Une fois catégorisés, nommés, définis, les êtres peuvent entrer dans des classifications qui procèdent par genres subdivisés en espèces, ayant chacune leur différence spécifique.
Une classification est un ensemble de définitions organisées selon leur degré de généralité, croissant de la base au sommet, décroissant du sommet vers la base.
Une classification représente la structure intelligible d’un domaine de réalité ; lire méthodiquement une classification, c’est faire un voyage raisonné dans ce domaine.

Catégorisations et classifications sont des espaces où s’applique le raisonnement syllogistique. L’ensemble constitue un universel anthropologique, ce que Lévi-Strauss appelle « la science du concret », science fondamentale partagée par tous les humains ([1962], chap. 1), et fondement de l’argumentation ordinaire.

Du point de vue de l’argumentation, le système catégorisation – nomination – définition – classification – syllogisme définit la logique comme un “art de penser » en langue naturelle. La théorie de la définition et de la classification a servi d’introduction au raisonnement logique, c’est-à-dire au raisonnement scientifique, Jusqu’aux développements modernes des mathématiques avec leur application aux sciences expérimentales, et l’émergence de la logique formelle.

1. Prédicats fondamentaux et définition essentialiste

Aristote assigne à la science la tâche de donner des définitions correctes des êtres apparentés, liées dans des classifications bien faites. Reconstruite par Porphyre (c.234 – c.305) dans l’Isagoge (“Introduction”), et transmise au Moyen Âge principalement par Boèce (c.480-525), cette « méthodologie aristotélicienne de la définition » (de Pater, 1965) a constitué l’équipement intellectuel fondamental de la science jusqu’à l’époque moderne.
Aristote distingue cinq types de prédicats fondamentaux (prédicables) : genre, espèce, différence, propre, accident [1]. Le statut logico-métaphysique exact de ces notions est disputé, mais leur fonction est claire, il s’agit d’assigner une structure logico-sémantique à des énoncés comme les suivants.

— Pierre est un humain : cet énoncé prédique une espèce, “humain”, d’un individu, Pierre.

— L’humain est un animal prédique un genre, “animal”, de l’espèce, “humain”.

— L’humain est raisonnable prédique une différence, “raisonnable”, de l’espèce, “humain”.
L’humain et le cheval sont deux espèces du genre animal ; à la différence du cheval et des autres animaux, l’humain est doué de raison.

— Le cheval hennit : dans son interprétation générique (les chevaux hennissent), cet énoncé prédique un caractère propre, hennir, d’une espèce, le cheval. Le propre est une caractéristique non essentielle d’une espèce ; hennir est le propre du cheval (tous les chevaux hennissent, et seuls les chevaux hennissent).
Définir l’homme comme un “bipède naturellement sans plumes” permet d’identifier l’être humain. La philosophie essentialiste reproche à cette définition de ne rien dire de ce qu’est, dans son essence, un humain. De même, “l’humain est le seul animal qui ait la faculté de rire (Aristote) —mais n’est pas un élément de sa définition essentialiste.

— Ce cheval souffre : prédique un accident d’un individu. L’accident est une propriété de l’individu qui ne caractérise pas l’espèce (ni un trait de genre, ni une différence), et qui ne lui est pas propre. Le cheval (les chevaux) ne peut pas être caractérisé, à n’importe quel niveau, comme un “animal souffrant”. Un cheval particulier peut souffrir ou non, selon les circonstances, alors qu’il ne peut pas être un mammifère ou non.

La définition aristotélicienne de l’humain est construite sur cette base :

L’humain est un animalgenre raisonnabledifférence

L'(espèce) “humain”]definiendum est définie comme [“animalgenre raisonnabledifférence]definiens

Quand on a défini-catégorisé un être, on l’a associé aux objets qui lui sont identiques et dissocié des objets différents. On en possède une connaissance scientifique, c’est-à-dire qu’on connaît de lui tout ce qui ne lui est pas attaché en tant qu’individu particulier, ce qu’on exprimait en disant qu’il n’y a pas de science du contingent (de l’accidentel).

L’erreur sur la nature de la prédication est à l’origine d’erreurs de définition, conduisant à une mauvaise catégorisation. Admettons que “certains nuages sont gris” et “tous les moineaux sont gris” soient des propositions vraies. La couleur est une propriété accidentelle des nuages, et elle correspond à un caractère commun partagé par tous moineaux, mais qui ne leur est pas propre: les éléphants aussi sont gris. Cette propriété, bien que partagée, ne permet pas de regrouper les nuages et les moineaux dans une même espèce naturelle ; tout au plus, peut-on dire que, du point de vue de l’effet de gris, certains nuages sont comme les moineaux. Autrement dit, si on argumente par analogie catégorielle sur le trait “gris”, pour regrouper dans la même catégorie les moineaux et les nuages, l’analogie est considérée comme fallacieuse, V. A pari: Analogie intra-catégorielle ; Métaphore.

2. Classification scientifique des espèces naturelles
et raisonnement syllogistique

La définition d’un être par son espèce, sa différence spécifique et son genre permet de le positionner correctement dans la classification dont il relève. Une classification scientifique est un classement raisonné et hiérarchisé des êtres, constitué par un système emboîté, représentable par une arborescence. Les éléments de base d’une telle classification sont les individus, et son point d’aboutissement la catégorie la plus générale (la plus abstraite), la plus élevée dans l’arbre.
On aboutit à des résultats plus ou moins convaincants selon qu’il s’agit d’animaux ou d’affects. Néanmoins, ce mode de pensée classificatoire a donné des résultats spectaculaires, bien entendu révisés avec les progrès scientifiques.

Au sommet de cette grande classification des êtres naturels, on trouve le règne minéral opposé aux deux règnes regroupant les êtres vivants, le règne végétal et le règne animal. Le règne inclut différents ordres qui comprennent eux-mêmes un certain nombre de familles, et ainsi de suite, selon la succession d’inclusions :

Règne > Ordre > Famille > Genre > Espèce :: {Individus}

Les classifications peuvent être complexifiées par l’introduction, entre le règne et l’ordre, de l’embranchement et de la classe.

Le genre est une réunion d’espèces présentant des caractères communs et des rapports phylogénétiques étroits. L’espèce est l’unité fondamentale de la systématique. Une espèce est un ensemble d’individus. C’est l’unité de base de la taxonomie. Dans le règne animal, les individus qui composent une espèce sont issus de parents identiques ou similaires et peuvent se croiser entre eux.[2]

 Espèce A :: Individus (objets, êtres particuliers)
      GENRE … Espèce I …
Espèce N :: Individus (objets, êtres particuliers)

 

En tant que domaine de connaissance, la taxonomie nécessite un langage dénominatif univoque, transparent pour le spécialiste. Les noms latins sont utilisés à cette fin. Le champignon dit “faux mousseron”, par exemple, est connu scientifiquement sous le nom de marasmius oreades, nom qui correspond à la taxonomie suivante : Ordre : Agaricales ; Famille : Marasmiaceae ; Genre : Marasmius ; Espèce : (Marasmius) Oreades

Raisonnement syllogistique sur les classifications scientifiques

Les classifications scientifiques obéissent aux lois de la théorie des ensembles. Les prédicats s’organisent en arborescences en fonction de leur généralité, ce qui permet d’effectuer des inférences syllogistiques valides. Loin d’être un tableau figé, une classification est un espace de raisonnement ; ce couplage taxinomie-syllogisme est un instrument fondamental de l’argumentation ordinaire. Argumenter, c’est ici se déplacer de façon réglée d’une branche à l’autre d’un “arbre de Porphyre”.
Dans la mesure où la taxinomie est bien faite, on peut parler de définition et d’inférence fondées sur la nature des choses : “— est un labrador” implique “— est un chien”, et les deux impliquent également “— est un mammifère”. D’où le syllogisme, “les labradors sont des chiens, or les chiens sont des mammifères, donc les labradors sont des mammifères” :

Les labradors sont des chiens
                   le labrador est une espèce du genre_1 ; = tous les L sont des C
Les chiens sont des mammifères

                   le genre_1 est un sous-genre du genre_2 ; = tous les C sont des M
Les labradors sont des mammifères
                    le labrador est une sous-(sous-espèce) du genre_2 ; = tous les L sont des M

Soit la définition : “Les hommesdefiniendum sont des animauxgenre raisonnablesdifférence
Elle permet de construire le syllogisme valide :

Les hommes sont des animaux         tous les H sont A
Les hommes sont raisonnables         tous les H sont R
Certains animaux sont raisonnables     certains A sont R

Inversement, si le genre C comprend les espèces E1, E2, … En, alors, on peut inférer immédiatement la vérité de la disjonction :

être un C” implique “être ou un E1, ou un E2 , … ou un En
X est un mammifère” implique “X est soit un chien, … soit une baleine

D’autres implications reposent sur le fait que le genre est caractérisé par un ensemble de propriétés qui appartiennent à toutes les espèces qu’il domine. Si “être un mammifère” est défini comme “être un vertébré, à sang chaud, à température constante, ayant une respiration pulmonaire, allaitant ses petits”, alors chacune de ces propriétés est attribuable à n’importe lequel des êtres qui sont des mammifères, quelle que soit leur espèce.

En résumé, une fois catégorisés, nommés, définis, les êtres pertinents pour une communauté peuvent entrer dans les classifications, procédant par genres subdivisés en espèces ayant chacune leur différence spécifique. Les classifications deviennent ainsi des espaces où s’applique le raisonnement syllogistique, l’ensemble constituant un universel anthropologique (Lévi-Strauss).

3. Classifications ordinaires, langue et raisonnement naturels

Selon les théories psychologiques et linguistiques du prototype, les classifications courantes comportent trois niveaux :

— les catégories de base (“— est un chien”)
— des catégories superordonnées (“— est un mammifère”)
— et des catégories subordonnées (“— est un labrador”).

Le mot catégorie est utilisé ici pour renvoyer à un niveau quelconque d’une classification.
Dans le langage ordinaire, espèce et genre fonctionnent comme des synonymes pour catégoriser approximativement des êtres qui ne correspondent pas au stéréotype catégoriel : “Regarde, il y a une espèce / un genre de champignons sur le mur !”.
Les êtres sont identifiés et désignés en premier lieu par leur catégorie de base, caractérisée par sa fréquence ou sa saillance, perceptuelle, culturelle ou cognitive. Communément, on reconnaît (on “voit”) d’abord un chien, non pas un mammifère ou un labrador, mais le spécialiste voit directement un labrador.

Sur le plan langagier, cette situation correspond à la relation d’hyponymie et d’hyperonymie. La relation d’hyponymie correspond à celle de genre à espèce : rose est hyponyme de fleur, toutes les roses sont des fleurs. La relation d’hyperonymie correspond à celle d’espèce à genre : fleur est hyperonyme de rose, “certaines fleurs sont des roses”.

Raisonnements sur les classifications ordinaires

La catégorisation scientifique détermine la place exacte d’un être particulier ou d’une classe d’êtres dans une taxinomie rationnelle et scientifique, où les termes ont reçu une définition essentialiste à partir de laquelle il est possible d’argumenter syllogistiquement. La catégorisation-nomination ordinaire consiste à attribuer à un individu le nom courant qu’on juge lui correspondre, associé avec la catégorie et la définition attachée à ce nom en langue naturelle. Cette opération peut être considérée comme la technique argumentative de base, fondamentale pour tous les types d’argumentation.

Le système en principe simple, stable et consensuel des catégories scientifiques est remplacé par le système complexe, instable et contestable, des relations de signification et de définition dans une langue donnée. Le raisonnement syllogistique reste possible sur les îlots de stabilité correspondant aux accords sémantiques, c’est-à-dire aux hiérarchies hyponymes / hyperonymes. Les catégorisations linguistiques étant déstabilisables et révisables, les argumentations a pari et par les opposés y jouent un rôle prépondérant.

4. Une « classification » non aristotélicienne  

Le célèbre passage suivant de Jorge Luis Borges se désigne lui-même comme une « classification », (cf. h). Ce passage fait apparaître, a contrario, les exigences de la classification aristotélicienne à partir des caractères propres et des différences spécifiques ; l’intérêt d’une théorie des prédicables ; et surtout du renoncement à l’association libre et à la subjectivité.

Ces ambiguïtés, redondances et lacunes rappellent celles que le Dr Franz Kuhn attribue à une certaine encyclopédie chinoise intitulée Emporium [Entrepôt] céleste des connaissances bienveillantes. Dans ses pages lointaines, il est écrit que les animaux se divisent en “(a) appartenant à l’Empereur, (b) embaumés, (c) dressés, (d) porcelets, (e) sirènes, (f) fabuleux, (g) chiens en liberté, (h) inclus dans cette classification, (i) chiens errants (j) innombrables, (k) dessinés avec un pinceau très fin de poils de chameau, (l) et cætera, (m) qui viennent de briser le vase, (n) qui de loin ressemblent à des mouches.
Jorge Luis Borges. El Idioma Analítico de John Wilkins. Otras Inquisiciones. 1952. [3]

Inutile de dire que cette présentation n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des modes de classification concrètement utilisés en Chine [4].


[1] Dans cet ouvrage, le mot catégorie est utilisé uniquement dans le sens défini à l’entrée Catégorisation – nomination, et non pas avec le sens aristotélicien de « prédicable, prédicat ou catégorie première”.

[2] D’après Jacques Brosse, Lexique, in Atlas des arbustes, arbrisseaux et lianes, de France et d’Europe occidentale, Paris, Bordas, 1983.

 [3]  Jorge Luis Borges, Obras Completas 1923-1972. Madrid, Ultramar, 1977 (©1974, Buenos Aires, Emecé) 706-709 ; p.  708 (Trad. CP)

 [4] En ce qui concerne la Chine réelle, voir Francesca Bray, 1988. Essence et utilité : la classification des plantes cultivées en Chine. Dans Effets d’ordre dans la civilisation chinoise (rangements à l’œuvre, classifications implicites) — Extrême-Orient, Extrême- Occident, 10, pp. 13- 26.


 

 

 

Circonstances

Argumentation sur les CIRCONSTANCES

Dans le langage ordinaire, les circonstances [1] d’une action sont les « faits particuliers qui accompagnent un événement ; les éléments secondaires d’une action » (Larousse), Ces faits caractérisent le contexte d’un événement, et non pas l’événement proprement dit. Ils sont dits « secondaires » ou accessoires, dans la mesure où ils ne définissent pas l’événement.

En droit, « on considère qu’il y a un acte, une opération, une situation et ses circonstances. »
(Juridictionnaire, Circonstances) [1].

1. Argumentation sur le fond / sur les circonstances

L’opposition action même / circonstances de l’action n’est pas à rechercher dans le continuum des faits essentiels ou accessoires, mais dans la nature de la question argumentative, qui détermine la pertinence des faits. Ce qui appartient au domaine thématique de la question est source d’arguments directs, forts ou faibles, mais pertinents relativement à cette question. Ces arguments sont liés à la conclusion par le biais d’un schème argumentatif (typiquement indice, témoignage, analogie, causalité, etc.). Ils représentent ce qu’on considère comme un apport substantiel à la discussion.
Les événements qui ne font pas clairement partie de ce domaine de pertinence constituent les circonstances de l’action. Ils ne font pas preuve, du moins ils n’apportent qu’une preuve faible. Par exemple, avoir les cheveux en désordre ou trop bien coiffés est un fait périphérique par rapport à une accusation d’incompétence professionnelle.

Pour distinguer ces deux types d’arguments, le vocabulaire oppose les arguments et les argumentation directes, sur le fond, centrales, fondées sur les faits essentiels proprement dits, aux argumentations indirectes, sur les circonstances de ces faits.

2. Argumentation par les circonstances

L’argumentation par les circonstances est une forme d’argumentation indirecte, utilisée pour établir l’existence d’un fait : “A-t-il commis ce crime ?” (Cicéron, Top., XI, 50 ; p. 82).
Pour établir le fait, on doit « chercher les circonstances qui ont précédé le fait, qui l’ont accompagné, qui l’ont suivi » (Cicéron, Top., XI, 51 ; p. 83) : on trouve ainsi

le rendez-vous […] l’ombre d’un corps […] la pâleur […] et autres indices du trouble et du remords. (ibid., XI, 53; p. 83)

Bossuet est également intéressé par cette méthode de travail de détective :

Il est sorti en murmurant… : c’est argumenter par ce qui précède ; on l’a vu se couler derrière un buisson… voilà ce qui accompagne. […] une joie maligne, qu’il tâchait de tenir cachée, a paru sur son visage avec je ne sais quoi d’alarmé : voilà ce qui suit. ([1677], p. 140)

L’argumentation par les circonstances exploite des faits matériels a priori secondaires, qui néanmoins pointent vers un fait qu’elles suggèrent plus qu’elles ne le prouvent.
Les indices non probants fournissent de tels arguments périphériques.

Question : — Est-il corrompu ?
Accusateur : — Certainement. Il avait des besoins d’argent ; on l’a vu échanger de grosses enveloppes ; et puis, il a acheté une grosse voiture.

Les indices sont de trois types, selon qu’ils précèdent, accompagnent ou suivent l’action. (ante rem, cum re, post rem, Cicéron, Top., p. 82-83). Bossuet parle « [d’]adjoincts ou conjoincts ; antecedens ; consequens » ([1677], p. 140).

Ces circonstances observées sont des indices probables. L’argumentation par les circonstances est un puissant instrument de l’art de jeter la suspicion. L’accumulation de tels indices crée une forte présomption, particulièrement en ce qui concerne l’intentionnalité de l’action.

La prise en compte des circonstances est essentielle pour l’établissement de l’intentionnalité d’une action (Juridictionnaire, id.)

3. Réfutation par recadrage d’une action en fonction de ses circonstances

Les circonstances d’un événement peuvent jouer ou non un rôle essentiel dans la discussion de l’événement focus. Nécessairement, tout discours portant sur un événement opère une sélection de circonstances qu’il considère comme secondaires, alors que l’opposant les mettra en avant parce qu’essentielles.

L1 :  — Vous avez franchi la ligne jaune
L2 : — Oui, j’ai dû me déporter pour ne pas écraser un hérisson, c’est une espèce protégée.

On est dans le cas de réinterprétation d’une action.
Les excuses fonctionnent sur ce principe de recontextualisation de l’action.

V. Fallacie de généralisation abusive, secundum quid.


[1] Le mot anglais circumstances est un faux ami ; il peut renvoyer :
— Aux circonstances d’un événement, ce qui correspond au fr. “circonstances”.
— À la situation d’une personne (spécialement à sa situation financière).
Dans l’expression “circumstancial ad hominem”, les circumstances dont il s’agit relèvent de ce second sens, V. Ad hominem.

[2] https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/juridi/index-fra.html?lang=fra&lettr=indx_catlog_c&page=95GjKjNiDgnM.html

[3] Le § 53 des Topiques de Cicéron traite des arguments tirés « des conséquences, des antécédents, des choses contradictoires [ex consequentibus et antecedentibus et repugnantibus] » (Top., XI, 53 ; p. 83). Il s’agit dans ce paragraphe d’antécédence et de conséquence logiques, de liens sémantiquement « nécessaires » (ibid.), qui renvoient aux questions du raisonnement dit a priori, a posteriori, à la définition, aux règles de  l’implication et de la déduction, ainsi qu’au principe de non-contradiction.

Chaudron

Argumentation du CHAUDRON

L’argumentation du chaudron — ainsi nommée d’après Freud — est une stratégie de défense qui mobilise plusieurs formes de réfutations plus ou moins concluantes mais incompatibles.

Freud raconte l’histoire du chaudron dans L’interprétation des rêves [1900], à propos de l’interprétation qu’il fait d’un de ses propres rêves, dit de “l’injection faite à Irma”, une de ses patientes.

Il est vrai que ces explications, qui concourent toutes à me disculper, ne s’accordent pas ensemble et même s’excluent. Tout ce plaidoyer – car ce rêve n’est rien d’autre qu’un plaidoyer – rappelle la défense de cet homme à qui son voisin reprochait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état : “Premièrement, je te l’ai rendu en bon état ; deuxièmement, ton chaudron était déjà percé quand je te l’ai emprunté ; troisièmement, je ne t’ai jamais emprunté de chaudron”. Tout est parfait ; il suffit que l’un de ces trois moyens de défense soit jugé valide, pour que l’on doive acquitter cet homme. (Freud [1900], p. 92)

Cette histoire lui permet de montrer comment se défend l’inconscient, d’une manière radicale et absurde. Cette défense est radicale, car elle mobilise plusieurs formes de réfutations toutes pertinentes, mais elle est absurde parce que les réfutations avancées sont incompatibles.
On reconnaît dans cette gamme de défense les mêmes contenus que ceux qu’organise la théorie des stases.

(1)  L’accusé rejette le fait qu’on lui reproche “je t’ai rendu ton chaudron en bon état”
ce qui produit une question de fait (stase conjecturale) : “le voisin a-t-il ou non rendu le chaudron en bon état ?”

(2) L’accusé affirme ensuite que “ton chaudron était déjà percé quand je te l’ai emprunté”
Ce qui est contradictoire avec ce qu’il affirmait en (1) et ce qu’il affirmera en (3)
Il produit ainsi une sorte de contre-accusation, rejetant la responsabilité du dommage sur son accusateur ou un tiers, d’où la question “Qui a percé le chaudron ?”

(3) L’accusé affirme enfin que “ je ne t’ai jamais emprunté de chaudron”. Il rejette ainsi ce qu’il avait implicitement admis dans (1), ce qui produit une seconde question de fait :a-t-il emprunté le chaudron ?”

Le dommage pourrait également être reconnu et minoré :
               C’est un tout petit trou de rien du tout, facile à réparer.

En fait, dans l’affaire du chaudron telle qu’elle est présentée par Freud, on pourrait dire que l’inconscient ne se défend pas, mais qu’il prépare la défense, comme le fait l’accusé hésitant entre différentes stratégies. Un petit montage langagier permet d’ajuster ces stratégies :

Il s’agissait non pas d’un emprunt formel (3) mais d’une demande d’aide amicale et ponctuelle. Ton chaudron était en mauvais état et presque percé (2) quand je te l’ai emprunté, il fuyait, et il devait bien finir par se trouer franchement ; en fait je te l’ai rendu dans le même état (1). Donc c’est toi qui es responsable du mauvais état du chaudron, et de toutes façons ça n’est pas moi mais ton ami Pierre qui s’est occupé de faire la soupe dans ton chaudron ce soir-là.

L’inconscient ne pense pas plus mal que le conscient.

En pratique, l’essentiel est que les différentes accusations soient convergentes (co-orientées). Pour effacer leurs contradictions, il suffit de les faire porter par différents locuteurs alliés, si possible à différents moments, ou devant différentes instances, ou encore comme des hypothèses.

L’écrivain chinois Lao She (1899-1966) « est une des premières victimes de la révolution culturelle. » Après avoir été torturé, « Il est retrouvé mort le 24 août 1966. La version officielle est celle d’un suicide par noyade » (Wikipedia, Lao She). Cette version des faits est contestée par Simon Leys.
Sur cette question brûlante, les maoïstes occidentaux ont adopté une ligne de défense assez originale qui s’articule en trois points. 1) Lao She ne s’est pas suicidé, c’est une invention de Taïwan ; 2) Son suicide s’explique d’ailleurs parfaitement étant donné sa mentalité bourgeoise ; 3) De toute manière, cette affaire est tout à fait dénuée d’intérêt et ne mérite pas qu’on s’y attarde.
Simon Leys, Essais sur la Chine, 1998.

Les adverbes d’ailleurs et de toute manière présentent (1) comme suffisant ; (2) et (3) sont donnés en plus, pour faire bon poids, V. Connecteurs.

Comme dans le cas du chaudron, pour effacer les contradictions, il suffit de les faire porter par différents locuteurs alliés, si possible à différents moments, ou devant différentes instances, ou encore comme des hypothèses flottantes, sur lesquelles il faudrait enquêter sérieusement.

Cohérence de l’argumentation convergente

On dit argument du chaudron, mais il faudrait parler de l’argumentation du chaudron pour désigner un discours qui appuie une conclusion d’une série d’arguments convergents pour disculper le locuteur, mais incompatibles entre eux, V. Convergence; Cohérence; Ad hominem; Contraires.

Le cas du chaudron montre que, pour qu’une argumentation convergente soit bien formée, il faut non seulement que les arguments soient co-orientés, mais qu’ils soient cohérents. De toutes façons, l’introduction d’un simple mais efface l’incohérence :

je n’ai pas besoin de vêtements, mais comme il y a soldes, j’achète.


 

Charge de la preuve

CHARGE DE LA PREUVE

 

La charge de la preuve [1] joue un rôle fondamental en argumentation générale. C’est un principe conservateur, comme le principe d’inertie en physique, qui vaut dans la vie ordinaire comme dans la vie professionnelle. De même que la pierre roule sur la pente, “Je continue à faire la même chose à moins que vous ne me donniez une bonne raison de changer” — ou que vous m’obligiez à changer.

1. Un handicap qui pèse sur une des parties

1.1 En argumentation générale

La charge de la preuve est relative à une question et à une proposition. Si l’opposant avance une contre-proposition, il supporte la charge de la preuve sur ce point.
La charge de la preuve varie avec le groupe ou le site sur lesquels a lieu le débat. Si la doxa du groupe veut qu’aucun interdit ne doit frapper la consommation du cannabis, alors, dans ce groupe, c’est le partisan de l’interdit qui supporte la charge de la preuve, V. Question argumentative.

La notion de charge de la preuve permet de définir le rôle de proposant, comme celui du partenaire qui supporte la charge de la preuve.

Hamblin a redéfini la charge de la preuve dans un jeu de langage comme la détermination du joueur à qui revient l’initiative du premier coup. Cette définition peut être transposée aux interactions plurilocuteurs fortement argumentatives, où l’on constate que le premier tour de parole est généralement alloué à la personne qui fait la proposition dont on va discuter. Ainsi, dans un débat sur la légalisation de la drogue, l’animateur adresse la première question à un partisan, et non pas à un opposant à la légalisation.
Dans un jeu dialectique, la charge de la preuve est attribuée au Questionneur : s’il n’arrive pas à mettre en contradiction le Répondeur, il a perdu la partie.
Elle permet également de définir la doxa : un “endoxon” (une proposition de la doxa), plus qu’une croyance “probable”, est une croyance sur laquelle ne pèse pas la charge de la preuve, et qui est, en conséquence, considérée comme “normale” dans un groupe donné.

La charge de la preuve pèse traditionnellement sur l’innovation, c’est-à-dire sur celui qui conteste une proposition admise comme sur celui qui avance une proposition nouvelle. L’un et l’autre doivent fournir de bonnes raisons. C’est pourquoi, lorsque Descartes met en doute toutes ses croyances, il justifie cette opération radicale par une hypothèse tout aussi radicale, celle du Malin Génie (Descartes [1641]).

Dans les débats informels, il n’y a pas de règle générale décidant de qui supporte la charge de la preuve, et chacun des partenaires peut essayer de la transférer à l’autre : “C’est vous qui devez prouver que…”. La charge de la preuve devient un enjeu du débat.

1.2 Dans le domaine politique

Mill rappelle l’anecdote des habitants de Locres qui concrétise bien la lourdeur de la charge de la preuve imposée par une société conservatrice, V. Tranquillité :

Selon ce point de vue, celui qui défend une vérité nouvelle devrait être légalement tenu de s’avancer comme celui qui proposait une nouvelle loi à la ville de Locres : avec une corde au cou et prêt à être garrotté, si, après l’avoir écouté, l’assemblée, n’adoptait pas immédiatement ses propositions. Ceux qui traitent ainsi leurs bienfaiteurs ne doivent pas tenir leurs bienfaits en grande estime. Il me semble que cette vision des choses est propre à ceux qui pensent qu’autrefois on a pu rechercher des vérités nouvelles, mais que maintenant nous en sommes suffisamment pourvus. [2]
John Stuart Mill, On Liberty [1859] [3]

1.3 En droit

En droit, l’attribution de la charge de la preuve détermine légalement qui doit prouver quoi.
Dans une procédure civile, la charge de la preuve incombe au demandeur (au plaignant), par exemple celui qui demande que la clause de garantie sur tels travaux soit honorée par l’entreprise qui les a réalisés. Dans une procédure judiciaire, la charge de la preuve incombe au Procureur de la République.
La charge de la preuve est liée à la présomption d’innocence. Le prévenu a le droit de garder le silence, et, pour obtenir sa condamnation, l’accusation doit fournir des preuves allant au-delà de tout doute raisonnable.
L’existence d’une charge de la preuve se manifeste dans l’organisation du débat judiciaire où le dernier mot est laissé au défendeur.

2.Charge de la preuve soutenant l’innovation

La charge de la preuve est un handicap imposé à une partie, dans sa version traditionnelle elle pèse sur l’innovation. Mais elle peut s’inverser, et peser sur la coutume, et non plus sur l’innovation : “c’est nouveau, ça vient de sortir !” est un argument publicitaire classique. On a besoin de bonnes raisons pour ne pas acheter le nouvel IPhone, ne pas adopter la nouvelle théorie, et ne pas voter pour l’homme nouveau, V. Progrès.


[1] Lat. onus probandi, de. onus “charge, fardeau” ; probandi, de probare “rendre croyable, faire accepter, prouver”. Ang. burden of proof
[2] L’anecdote est rapportée par Démosthène, Harangue contre Timocrate.
https://remacle.org/bloodwolf/orateurs/demosthene/timocrate.htm
J
e vais vous raconter en quelle forme on porte les lois dans la Locride ; car il est bon que vous soyez instruits des usages d’une République bien policée. Les Locriens sont tellement dans le principe qu’ils doivent se gouverner d’après les lois anciennes, maintenir les réglements de leurs pères, sans établir des lois au gré de chacun, pour assurer au crime l’impunité ; les Locriens, dis-je, sont tellement dans ce principe, qu’ils ont voulu qu’on ne portât chez eux de loi nouvelle, qu’ayant le cou passé dans une corde ; de sorte que, si la loi est jugée utile, celui qui l’a proposée se retire avec la vie sauve sinon, il est étranglé sur-le-champ. [140] Aussi, les particuliers de ce pays, fidèles à observer les lois anciennes, n’osent point en porter de nouvelles ; et l’on dit que, dans un long intervalle de temps, il n’y en a eu qu’une seule de portée.
[3] Harmondsworth, Penguin Classics, 1987, p. 88-89.


 

 

Cercle vicieux

CERCLE VICIEUX

Soit P un segment linguistique répété dans la même unité linguistique, avec approximativement la même forme et le même sens.
Il y a cercle vicieux lorsqu’on donne P pour preuve de P1 / Q ; lorsqu’on définit P par P1 / Q (mais : V. Définition) ; lorsqu’on explique P par P1 / Q. Argumentation, définition, explication sont réduites à la répétition.

1. Circularité du raisonnement

1.1 Pétition de principe

Comme le cercle vicieux, la pétition de principe [1] est une demande d’accorder ce qui est en question, la proposition qui fait l’objet du débat, ou une proposition équivalente.

Tricot considère que « la version pétition de principe, que nous ne pouvons qu’adopter, est d’ailleurs vicieuse : ce qu’on demande d’accorder, n’est non pas un principe, mais la conclusion à prouver » (note 2 à Aristote, Top., VIII, 13, 162a30 ; p.359).

On peut cependant comprendre que l’argumentateur demande qu’on lui accorde, à titre d’argument ou de principe, ce qui est en question, c’est-à-dire la conclusion elle-même.

1.2 Cercle vicieux – Pétition de principe

Comme raisonnement, le cercle vicieuxprétend prouver une chose par elle-même, donne comme argument pour une conclusion cette conclusion elle-même, d’où l’image du cercle. Sa forme schématique est :

A, puisque A.
A, donc A.

Du point de vue logique, l’inférence est valide, mais le raisonnement est stérile.
Le cercle vicieux est classé parmi les fallacies de raisonnement, indépendantes du discours. L’expression cercle vicieux souligne les aspects cognitifs, sémantiques et textuels du phénomène, alors que pétition de principe met en évidence les aspects interactionnels-dialectiques du processus.

Explication circulaire
La circularité touche non seulement l’inférence, mais également l’explication : une explication est circulaire, si l’explanans, l’explication elle-même, est faite dans des termes identiques à ceux qui décrivent le phénomène à expliquer, l’explanandum.
L’explication circulaire est différente de l’explication vaine, qui est aussi obscure que le phénomène qu’elle prétend expliquer.

Définition circulaire
Par nature, la définition est formellement circulaire, en vertu du principe de substituabilité du definiens et du definiendum. Elle ne l’est pas sémantiquement, puisque le definiens donne un contenu au definiendum.

2. Formes de cercle vicieux

Il existe différentes formes de cercle vicieux (Aristote, Top., VIII, 13 163a15-30 ; p. 359 sq.).

2.1 Répétition

Dans le cas le plus évident, on a affaire à une répétition, la conclusion répétant mot pour mot l’argument. Dans le discours ordinaire, parce que peut lier un énoncé à lui-même ou à un équivalent strict :

Tu dois le faire parce que tu dois le faire.
C’est comme ça parce que c’est pas autrement.

Malgré le format “P parce que P”, on n’a pas affaire à une pétition de principe précisément parce qu’il ne s’agit pas de justification, mais de refus de justification, comme le montre l’humeur associée, l’exaspération.

2.2 Reformulation

Dans les cas courants, il y a cercle vicieux lorsque la conclusion est une reformulation paraphrastique de l’argument :

J’aime le lait parce que c’est bon.
Heureusement que j’aime le lait, parce que si je ne l’aimais pas, je n’en boirais pas, et ce serait dommage, parce que c’est si bon !

— Quand on postule le résultat même qu’on doit démontrer, « c’est là une faute qui échappe difficilement à l’attention, mais elle est plus difficile à déceler dans le cas de synonymes, ou d’un terme et d’une expression ayant la même signification ». (Aristote, Top., VIII, 13, 162b35 ; p. 360).

Dans la théorie de l’argumentation dans la langue, la notion d’orientation introduit de façon systématique une forme de biais qui n’est pas différente de la pétition de principe.
L’énoncé “Pierre est intelligent, il pourra résoudre ce problème” présente des allures déductives, alors que le prédicat “est intelligent” contient dans sa définition même le prédicat “peut résoudre les problèmes”.
La problématique de l’argumentation comme inférence évolue vers celle de la dérivation d’une reformulation, qui peut avoir valeur d’explicitation. La pétition de principe n’est radicalement fallacieuse que dans la mesure où c’est strictement le même terme qui est répété,

Selon Gœthe, dans toute argumentation, l’argument n’est qu’une variation de la conclusion ; d’où il s’ensuit que la rationalité argumentative n’est qu’une vaine rationalisation :

Il vaut toujours mieux exprimer tout simplement son opinion que de l’appuyer sur des preuves, car les preuves ne sont que les variations de l’opinion, et nos adversaires n’écoutent volontiers ni le thème ni les variations. Goethe, Maximes et Réflexions[2]

2.3 Loi générale ad hoc

Les Topiques signalent le cas toujours fréquent où l’on postule sous forme de loi universelle ce qui est en question dans un cas particulier (Aristote, Top. VIII, 12, 163a1 ; p. 360) :

Ce politicien est menteur, corrompu… puisque les politiciens sont menteurs, corrompus.

Le locuteur postule une vérité générale ad hoc, calquant le cas concerné et ne s’appliquant qu’à lui. On peut également analyser ces cas comme des définitions mal construites : on considère le fait d’être corrompu comme une caractéristique essentielle des politiciens, alors qu’elle n’est qu’une caractéristique accidentelle.
C’est une forme d’argumentation extrêmement répandue.

2.4 Présupposition mutuelle

Tous les cercles vicieux ne sont pas des reformulations. On a objecté à l’idée de miracle qu’elle fonctionnait en cercle vicieux : les miracles justifient la doctrine, prouvent qu’elle est vraie et sainte ; mais un fait n’est reconnu comme un miracle que par cette doctrine. C’est une forme de résistance à la réfutation :

L1 : — Ce miracle prouve l’existence de Dieu.
L2 : — Mais ce fait n’est reconnu comme un miracle que par ceux qui croient en l’existence de Dieu.

L2 peut ajouter que L1 ne reconnaît pas d’autres faits tout aussi surprenants ; à quoi ce dernier répondra que :

L1 : — Ces autres faits sont des miracles opérés par le démon pour tromper les gens.

2.5 Incertitude égale

Le terme diallèle est utilisé par les sceptiques avec une signification identique à “cercle vicieux” :

Le mode du diallèle arrive quand ce qui sert à assurer la chose sur laquelle porte la recherche a besoin de cette chose pour emporter la conviction ; alors, n’étant pas capables de prendre l’un pour établir l’autre, nous suspendons notre assentiment sur les deux.
Sextus Empiricus, Esq. pyr., I, 15, 169 ; p. 143

Cette définition introduit un nouveau concept de cercle vicieux, qui ne porte plus sur l’équivalence sémantique ou sur la relation épistémique, mais sur la base même de l’argumentation, qui demande que l’on fonde l’incertain (la conclusion) sur du plus assuré (l’argument). Les sceptiques vont donc s’attacher à montrer que, systématiquement, l’argument n’est pas plus certain que la conclusion. En ce sens, ils sont les premiers déconstructionnistes.


[1] Lat. petitio principii ; petitio, “demande” ; principium, “principe”. Ang. begging the question.
[2] http://textes.libres.free.fr/francais/johann-wolfgang-von-goethe_les-affinites-electives.htm (20-09-2013).


 

Cause

Le mot “CAUSE”

En théorie de l’argumentation, on parle de “cause” en deux sens totalement différents :

— Cause, “affaire en discussion”

Le mot cause est pris au sens de “affaire en discussion, question argumentative”. On parle de cause en matière judiciaire , mais aussi bien pour des affaires plus courantes :

Ce qui est en cause est l’avenir de notre ville qui est en cause ;
C’est ton comportement qui est en cause.

En ce sens, le mot n’admet pas les dérivés causal, causalité, etc.
V. Stase ; Question argumentative.

— Cause, Causalité
Le mot cause sert à désigner une relation nécessaire entre deux phénomènes C et E, appartenant à un même domaine, telle qu’on n’a jamais C sans avoir également E.
V. Causalité ; Argumentation de la conséquence à la cause; Argument pragmatique.

Causalité 3 : Arg. de la cause à l’effet

Arg. par la CAUSE
ou arg. de la CAUSE À L’EFFET

L’argumentation par la cause exploite une relation causale pour conclure à l’existence d’un effet et agir en conséquence.

1. Argumentation par la cause

L’argumentation par la cause :
1) exploite une relation causale qu’elle présuppose, “C est cause de E”.
2) part d’une cause c de type C pour conclure à l’existence d’un effet e de type E

Argument — On constate l’existence d’un fait c.
Ce fait c entre dans la catégorie générale des faits C.

Loi de passage — Il existe une loi causale liant les faits C à des faits E
Conclusion — c aura un effet e, de type E.

La déduction causale est inséparable de la prédiction / prévision :

Ce pont est en métal ; 
ce métal se dilate selon tel coefficient quand on le chauffe.
En été le pont se dilatera de telle longueur.

Réfutation de l’argumentation de la cause à l’effet

L’argumentation par la cause se réfute en montrant que la relation causale qu’elle présuppose est mal construite, V. Causalité 2 §2.

2. Argumentation pragmatique

L’argumentation pragmatique présuppose une argumentation causale, et l’argumentation causale peut se prolonger par une argumentation pragmatique.

La dilatation augmente le volume d’un corps, ce qui peut être dangereux, V. ConséquenceOn doit donc prendre des précautions :
Il faut prévoir un espace de dilatation suffisant pour le tablier du pont.

3. Argumentation du mobile à l’acte

L’argumentation du mobile à l’acte calque l’argumentation de la cause à l’effet, V. Mobiles et motifs :

il avait le désir et la capacité de le faire, il a trouvé l’occasion : donc il l’a fait.


 

Causalité 2 : Arg. établissant et réfutant l’existence d’un lien causal

Arg. ÉTABLISSANT ou RÉFUTANT L’EXISTENCE D’UN LIEN CAUSAL
ou argumentation causale

L’argumentation causale établit ou rejette  l’existence d’un lien causal entre deux phénomènes. Elle nécessite une enquête approfondie, souvent technique, sur les phénomènes considérés. Dans la vie sociale, l’investigation sur la vraie cause d’un drame ou d’un simple contretemps est liée à la recherche d’éventuels responsables sur les plans judiciaires et politiques.

1. Argumentation causale

L’argumentation causale établit l’existence d’un lien causal entre deux types de phénomènes. Par exemple, on constate d’une part, que (1) l’utilisation des pesticides s’intensifie, et d’autre part que (2) les abeilles disparaissent. Existe-t-il une relation causale entre ces deux faits, autrement dit des affirmations comme les suivantes sont-elles vraies ?

L’utilisation des pesticides cause la disparition des abeilles.
L’utilisation des pesticides est en train de faire disparaître les abeilles.
On utilise les pesticides et les abeilles disparaissent.

Il peut y avoir désaccord sur l’existence d’une causalité, alors même qu’il y a accord sur les faits considérés :

On utilise des pesticides et les abeilles disparaissent, c’est entendu. Mais …

L’investigation causale part d’un fait saillant, comme “les abeilles disparaissent”, “le climat change”, dont on recherche la cause. En général, plusieurs faits sont évoqués comme des causes possibles, qui fonctionnent comme des explications du phénomène. On aboutit ainsi à des stases de causalité, qui se manifestent par la confrontation de ces deux hypothèses :

L1 :      C’est l’augmentation de l’activité solaire qui provoque le changement climatique.

L2 :      C’est l’émission croissante de gaz à effet de serre qui provoque le changement climatique.

Ces causes explicatives s’intègrent elles-mêmes à de plus vastes théories sur les activités humaines et l’équilibre climatique du globe terrestre. À travers les affirmations causales retenues, ce sont des conceptions du monde physique et social qui s’affrontent.

L’affirmation d’une relation causale repose sur le report d’observations et sur le montage d’expérimentations, selon une méthodologie dépendant du domaine.
L’expérimentation causale se pratique couramment dans la vie ordinaire. Je souffre d’une allergie. Quels sont les allergènes possibles ? Hier je suis allé à la piscine et j’ai mangé des fraises. Deux candidats possibles au statut de cause allergisante, les fraises ou les produits d’entretien pour la piscine. Vérification : manger des fraises sans se baigner, se baigner sans manger de fraises. Si je n’ai pas de chance, je dois approfondir l’enquête, et avoir recours à un spécialiste, qui procédera fondamentalement de la même manière. Si j’ai de la chance, l’allergie se manifeste dans un cas et pas dans l’autre, et j’ai trouvé l’allergène. Comme l’état de crise allergique est indésirable, je raisonne pragmatiquement par la conséquence négative, et j’élimine la cause.

2. Réfutation des affirmations causales

L’affirmation de l’existence d’une relation causale est la conclusion d’une argumentation causale.
Une telle argumentation est sous-jacente aux argumentations exploitant la cause, c’est-à-dire l’argumentation par la cause et l’argumentation par l’effet (dont relève l’argumentation pragmatique).

Le souci de la détermination correcte de la relation causale est à la base de la pensée aristotélicienne. Il y a fallacie de causalité, dite de la “fausse cause”, lorsqu’une relation causale est affirmée entre deux phénomènes qui n’en ont de fait aucune.

Cette fallacie, considérée par Aristote comme indépendante du discours, est parfois désignée par son nom latin non causa pro causa, “non-cause” prise pour une cause, V. Fallacieux 3.
Fumer donne le cancer” : en toute rigueur, l’existence positive d’une telle relation ne peut être montrée ou démontrée ; on ne peut que la considérer que comme une forte corrélation, un “reste”, persistant lorsque toutes les autres possibilités ont été exclues, c’est pourquoi on préfère dire “fumer accroît les risques de cancer”. L’imputation causale est révisable. Pour pouvoir affirmer que tel lien entre deux faits est effectivement de type causal, il faut répondre au discours “contre l’existence d’une relation de causalité”, dont les grands traits sont les suivants.

• Le prétendu effet n’existe pas

Les faits ne sont pas clairement établis : on réfute l’affirmation causale “l’emploi des pesticides est la cause de la disparition des abeilles” en montrant que les abeilles disparaissent peut-être de telle zone, mais qu’à l’échelle de la région, il y en a toujours autant. Elles n’ont pas disparu, elles se sont déplacées. On recherchait la cause d’un effet qui n’existait pas.
C’est le cas de La dent d’or de Fontenelle (1657-1757)

Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin, nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. Ce malheur arriva si plaisamment, sur la fin du siècle passé, à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis m’empêcher d’en parler ici.
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or, à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine à l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, ni aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or ; et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit sur la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eût examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent avec beaucoup d’adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre.
Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux.
Fontenelle, Histoire des Oracles [1686][1]

  • Le prétendu effet existe indépendamment de la prétendue cause
    La cause déterminante agit à tout coup ; si “C est cause de E”, on ne peut pas avoir C sans E ; si on chauffe un métal, il se dilate forcément. On peut donc réfuter une affirmation causale en montrant que l’effet persiste alors que la cause est absente : si on peut démontrer que les abeilles disparaissent aussi de zones où l’on n’emploie pas de pesticides, les pesticides sont mis “hors de cause”, dans tous les sens du terme cause.
  • Il y a non pas causalité mais concomitance

    Ce n’est pas parce que A accompagne ou précède régulièrement B qu’il est la cause de B. Le coq chante régulièrement avant le jour, mais il n’est pas la cause du lever du soleil. La prise d’un antibiotique s’accompagne d’un sentiment de fatigue, or la cause de cette fatigue n’est pas l’antibiotique, mais l’infection qu’il combat. Le principe général de vérification d’une relation causale est toujours le même : on supprime l’agent dont on pense qu’il est la cause, et on voit si l’effet est toujours là. Si on élimine le coq, le soleil se lève toujours ; si on ne prend pas d’antibiotique, on est encore plus fatigué et plus longtemps.
    L’emploi de pesticides est en effet concomitant de la disparition des abeilles ; mais dans les zones où l’on a supprimé les pesticides, les abeilles ont continué à disparaître au même rythme. La cause est à chercher ailleurs : peut-être ne supportent-elles pas les changements climatiques ?

Ces erreurs d’imputation causale sont bien repérées dans la théorie ancienne des fallacies, qui les désigne par deux expressions latines :
— Cum hoc, ergo propter hoc : “avec, donc à cause de” : A vient avec B, donc A est cause de B.
Post hoc, ergo propter hoc : “après, donc à cause de” : B apparaît après A, donc A est cause de B.

  • Une autre cause peut avoir le même effet

    L’infection n’est pas forcément la source de la fatigue ; on peut aussi être fatigué parce qu’on s’est dépensé physiquement ou parce qu’on est déprimé.
  • On a affaire à une causalité complexe

    La conjonction de plusieurs causes est nécessaire pour produire un certain effet ; c’est le cas des crises économiques, ou du cancer du poumon. La détermination des causes permet, le cas échéant, d’établir la responsabilité des agents humains qui ont mis en branle la machinerie causale. Si la causalité est complexe, il est possible aux accusés de soutenir qu’ils ne sont responsables que d’un des multiples facteurs causaux qui, à lui seul, n’aurait pas eu d’effet. Une personne décède lors de son arrestation, dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elle a été menée de façon virile ; l’autopsie montre que cette personne souffrait d’une faiblesse cardiaque :

L’avocat : — Si la police ne l’avait pas rudoyé, il ne serait pas décédé. La police est responsable.
La police : — S’il n’avait pas été malade avant, il ne serait pas décédé. La police n’est pas responsable.

En cas de forte pollution, les autorités municipales s’excusaient naguère de la même façon auprès des personnes souffrant d’affections respiratoires : “les gens normaux n’ont pas de problème”.

  • C’est l’effet qui nourrit la cause

    Le feed back est une sorte de cercle vicieux causal. Dans le domaine social, ce genre de mécanisme est invoqué pour rejeter une proposition d’action particulière, arguant qu’elle va non pas combattre, mais aggraver ce qu’elle prétend combattre :

L1 :      Pour combattre la récession, il faut renforcer / réduire les services publics.
L2 :      Mais le renforcement / la réduction des services publics va renforcer la récession.

L’argumentation pragmatique permet de réfuter une mesure en affirmant qu’elle aura telles et telles conséquences indésirables (certaines) qui l’emportent sur ses (prétendus) avantages. Dans le cas précédent, la réfutation est radicale, l’effet pervers étant non pas un quelconque effet latéral de la proposition resté inaperçu par son auteur, mais exactement l’inverse de l’effet qu’il en attend. C’est un cas d’inversion pure et simple de la causalité (voir infra), fréquent dans le discours polémique.

  • Prophéties auto-réalisatrices,

L’annonce d’un événement est cause de cet événement :

L1_1    En vérité, je vous le dis : il va y avoir une pénurie alimentaire !
Paniqués par la prophétie, les gens se ruent dans les magasins et il y a pénurie alimentaire.

L1_2    Alors, je vous l’avais bien dit !
L2        Si vous n’aviez pas semé la panique, il n’y aurait pas eu de pénurie.

La prophétie auto réalisatrice est voisine de la manipulation :

Nous allons certainement vers la guerre, donc nous devons réarmer et conscientiser la population.
[Après une période convenable :] Maintenant, nous sommes les plus forts, et notre peuple est derrière nous. Nous pouvons faire la guerre.

Le retournement de la cause et de l’effet est une forme de réfutation utilisée dans l’argumentation ordinaire sur les affaires humaines. On prend acte de l’existence d’une relation entre deux faits qui varient de façon concomitante. Pour rendre compte de cette concomitance, les uns affirment que la causalité va de A vers B, les autres de B vers A ; les protagonistes défendent les propositions converses “A est cause de B” et “B est cause de A”.
Pleure-t-on parce qu’on est triste ou est-on triste parce qu’on pleure ? L’agression provoque-t-elle la peur, ou la peur, l’agression ?

L1        J’ai peur des chiens, ils mordent !
L2        Non, ils mordent parce qu’ils sentent que tu as peur.

L1        Si je suis agressif c’est parce qu’on me persécute !
L2        Non, on te persécute parce que tu es agressif.

Dans le premier cas, les responsables et les coupables sont le mordeur et le persécuteur, dans la seconde, le mordu et le persécuté.

Les célibataires se suicident plus que les gens mariés : ont-ils des problèmes parce qu’ils sont célibataires, ou sont-ils célibataires parce qu’ils ont des problèmes ?

Cette réfutation par permutation de la cause et de l’effet est simple et radicale, lorsqu’elle peut s’appliquer, ce qui n’est pas possible par exemple dans le cas des abeilles et des pesticides. C’est sans doute pour cette raison qu’elle est particulièrement prisée de l’argumentation causale ordinaire, illustrant ainsi la force de tous les topoï jouant sur la permutation des termes. Il est plus excitant de soutenir que c’est la politique qui détermine la morale, ou que c’est la morale qui détermine la politique, qu’il n’y a pas vraiment de lien entre morale et politique.

3. Causalité, subjectivité, responsabilités : “comment découper la chaîne causale ? 

L’expression de la problématique causale sous la forme “A est cause de B” est une simplification qui peut être excessive. Toute cause est elle-même causée — sauf Dieu, qui serait à la fois sa propre cause et cause de tout ce qui s’ensuit. Le phénomène agissant comme cause peut être lui-même construit comme l’effet d’une cause plus profonde, et ses effets sont de nouvelles causes pour de nouveaux effets. On n’a donc pas affaire à un lien entre deux termes, mais à une véritable chaîne causale, de longueur potentiellement infinie. L’imputation causale nécessite que la chaîne soit coupée, et selon qu’elle est coupée en tel ou tel point, on affirme telle ou telle cause.

L’exemple suivant montre que la causalité ordinaire est construite comme tout autre objet de discours. On lisait en première page de L’Équipe du lundi 17 avril 1988 :

L’horreur ! Quatre-vingt-quatorze personnes ont trouvé la mort, samedi, dans le stade de Sheffield, où devait se dérouler la demi-finale de la Cup Liverpool-Nottingham.

La catastrophe provoque une inquiétude qui stimule la recherche d’explications causales, sous le signe de la question Pourquoi ? sur laquelle titre Le Figaro du même jour :

Football : Pourquoi tant de morts ?
Quatre explications pour le drame :
La folie des supporters • L’incurie de la police
La vétusté du stade • L’insuffisance des secours

Les réponses apportées par le journal à sa propre question relèvent, la première, d’une causalité large, les suivantes d’une causalité étroite. Le journal Libération affirme une causalité large :

94 morts dans la tribune du stade de Sheffield
L’odieux du stade
Écrasés par la pression d’autres supporters, les victimes qui étaient venues assister au match de foot Liverpool-Nottingham Forest ont payé un tribut dramatique au sport-roi du pays de Thatcher.

Le journal L’Humanité combine des causes locales et des causes dites “plus profondes” :

Après le drame de Sheffield, Liverpool en deuil
Le dernier stade de l’horreur
9 morts et 170 blessés, au moins, tel est l’effroyable bilan de la catastrophe de Hillsborough. Les victimes sont, dans leur grande majorité, des enfants et des adolescents de milieux populaires, venus supporter debout leur équipe. La vétusté et le caractère ségrégatif des stades, la mainmise de l’argent sur le monde du football sont au banc des accusés. La destruction du tissu industriel et la désorganisation des loisirs qui en résulte ont leur part de responsabilité dans la transformation du sport et du jeu en activité à hauts risques.

L’examen de la chaîne causale mobilise des spécialistes sur chacun de ses segments : policiers et juges sur les causalités et responsabilités étroites, sociologues, économistes, politiciens et historiens sur les causalités et responsabilités longues, journalistes sur les deux. En résumé, quelle est la cause ? La fragilité de la cage thoracique des victimes, la mauvaise qualité des soins reçus, la lenteur des services de secours, l’impéritie des services de police, la vétusté du stade, l’avidité financière des organisateurs, la folie des supporters, les mouvements sociaux, le chômage, l’exclusion sociale, le système capitaliste … ? Désigner une cause, c’est désigner un responsable à l’action judiciaire et à la vindicte publique.

En outre, par le phénomène de causalité multiple, les chaînes causales s’entremêlent et les “fils causaux” s’enchevêtrent en un “tissu des causes”. À partir de ce tissu, les locuteurs tirent des “fils causaux”, et pose des causes en coupant ces fils en certains points. Ces points sont déterminés en fonction des intérêts et du programme d’action du locuteur, qui peut ainsi désigner ses responsables et ses coupables préférés.

Le locuteur est tout entier dans le découpage de la chaîne causale qu’il opère, et dans la cause qu’il isole. Il serait donc illusoire de considérer que les argumentations s’appuyant sur des liens de causalité sont tout de même plus rigoureuses, moins subjectives que les argumentations s’appuyant, par exemple, sur l’analogie ou sur le caractère du locuteur.

[1] Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Histoire des Oracles [1686], Londres, 1785, p. 21-23.


Note relecture : qq problèmes réisuels de mise en page

Causalité 1 : Construction et exploitation de la corrélation causale

Causalité 3 : LA RELATION CAUSALE

Le discours ordinaire est imprégné de consécutions interprétables comme des causalités. L’argumentation causale établit ou réfute l’existence d’un lien causal. L’argumentation par la cause permet d’établir des conséquences (positives ou négatives). L’argumentation par les conséquences remonte à la cause.

1. La relation causale et son expression

La notion de cause joue un rôle central pour l’argumentation quotidienne comme pour l’argumentation scientifique. L’idée de cause passe pour une notion primitive, intuitivement claire ; en pratique, cela signifie que le langage courant n’offre pour définir la cause que des notions d’une complexité au moins égale.
La relation causale lie des faits, des événements, des phénomènes, de sorte que si la cause est présente, l’effet l’est nécessairement. La relation causale suppose une corrélation entre les faits, et il se peut que tout ce que nous appelons cause soit en fait l’expression d’une corrélation statistique.
La détermination de la cause d’un phénomène fournit l’explication, du phénomène ; elle rend compte de ce phénomène. Comprendre, c’est saisir la position d’un événement dans le réseau de ses causes et de ses effets ; connaissant leurs causes, on saisit le pourquoi, la raison des choses.

1.1 Expression de la corrélation causale

La causalité s’exprime à travers une grande variété de formes linguistiques.

Substantifs — Considérons le champ des synonymes de cause (DES, Cause ; Causer) :
1) La cause est principe, origine, base, fondementdéclencheur, départ, moteurressort, facteur. La cause est le premier moteur, qui déclenche une série d’effets.
2) L’individu agissant comme cause est agent, artisan, auteur, créateur, inspirateur, instigateur, promoteur
Ses buts, finalités, intentions, mobiles, motifs… valent comme des causes de ses actions. Si l’individu X avait l’intention et le pouvoir de faire quelque chose (de bien ou de mal) M, si on constate que M, alors on conclut que c’est X qui l’a fait.
Les incitations sont des causes de second niveau. Si H1 incite, pousse … H2 à faire F, alors il est agent de second niveau, et il peut être tenu pour responsable de F. H2 est considéré comme l’instrument de H1, et sa responsabilité est atténuée.

3) Métaphoriquement, la cause est pensée comme une étincelle, un ferment, un germe, une origine, une semence, une source. Leur cause est la mère des choses telles qu’elles sont.

Verbes — Des relations de type causal sont associées aux verbes correspondant aux substantifs précédents, ainsi qu’à des verbes très généraux comme les suivants.
Amener, apporter, attirer, créer, donner, donner lieu à, faire, former, procurer, soulever
— Une série est plus spécifique : être cause de, avoir pour effet, être à l’origine de, entraîner, créer, produire, provoquer, déterminer…
— La série allumer, engendrer, faire naître, déclencher, exciter, fomenter, inspirer, occasionner, motiver, susciter … est métaphorique, organique, et liée à des agents humains.

Relateurs — Comme la relation logique d’implication, la relation causale est notée par des relateurs :

Conséquence + Relateur + Cause : parce que, puisque :
Le fer s’est dilaté parce qu’on l’a chauffé

Cause + Relateur + Conséquence : donc ; quand ; si – alors :
Le pneu a explosé parce qu’on l’a chauffé.

Simple juxtaposition —Deux événements juxtaposés donnent parfois une impression de causalité, pour peu que leurs contenus s’y prêtent

On l’a retrouvé mort à son bureau. Il serrait dans sa main la lettre de son percepteur.

Toutes les fois qu’une séquence thématise un de ces termes ou une de ces constructions, elle peut développer une relation de la famille causale. Ce sont des indicateurs très généraux, des indices non nécessaires d’une relation causale, dans la mesure où ils peuvent également exprimer d’autres types de relations.

1.2 Relation causales pertinentes pour l’analyse de l’argumentation

D’un point de vue pratique, il serait difficile et pas forcément productif de chercher à identifier ou reconstruire toutes les relations causales explicitement ou implicitement à l’œuvre dans un discours. Les relations causales les plus pertinentes pour l’argumentation sont des relations de premier plan, exploitées de façon contradictoire dans les lignes argumentatives des protagonistes.
La mise en cause des causalités implicites est un instrument efficace pour réfuter le contre-discours.

2. Série temporelle, série causale, série logique

Dans le monde physique, la cause précède l’effet, mais l’effet peut rétroagir sur la cause, V. Causalité (II). Dans le monde logique, l’antécédent “précède” le conséquent, au sens où il figure à gauche du connecteur d’implication ‘→’ et le conséquent à sa droite.

Série causale cause effet, conséquence
Série logique antécédent conséquent, conséquence
Série temporelle avant
antérieur
précédent
pendant
concomitant
après
postérieur, ultérieur
suivant,

La relation logique implicative lie un antécédent à un conséquent. Le terme conséquence s’emploie pour désigner l’effet (lié à la cause) ou le conséquent (lié à l’antécédent logique). Les démonstrations logico-mathématiques développent les conséquences de postulats ou d’hypothèses. Si on double la longueur du côté du carré, on multiplie sa surface par quatre : c’est une conséquence, liée à une “cause” qui est une raison mathématique.

Dans le cas suivant, on a affaire à une conséquence sémantique développant des contenus de langage, V. Conséquence §3 ; Inférence.

Tu parles de la naissance des dieux, tu affirmes donc qu’à une certaine époque, les dieux n’existaient pas.

3. Construire et exploiter une corrélation causale

La terminologie des argumentations mettant en jeu la cause est parfois délicate à manier. Nous distinguerons fondamentalement :
La construction argumentative du lien causal
L’exploitation argumentative d’un lien causal préconstruit (présupposé, implicite).

3.1 Argumentation établissant une relation causale, ou argumentation causale

Cette argumentation permet d’établir l’existence d’une relation de causalité entre deux faits et d’éliminer les “fausses causes”.
La méthodologie causale est au centre de la pensée aristotélicienne, V. Fallacieux 3.

3.2 Argumentation exploitant une relation causale

Cette argumentation présuppose l’existence d’une relation causale. On distingue :

  • L’argumentation par la cause, qui “descend” de la cause à l’effet. Elle s’appuie sur un fait-argument auquel est attribué un statut de cause, pour reconstruire ses effets, sur la base d’un principe causal reconnu.
  • L’argumentation par les conséquences ou les effets “remonte” de l’effet à la cause. Elle s’appuie sur un fait-argument auquel est attribué un statut d’effet, pour reconstruire sa cause.
  • L’argumentation pragmatique exploite une forme d’argumentation par les conséquences. Pour prendre une décision sur une question pratique, on propose une mesure, on la considère en tant que cause, et on s’appuie sur une évaluation positive ou négative de ses conséquences pour la recommander ou la rejeter.
  • Différentes formes d’argumentations par les mobiles et les motifs alignent la relation “mobile–acte” sur la relation “cause–effet”.

Les argumentations a priori et a posteriori, propter quid et quia, portent également sur les liens logiques et les liens causaux.


 

Autorité

Argument d‘AUTORITÉ

1. Auctoritas, autorité, autoritaire, autorisé

1.1 Auctoritas

Autorité vient du latin auctoritas qui renvoie notamment à l’autorité des juges, des instances judiciaires ; au prestige, à la parole de poids.
Auteur vient du latin auctor  est « celui qui augmente la confiance », le garant, le modèle, le maître (d’après Gaffiot, Auctoritas, Auctor). Ellul décrit comme suit l’exercice institutionnel de l’auctoritas :

L’auctoritas est la qualité de l’auctor. […] L’auctoritas apparaît comme l’autorité d’une personne qui sert de fondement à un acte juridique. Celui-ci n’a de valeur et d’efficacité que par l’auctoritas. […] Le pater donne son auctoritas au mariage de son fils. Dans la vie religieuse, l’auctoritas du prêtre délimite le domaine du sacré, et trace la frontière du profane. Dans la vie juridique, l’auctoritas délimite le domaine du légitime, le sépare de ce qui n’est pas le droit. (Ellul [1961], p. 248-249)

1.2 Mots et concepts contemporains

Les mots
— Les mots latins, dont sont issus les mots français, relèvent tous de ce sens fondationnel d’auctoritas.
— Le français a distendu le lien auteur autorité ; un auteur peut n’avoir aucune autorité, et le détenteur d’une autorité n’est pas forcément un auteur.
Avec autoritaire et autoritarisme, il a développé une ligne lexicale stigmatisant l’autorité.
Le mot autorité a conservé son sens positif (anglais authoritarian / authoritative) dans  l’expression faire autorité, (être) une autorité, autorisé2 “avoir du poids” (vs autorisé1 “permis”)

Le concept d’autorité
Le concept d’autorité est redéfini et discuté dans tous les champs des sciences humaines, en relation avec la soumission et en opposition avec la ou les libertés. Des études majeures sur le thème de l’autorité, du pouvoir et du totalitarisme ont marqué le siècle dernier : en psychologie particulièrement depuis les retentissantes expériences de Stanley Milgram sur la « soumission à l’autorité » (1974) ; en philosophie, avec l’étude de la « personnalité autoritaire » de Theodor Adorno ([1950]), ou l’étude du “système totalitaire” d’Hannah Arendt ([1951], 1972) ; ou en sociologie avec Max Weber ([1921]), dont les distinctions entre les différentes sources d’autorité et de légitimité sont passées dans la pensée commune : autorité traditionnelle, charismatique, et rationnelle-légale.

2. “Faire faire” : l’autorité légale et réglementaires

L’autorité, au sens le plus courant du terme, a pour prétention d’être respectée, c’est-à-dire obéie.

2.1 L’ordre autoritaire

Le principe d’autorité comme “faire faire” veut, sous sa forme radicale, que l’ordre soit obéi en vertu de son origine, sans qu’aucune justification ne l’accompagne nécessairement.

Contexte : L détient le pouvoir et des moyens de coercition, récompense et sanction.
L dit à O de faire F.
O fait F.

L’idéal de l’autorité autoritaire est d’agir causalement sur le comportement d’autrui. Si l’on n’est sensible ni aux bonnes raisons ni au charisme du tyran, il lui reste le recours aux deux célèbres manipules, le châtiment et la récompense.
L’autorité radicale demande que la personne qui reçoit l’ordre obéisse “comme un cadavre” (perinde ac cadaver), selon la métaphore qu’Ignace de Loyola reprend pour illustrer la perfection de la vertu d’obéissance. Pour celui qui n’est pas membre de l’organisation, obéir ainsi, c’est se réduire à l’état d’instrument en renonçant à son libre examen et à sa volonté propre. Pour celui qui est membre de l’organisation, c’est simplement faire confiance aux qualités, naturelles ou surnaturelles, de l’organisation à laquelle il appartient.

À rebours, l’ordre reçu fournit la justification de l’action accomplie : “ j’en ai reçu l’ordre, je n’ai fait qu’obéir”. Cette forme d’autorité est antinomique de la philosophie de l’argumentation qui universalise l’impératif de justification. Selon les conventions internationales des Droits de l’homme et la Convention de Genève, l’argument de l’obéissance aux ordres n’est pas recevable sans condition.

2.2 Le jugement justifié

L’autorité légale se démocratise lorsque ses capacités de recours à la force portent sur des objets précis, codifiés et connus (payer ses impôts) et que ses possibilités de sanction sont encadrées par la loi. L’autorité est celle de la norme légale, mise en action dans le système judiciaire pénal ou civil. Son exercice est soutenu par le monopole de la violence légale. Schématiquement :

Contexte : Il existe un système de normes N. Une de ces normes habilite un juge pour faire appliquer ce système et lui attribue les moyens de coercition nécessaires à son application.
La personne P a fait telle action A.
J, le juge, évalue, dans le cadre d’une procédure organisée selon les prescriptions de N, que P constitue ou non une transgression d’une norme.
J prononce la sentence S enjoignant à P de faire F
P fait P : il verse des dommages et intérêts  à la partie adverse et/ ou exécute une obligation au civil ; verse une amende et / ou va en prison au pénal.

L’ordre porte sur une action, non pas sur une croyance. P fait S bon gré, mal gré. Les destinataires des bonnes raisons du juge sont plus les collègues du juge, le procureur ou l’avocat que l’accusé lui-même. Il se peut que ce dernier ait été convaincu de la justesse de son châtiment par les bonnes raisons que lui a données le juge, mais cette condition psychologique n’est pas nécessaire ; P doit seulement se plier à la décision du juge. On ne peut pas demander à tout le monde de partager la théorie du châtiment rédempteur, et de consentir de gaieté de cœur à sa condamnation, même démocratique.

La vie sociale est également régie par de multiples règlements (règlements des services publics, règlements intérieurs des entreprises…) et statuts (des associations, des sociétés…) qui organisent la vie de ces groupes et auxquels les individus concernés doivent se conformer.
La demande émanant de l’autorité réglementaire ou statutaire disposant d’un certain pouvoir ne peut porter que sur du faire. Si le contrôleur de la SNCF me demande mon billet, je suis tenu de le lui montrer ; son autorité est inscrite dans le règlement de la SNCF. Cette transaction banale est un cas typique illustrant la forme fondamentale que prend l’argumentation par l’autorité dans nos sociétés : le contrôle autorisé.

Les autorités légales et réglementaires sont tenues de motiver leurs jugements :

L’obligation de motivation de sa décision oblige le juge au raisonnement juridique, c’est-à-dire à la confrontation de la règle de droit applicable avec les faits de l’espèce. [1]

La technique de raisonnement utilisée fait l’objet de la logique juridique, et ses principaux moyens argumentatifs sont résumés dans les topiques juridiques.

3. “Faire croire” : Formes d’autorité liées à la parole

3.1 L’auctoritas performative

Le locuteur détient une forme unique d’autorité, l’auctoritas liée à la performativité de  différentes classes d’énoncés. D’après Austin [1962], l’énoncé performatif est producteur de la réalité qu’il énonce : on promet en disant “ je promets” ; le locuteur est à la lettre auctor de la réalité qu’il crée, c’est-à-dire de sa promesse.

3.2 “Faire croire” par la parole

On n’a pas ordinairement besoin d’argumenter pour faire croire quelque chose, il suffit de  le dire. Le locuteur est ordinairement cru sur sa parole. Si l’on demande “Quelle heure est-il ?” on accepte la réponse sans chercher à consulter directement la montre de l’interlocuteur.
Les affirmations portant sur des états intérieurs (“Je me sens en pleine forme aujourd’hui”) sont, par défaut, reçues sans problème, de même que les affirmations des personnes bien placées pour voir (témoins) ou pour savoir (experts).
Si avoir de l’autorité signifie “avoir le pouvoir de faire partager à autrui ses représentations”, on a là les formes d’autorité les plus spécifiquement associées à l’activité linguistique ordinaire. Elles sont liées à la notion de préférence pour l’accord.
Néanmoins, la préférence pour l’accord n’est qu’une tendance ; les destinataires sont couramment en désaccord, et la capacité d’affirmer son désaccord est une capacité argumentative fondamentale, V. Modestie.

Cette autorité attachée à l’exercice même du langage se combine avec d’autres autorités attribuées au locuteur en fonction des différentes identités et rôles sociaux qu’il joue. Ces identités et rôles convergent vers l’autorité manifestée du locuteur, par son éthos.
En situation argumentative, le locuteur peut anticiper les réticences du locuteur, et, par une sorte de prolepse, soigner son éthos, en se décrivant et en se montrant comme une autorité. Il renforce, ou impose ainsi, par des méthodes rhétoriques, la tendance naturelle à l’accord.
Cette autorité éthotique est auto-fondée : “Vous pouvez croire ce que je dis parce que c’est moi qui vous le dis et je sais de quoi je parle”.

4. L’argument d’autorité

4.1 L‘autorité citée

De l’éthos à l’argument d’autorité
D’une façon générale, l’argument d’autorité consiste à justifier un discours par la qualité de la personne qui tient ce discours, c’est-à-dire par la qualité de son énonciateur.
Cet énonciateur peut être le locuteur lui-même qui exhibe son autorité éthotique, mais les manœuvres éthotiques ne sont pas forcément suffisantes pour forcer l’accord, ce qui ouvre une situation argumentative.
Le locuteur peut alors faire appel à des arguments de n’importe quel type, en particulier des arguments d’autorité. Comme son autorité éthotique n’a pas été suffisante, l’énonciateur garant du discours est un “ tiers énonciateur”, une autorité citée par le locuteur. Cette source extérieure est tenue pour légitimante (autorisée, authoritative).
Il y a alors hétérogénéité des sources énonciatives, et non plus homogénéité, comme dans le cas de l’autorité éthotique.

L’étude technique de cette dernière forme d’argumentation s’inscrit dans le cadre plus général de la reprise discursive.

L’argument d’autorité
L’argument d’autorité classique exploite une des sources de l’autorité ; il repose sur un mécanisme de citation. Il se schématise simplement sous la forme suivante (voir Hamblin 1970, p. 224 sqq.) :

L : — A est une autorité, A dit que P ; donc P est vrai / donc je fais comme ça.
L : — A dit que P

Dire que A est une autorité, c’est dire qu’il est un expert dans un domaine de savoir ou une pratique : une autorité en matière de football, de vin, une autorité en virologie.
La discussion en cours se rattache au domaine d’expertise de A, L lui-même défend une position coorientée avec P, mais il a moins d’autorité que L dans le domaine concerné.

L’exemple prototypique fondant cette catégorie est celui de Pythagore cité par ses disciples : il l’a dit lui-même” (“ipse dixit !”) donc c’est vrai. — Pythagore n’est pour rien dans l’affaire ; c’est le locuteur qui lui confère, à juste titre, l’autorité.

L’autorité peut également justifier des façons de faire comme des croyances, ou combiner les deux :

L : — Le Maître a dit que la pitié est un vice.
L : — C’est comme ça qu’on tient sa fourchette, à Paris.
L : — Je ne donne jamais d’argent aux SDF, j’ai vu sur internet que ça ne leur rendait pas service.

La philosophie de l’argumentation privilégie un idéal d’exposition à la réfutation (Toulmin) : cette exigence est parfaitement satisfaite par l’argumenter d’autorité, puisqu’on sait exactement qui a dit quoi.

Retentissement éthotique de l’argument d’autorité

Le locuteur peut procéder par allusions connotant un discours “autorisé”, dominant, prestigieux ou expert. Si j’insère dans mes paroles les expressions “ formation discursive”, “appareil idéologique d’état” ; “grand Autre”… je laisse entendre mes accointances, ou ma connivence, avec, respectivement, les pensées prestigieuses, ou jadis telles, de Foucault, Althusser, Lacan, Deleuze, etc.
Citer directement ou par allusion une autorité prestigieuse renforce l’éthos du locuteur ; parler par la voix du Maître, c’est faire entendre Sa voix, donc, en fin de compte, s’identifier à Lui et recadrer l’échange en conséquence.
Cet enfouissement de l’autorité dans le discours (présupposition, implicitation, moyens para-verbaux), la dérobe à la réfutation.

4.2 Qu’est-ce qu’une autorité ? Le magasin des autorités traditionnelles

L’autorité est au fondement du topos n° 11 de la Rhétorique d’Aristote qui définit sa force comme

[celle du] jugement antérieur prononcé sur la même question, une question semblable ou une question contraire, surtout s’il émane de tout le monde et à toutes les époques, à défaut s’il émane au moins de la majorité, ou des sages — tous ou la plupart —, ou d’hommes de bien ; ou encore des juges de l’affaire eux-mêmes ou de ceux dont les juges admettent l’opinion ou de ceux dont il n’est pas possible de contredire le jugement, par exemple ceux qui ont pouvoir sur nous, ou de ceux dont il n’est pas beau de contredire le jugement, tels les dieux, notre père ou nos maîtres. (Rhét., II, 23, 1398b15-30 ; trad. Chiron, p. 388)

On remarque que le sens du mot jugement évolue au fil des exemples, du jugement intellectuel jusqu’au jugement judiciaire.
Sur cette base, les rhétoriques ultérieures énumèrent les autorités susceptibles d’être appelées à la rescousse pour affermir la position d’une partie. Dans le domaine judiciaire, la rhétorique À Herennius propose dix « formules » (topoï) pour « amplifier l’accusation »:

La première est tirée « de l’autorité, quand nous rappelons que l’intérêt les dieux immortels, nos ancêtres, les rois, les cités, les nations, les hommes les plus sages, le sénat, ont pris à la chose – et surtout quelle sanction a été prévue par les lois en ces matières. (À Her., II, 48 ; p.81).

Il s’agit d’autorités susceptibles d’appuyer toute forme de discours, bien distinctes du précédent judiciaire.

L’époque moderne accorde une grande importance à l’autorité des experts et des spécialistes, mais le magasin traditionnel des autorités est largement repris, avec quelques ajustements :

— Autorité des Livres, de la tradition, des ancêtres (ad antiquitatem). On oppose à cette forme d’autorité l’argument du progrès.
— — des  vers célèbres, des proverbes, des exemples, des exempla, des fables, des paraboles.
— — des Américains, des Chinois… (en tant que tels)
— — des médias, des professionnels, de savants, des professeurs…
— — des enfants et des vérités qui sortent de leur bouche, des riches, des pauvres, des paysans du Danube… V. Richesse et pauvreté
— — grand nombre, prestige du consensus majoritaire, d’un groupe particulier… V. Consensus ; Doxa

Ces formes d’autorité sont cumulables : l’autorité scientifique du Maître est parfois mâtinée de l’autorité charismatique du gourou.

Toutes ces variétés d’autorité peuvent être citées ; certaines peuvent être en outre incarnées par le locuteur se mettant en scène comme un Chinois, un expert, un pauvre, un membre d’une communauté éminente, etc.

5. Évaluer et critiquer l’autorité experte

D’un point de vue logico-scientifique, un discours est recevable s’il recueille et articule, selon des procédures admises dans la communauté concernée, des propositions vraies, pour en déduire une proposition nouvelle, vraie et intéressante.
L’acceptation d’un point de vue est fondée sur l’autorité si elle repose non pas sur l’examen de la conformité de l’énoncé aux choses elles-mêmes, mais sur la confiance accordée à la source et au canal par lesquels l’information a été produite et reçue. L’argument d’autorité correspond à la substitution d’une preuve périphérique, indirecte, à la preuve ou à l’examen directs, considérés comme inaccessibles, trop coûteux ou trop fatigants.
Son usage se justifie quotidiennement par un principe d’économie, de division du travail, ou par un effet de position. Il fonctionne très bien, très rationnellement, comme argument par défaut, révisable lorsqu’on aura accès à de plus amples informations.
L’autorité ne soustrait rien ni personne à la contestation, elle établit simplement l’existence d’une présomption, transférant la charge de la preuve à la personne qui la conteste, V. Dialectique.

L’argument d’autorité sous sa forme classique est donc bien une forme d’argumentation recommandable, car il expose l’autorité dont il se réclame. On peut opposer l’étayage autoritaire, de l’énoncé autoritaire, soutenu par la position socio-discursive du locuteur, et argument d’autorité, hétéro-fondé, où l’autorité est clairement thématisée.
Autrement dit, l’argument d’autorité n’est ni autoritaire ni fallacieux s’il est invoqué pour ouvrir le débat, mais il le devient s’il prétend le clore.

La méthode des contre-discours fournit un principe d’évaluation et de critique des arguments d’autorité. L’argument d’autorité “L: — A dit que C” est vulnérable à des contre-discours visant soit la citation C en tant que telle, soit la qualité d’expert de A.

5.1 Réfutation de l’argument d’autorité

Contre la citation elle-même

L : A dit que P

La réfutation remet en cause le fait que A ait dit P, la citation en tant que telle ou la pertinence de la citation dans le cadre de la discussion actuelle. Cette démarche préserve le statut de A en tant qu’autorité.

A n’a jamais dit P ; P n’est pas conforme à la lettre de ce que A a réellement dit.
P est une citation tronquée, coupée de son contexte, V. Circonstances.
P est une paraphrase contenant des éléments malicieux de reformulation et de réorientation, V. Reprise
— Quoique matériellement exacte, la citation P a été mal interprétée par L. Dans le sens où l’entendait A, P n’est pas pertinent pour la présente discussion.

L’argumentation par autorité exploite une autorité, et cette ligne critique regarde si cette exploitation est correcte, en vérifiant que la citation proposée est recevable. Elle laisse intact le statut de A comme une autorité

Contre la qualité de la personne citée comme une autorité

— Retournement de l’autorité : A a évolué sur ce point ; ses déclarations et ses résultats plus récents ne vont pas dans le même sens.
On ne dispose d’aucune preuve directe de P , il n’y a donc pas d’authentiques experts dans ce domaine, ni A ni qui que ce soit d’autre.
— Par application de l’argument ad hominem : P est peu compatible, voire contradictoire avec d’autres affirmations (ou prescriptions) de A ; A s’est contredit sur ce point.
Il n’y a pas consensus parmi les experts.
A a parlé hors de son domaine de compétences ; il n’est pas expert dans le domaine précis dont relèvent les prises de position du type P.
A n’est pas un vrai expert, A est dépassé, il se trompe, il s’est souvent trompé.
A il est intéressé, manipulé, vendu : A est payé pour dire ce qu’il dit.
— On peut coiffer le tout par une attaque personnelle : A n’est pas un expert mais un bouffon.

L’argumentation par l’autorité suppose que la source soit une réelle autorité. La réfutation s’en prend maintenant au statut de A comme autorité.
Elle correspond a contrario à l’argumentation qui fonde une autorité légitime :

A parle dans son domaine de compétence, il est au fait de l’état de la question, son système est cohérent, il dispose de preuves directes, tous les experts sérieux sont d’accord avec lui, il a déjà fait telle prédiction juste.

Les deux formes de réfutation peuvent se combiner : A n’est pas un expert (son autorité n’est pas établie), et L le cite n’importe comment (lui fait dire n’importe quoi).

Argumentation fondant / exploitant l’autorité

On retrouve les deux classes d’argumentations : argumentations établissant une autorité et les argumentations exploitant cette autorité.

5.2 Contre-argumentations

Discours de résistance à l’autorité

Le cadrage dialogal invite à focaliser non plus sur l’argument d’autorité, mais sur la relation d’autorité. La focalisation est moins sur le problème de l’autorité citée que celui de la pusillanimité de l’interlocuteur qui accepte l’argument d’autorité, V. Modestie.

Contre-argumentation par des arguments sur le fond

L’opposant peut opposer directement à P des arguments directs, portant sur le fond, tirés non pas de l’autorité mais de la raison scientifique, ou du savoir historique. Ces arguments sont par nature supérieurs à l’appel à l’autorité, qui reste un argument périphérique.

6. Usages réfutatifs de l’autorité

6.1 Usages réfutatifs de l’autorité positive

Les paragraphes précédents abordent l’autorité en tant qu’elle sert d’appui à une affirmation. Dans les mêmes conditions, l’appel à l’autorité sert à la réfutation lorsqu’il soutient une affirmation opposable à celle qu’on veut réfuter :

L1 : — !
L2 : — X dit le contraire, et il s’y connaît !

Si X est du même camp que L1, la réfutation combine autorité et ad hominem, V. Ad hominem.

L’autorité positive peut aussi être utilisée pour détruire non plus le contenu de ce qui est dit, mais la prétention à l’autorité et donc la compétence de la personne qui tient le discours d’autorité :

L1 : — !
L2 : — C’est exactement ce que dit Perelman !

— La pensée est un dialogue intérieur? Ça, on le sait depuis le Thééthète !

6.2 Autorité négative : Ad Hitlerum

L’autorité négative sert à la réfutation du dire dans le cas suivant :

L1 : — !
L2 : — H dit exactement la même chose !

H est une personne, un parti rejeté dans la communauté de parole à laquelle appartiennent L2, les tiers arbitres de l’échange et possiblement L1 lui-même ; H est une anti-autorité, V. Imitation.
Dans l’argumentation positive par autorité, le lien de l’énoncé à l’autorité positive est fait par le proposant ; ici, c’est l’opposant qui relie l’énoncé qu’il conteste à l’autorité négative. Hitler occupe le sommet de la catégorie graduée des personnes dont il est impossible de reprendre les termes : on parle de reductio ad Hitlerum pour désigner ce cas d’autorité négative, dont l’invocation est supposée mettre un terme à toute discussion :

L’an dernier, on s’en souvient, des barons de l’industrie financière se sont excités à propos d’une très légère critique du Président Obama. […] Et quant à leur réaction à la proposition de supprimer une niche fiscale permettant à certains d’entre eux de payer vraiment peu d’impôts, — eh bien, Stephen Schwartzman, Président du groupe Blackstone, l’a comparée à l’invasion de la Pologne par Hitler
Paul Krugman, Panic of the Plutocrats, 2011 [3]]

_________________________

[1] https://www.legavox.fr/blog/maitre-anthony-bem/obligation-motivation-decisions-justice-juge-20105.htm (01-04-2022).
[2] Racine, Andromaque, 1667. I, 2.
[3] New York Times, 10 octobre 2011. http://www.nytimes.com/2011/10/10/ opinion/panic-of-the-plutocrats.html?_r=1&ref=global-home], ( 20-09-2013).