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Ambiguïté

    • En latin, ambigere a le sens de « discuter, être en controverse ; être en procès » (Gaffiot, Ambigo). Pour parler du « point en litige », Cicéron utilise l’expression «id de quo ambiguitur», “ce à propos de quoi on diverge [ambiguitur]”.

1. Ambiguïté, ambivalence

Ambigu, ambiguïté peuvent se dire d’un discours ou d’un comportement. En argumentation, un participant à une discussion a une position ambiguë s’il n’opte pas clairement pour un des camps en présence. Il parle tantôt en faveur d’une des parties, tantôt en faveur de l’autre, et certains de ses énoncés ont des orientations argumentatives indéterminées.
Une attitude est dite ambivalente si elle manifeste simultanément des sentiments contradictoires, par exemple de l’attraction et de la répulsion, de l’amour et de la haine.

2. Ambiguïté lexicale

Homonymie, polysémie, paronymie— Deux mots sont homonymes s’ils ont le même signifiant mais des significations bien distinctes.
— Un mot est polysémique si son signifiant recouvre plusieurs significations liées entre elles.
— Deux mots sont paronymes si leurs signifiants sont à peine différents mais ont des significations bien distinctes. Les paronymes sont susceptibles de fonctionner en parole comme des homonymes, et de brouiller le raisonnement.

Homonymie, polysémie et paronymie peuvent amorcer des glissements de sens exploités dans la construction d’objets de discours.
En poésie, elles permettent de mettre en écho des réalités distinctes.

Lorsqu’elle est indésirable, on combat l’ambigüité par le distinguo et la dissociation.

3. Ambiguïté syntaxique

Un énoncé ambigu syntaxiquement (amphibolique, V. Fallacie 3) est défini comme un énoncé qui peut être paraphrasé par deux énoncés n’ayant pas le même sens.
Le célèbre énoncé “la petite porte le voile” peut être paraphrasé par :

Paraphrase 1 : “elle est voilée (= dissimulée) par la petite porte” (si l’on veut bien admettre qu’une porte peut voiler quelqu’un).
Paraphrase 2 : “La petite (personne) porte le voile”

L’ambiguïté syntaxique est un phénomène de surface. Les deux interprétations sont rattachées à deux structures syntaxiques sous-jacentes différentes, qu’on distingue par le jeu des parenthèses :

(La petite porte) (le voile)
(La petite) (porte le voile).

Cette ambiguïté disparaît en contexte. La ponctuation peut avoir le même effet. Le non moins célèbre énoncé “l’instituteur dit l’inspecteur est un âne” est syntaxiquement ambigu : il admet deux structures dont la différence est marquée à l’oral par l’intonation de phrase, et à l’écrit par la ponctuation:

L’instituteur, dit l’inspecteur, est un âne.
L’instituteur dit : “L’inspecteur est un âne”.

L’ambiguïté hérétique
Dans le texte suivant de saint Augustin, la question de la bonne lecture est cruciale pour la conception orthodoxe de la Trinité, qui affirme l’égalité divine du Père, du Fils et du Saint Esprit (le Verbe). La lecture qui attribue une syntaxe de coordination à l’énoncé examiné aboutit à nier l’identité du Verbe et de Dieu. Cette lecture doit donc être doublement rectifiée en tant qu’erreur logico-grammaticale et en tant qu’hérésie ; c’est un péché de langue (présentation modifiée):

La ponctuation [distinctio] hérétique que voici :
                   In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat
                   Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et Dieu était,
changeant le sens de
                    Verbum hoc erat in principio apud Deum
                    Ce Verbe était au commencement auprès de Dieu,
refuse d’admettre que le Verbe est Dieu. Mais c’est une opinion à rejeter, d’après la règle de la foi qui, au sujet de l’égalité des trois Personnes, nous prescrit de dire :
                    Et Deus erat Verbum [Et le Verbe était Dieu],
puis d’ajouter :
                    Hoc erat in principio apud Deum [Il était au commencement auprès de Dieu].
Saint Augustin, De la doctrine chrétienneDe Doctrina Christiana. [De 397 à 426]

La lecture hérétique découpe le texte en deux affirmations, l’une au sujet du Verbe, et l’autre au sujet de Dieu :

In principio [erat Verbum et Verbum erat apud Deum] et [Deus erat]
au commencement, [était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu] [et Dieu était]

— La lecture canonique découpe le texte en trois affirmations au sujet du Verbe :

In principio erat Verbum et Verbum [erat apud Deum] et [Deus erat verbum]
[au commencement était le Verbe], et [le Verbe était auprès de Dieu] et [le Verbe était Dieu]

Soit: Le verbe était Dieu, et il était auprès de Dieu au commencement.

4. Ambiguïté entre sens propre et sens figuré

Dans la métaphore “Pierre est un lion”, l’interprétation littérale doit manifestement être éliminée, et seule subsiste l’interprétation figurée. Dans le cas suivant, l’interprétation littérale est en compétition avec l’interprétation figurée. Face à l’invasion Perse, les Athéniens consultent la Pythie de Delphes. Elle leur répond que :

Jupiter qui voit tout [leur] accorde une muraille de bois qui seule ne pourra être ni prise ni détruite. (Hérodote, Histoire, VII, 141)

La réponse provoque une stase d’interprétation, ce qui la rend énigmatique ; elle est ambiguë au sens étymologique du mot. Cette stase oppose le sens littéral au sens métaphorique :

Quelques-uns des [Athéniens] plus âgés pensaient que le dieu déclarait par sa réponse que la citadelle ne serait point prise, car elle était anciennement fortifiée d’une palissade. Ils conjecturaient donc que la muraille de bois dont parlait l’oracle n’était autre chose que cette palissade. D’autres soutenaient, au contraire, que le dieu désignait les vaisseaux, et que sans délai il en fallait équiper. (Id., 142)

Thémistocle fait triompher cette seconde interprétation, et les mesures prises conduiront à la victoire de Salamine (480 av. J.-C.).

5. Ambiguïté et productivité discursive

Comme un énoncé, un texte est ambigu s’il est possible de lui attacher plusieurs interprétations. Alors que l’ambiguïté est bannie du discours scientifique, la multiplicité des sens et la diversité des orientations est considérée comme un facteur de productivité sémantique et comme une richesse dans le texte littéraire.

Dans le domaine diplomatique, un texte négocié (traité, accord, convention…) est ambigu si chacune des parties qu’il concerne peut lui donner une interprétation propre, qui va dans le sens de ses intérêts, et de fait ne règle rien définitivement. L’ambiguïté joue alors un rôle essentiel, soit parce que chacune des parties peut signer le traité, soit parce qu’elle permet à la partie perdante de sauver la face :

En 1883 lorsque Robert Cordier, commandant du Sagittaire signa avec le roi Mani Makosso Tchicousso le traité ambigu qui plaçait son territoire sous le protectorat et la suzeraineté de la France, le roi du Loango était-il encore un vrai souverain, ou simplement était-il devenu depuis longtemps un roi de village ?
Etanislas Ngodi, Résistances à la pénétration et à la conquête coloniale au Congo (XIXe-XXe siècles). 2016.[2]

6. Fallacies d’ambiguïté

Dans le cadre d’une théorie logique de l’argumentation, l’ambiguïté syntaxique et l’ambiguïté lexicale sont des fallacies liées au discours. Employés dans une même argumentation ou un même raisonnement, deux mots homonymes produisent une fallacie d’homonymie, V. Fallacieux (3). Il en va de même pour les paronymes et pour les termes polysémiques.

L’ambiguïté s’oppose à l’univocité, V. Indétermination. Le discours scientifique exige que les mots et les énoncés soient univoques, c’est-à-dire aient un sens et une valeur de vérité, et conservent ce même sens dans toute l’argumentation, . Un énoncé ambigu peut recevoir autant de valeurs de vérité qu’il a d’interprétations. Il est donc exclu d’un discours scientifique, si ses diverses significations sont possibles dans le champ concerné ; si l’une n’est pas possible, l’ambiguïté est inoffensive.

Le langage argumentatif n’est pas, par essence, condamné à l’ambiguïté. La désambiguïsation fait partie du programme critique de l’argumentation, qui la traite soit par le moyen d’une critique méta-argumentative (théorie des fallacies), soit, si l’on préfère une définition immanente de la critique, par un travail de distinguo et de dissociation opéré par les participants eux-mêmes. Alors que l’univocité est posée en préalable du travail scientifique, elle apparaît, le cas échéant comme construite par un travail argumentatif.


[1] Introd. et trad. de M. Moreau – Annotation et notes complémentaires d’I. Bochet et G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 237.

[2] Connaissances et savoirs, 2016

Ad judicium

Argumentation AD JUDICIUM

L’argumentation ad judicium est centrée sur le savoir certain ou probable (Locke). Il peut aussi être pris au sens de argumentation ad rem (Whately) ; ou comme un appel au sens commun ; ou encore comme une fallacie de confusion (Bentham).

Lat. iudicium, “faculté de juger, tribunal, sentence”.

Dans les Essais philosophiques sur l’entendement humain (1690), Locke distingue quatre types d’arguments

dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire.

Ces quatre types d’arguments sont désignés par les étiquettes latines:

ad ignorantiam, argument fondé sur l‘ignorance,
ad verecundiam,
arg. fondé sur la modestie,
ad hominem, réfutation fondée sur la mise en contradiction
ad judicium, argument faisant appel au jugement.

De ces différents arguments, Locke considère que seul est valide, l’argument ad judicium, défini comme suit :

[L’argument ad judicium] consiste à employer des preuves tirées de quelqu’une des sources de la connaissance ou de la probabilité. […] C’est le seul de tous les quatre qui soit accompagné d’une véritable instruction, et qui nous avance dans le chemin de la connaissance. (Ibid., p. 573sq)

Locke précise ensuite que la vérité est construite non seulement sur la base « des preuves, des arguments », mais aussi

d’une lumière qui [naît] de la nature des choses elles-mêmes. (id., p. 574)

L’argument “instructif” est donc le produit 1) d’un raisonnement 2) soumis aux seules contraintes émanant des choses sur lesquelles il s’exerce. Cette seconde condition exclut toute considération subjective, intérêts, valeurs, émotions — entre autres émotion esthétique liée aux usages non littéraux,  poétiques ou éloquents, du langage, V. Ornement et argument.

Le raisonnement ad judicium n’est donc pas un schème d’argument comme, par exemple, l’argumentation par l’ignorance ou par les contraires. L’étiquette réfère typiquement à l’ensemble des procédures scientifiques guidant le jugement et permettant de développer des connaissances à propos des objets.

Ad judicium, une étiquette polysémique

D’autres définitions sont attachées à l’étiquette ad judicium, ce qui crée une certaine confusion.

(1) Faisant sans doute référence à Locke, Whately considère que l’étiquette ad judicium désigne « très probablement la même chose » que l’argument ad rem ([1832], p. 170), V. Fond. On aurait donc affaire à une simple redondance terminologique.
Néanmoins il semble que, comme l’argument sur le fond, l’argument ad rem se rapporte plutôt à un contexte de débat, alors qu’ad judicium renvoie davantage au raisonnement scientifique monologal.

(2) Par ailleurs, selon un dictionnaire de théologie [1], l’étiquette ad judicium désigne « une argumentation faisant appel au sens commun [common sense] et à l’opinion générale [judgment of people] pour valider une position » ; ce qui correspond à l’argument du consensus universel, V. Foi ; Autorité.

(3) Enfin, Bentham utilise l’étiquette ad judicium pour désigner la série des fallacies qui brouillent le jugement et plongent l’esprit dans la confusion (Bentham [1824]), V. Topique politique.

Le champ terminologique et conceptuel couvert de fait par l’étiquette ad judicium peut donc se ranger comme suit :
— Au sens de Locke, raisonnement scientifique, fondé sur les choses (et non sur la subjectivité).
— Au sens de Whately, ad rem, argument sur le fond (d’une discussion).
— En théologie, argument fondé sur le consensus des nations.
— Au sens de Bentham, fallacie ad judicium, qui obscurcit le jugement.

L’opposition ad judicium VS ad ignorantiam, ad verecundiam, ad hominem

Tout comme l’argument ad judicium proprement dit, les arguments ad ignorantiam, ad verecundiam et ad hominem font appel à des formes de jugement psychologique, respectivement :

ad ignorantiam suppose une évaluation des preuves présentées ;
ad verecundiam, une évaluation des forces en présence, qui fonde, à tort ou à raison, un sentiment d’humilité ou d’insuffisance personnelle ;
ad hominem, une évaluation de la cohérence (de la stabilité) du discours et des croyances.

Ces arguments sont donc dits fallacieux non pas parce que ne faisant pas appel au jugement ils seraient arbitraires, mais parce qu’ils sont marqués par la subjectivité des locuteurs. Ils ne disent rien d’universel car ils tiennent compte des locuteurs et des conditions d’interaction :

— des états de savoir des locuteurs (ignorance) ;
— du conditions psychologiques des locuteurs en interaction (modestie) ;
— de la cohérence des croyances des locuteurs (ad hominem).

L’argumentation ainsi conçue est aux antipodes de ce que Grize appelle « une logique des sujets », V. Schématisation.


[1] http://carm.org/dictionary-argumentum-ad-judicium (20-09-13).

 

Ad incommodum

    • Lat. incommodum, “inconvénient”.

L’argument ad incommodum est défini par Bossuet comme « l’argument qui jette dans l’inconvénient » ([1677], p. 131). C’est une variante de l’usage réfutatif de l’argumentation pragmatique, par les conséquences inacceptables ou contradictoires, V. Absurde.

Bossuet illustre ce schème par un exemple destiné à réfuter les doctrines des opposants au pouvoir politique absolu sur les corps et à l’autorité ecclésiastique absolue sur les âmes.

S’il n’y avoit point d’autorité politique à laquelle on obéit sans résistance, les hommes se dévoreraient les uns les autres ; et s’il n’y avoit point d’autorité ecclésiastique à laquelle les particuliers fussent obligés de soumettre leur jugement, il y auroit autant de religions que de têtes. Or est-il qu’il est faux [mais il est faux] qu’on doive souffrir, ni que les hommes se dévorent les uns les autres, ni qu’il y ait autant de religions que de têtes. Donc, il faut admettre nécessairement une autorité politique à laquelle on obéisse sans résistance, et une autorité ecclésiastique à laquelle les particuliers soumettent leur jugement.
Jacques-Bénigne Bossuet, Logique du Dauphin [1677] [1]

La réfutation de Bossuet a la forme de deux syllogismes hypothétiques :

Sans d’autorité politique absolue, les hommes se dévoreraient : non AP D
Sans autorité religieuse absolue, les religions se multiplieraient : non AR M
Les hommes ne doivent pas se dévorer : non D
Les religions ne doivent pas se multiplie : non M
Donc il faut une autorité politique absolue :  AP
Donc il faut une autorité religieuse absolue : AR

Les deux argumentations sont présentées de façon strictement parallèle. Cet effet textuel ou stylistique a pour effet de solidariser les deux argumentations, donc les deux pouvoirs, jusqu’à l’identification. [2] Ce parallélisme est différent de celui qui est mis en œuvre dans l’argument des cas parallèles, fondé sur l’analogie de deux domaines asymétriques, un comparant et un comparé.


[1] Paris, Éditions universitaires, 1990, p. 131 (Orthographe originelle)

[2] Cette identification exclut par exemple la pluralité des religions dans une monarchie absolue, justifiant ainsi la Révocation de l’Édit de Nantes de 1685.


 

Ad hominem

Argumentation AD HOMINEM

L’argumentation ad hominem attaque l’opposant en mettant en évidence ses contradictions. L’attaque ad personam cherche à disqualifier l’adversaire par tous les moyens.

Dans son acception première, la réfutation ad hominem (lat. homo, “être humain”) repose sur la mise en évidence d’un défaut de cohérence de la part d’une personne, entre ses dires, entre ses dires et ses croyances ou ses comportements.

L’argumentation ad hominem permet au locuteur d’intervenir sur le mode du tiers, sans s’engager sur le fond, en se présentant non pas comme un opposant mais comme un interlocuteur de bonne volonté qui cherche à comprendre.

L’étiquette ad hominem est couramment utilisée au sens d’attaque personnelle, ad personam,   pour désigner différentes formes de dénigrement cherchant à disqualifier l’adversaire sans traiter ses arguments et sans lien avec la question débattue.

1. Ad hominem comme auto-contradiction et inconsistance

Dans la Rhétorique, Aristote définit un lieu réfutatif fondé sur les « incohérences » que l’on peut « extraire des lieux, des dates, des actions ou des discours » (1400a15 ; Chiron p. 397) ; V. Cohérence. La mise en contradiction ad hominem s’applique non seulement aux dires et aux croyances, mais aussi aux comportements et actions de la personne qu’elle vise.

L’argumentation ad hominem est définie, sous ce nom, par Locke; il consiste à

presser un homme par les conséquences qui découlent de ses propres principes, ou de ce qu’il accorde lui-même. C’est un argument déjà connu sous le titre d’argument ad hominem.
([1690], p. 573)

Selon cette définition, l’argumentation ad hominem met l’opposant en contradiction. Elle rejoint la réfutation ex concessis.
Locke rejette cette forme d’argumentation comme fallacieuse, dans la mesure où elle se limite à prendre en compte les croyances d’un individu particulier et ne dit rien de la vérité absolue de la thèse en débat. Elle ne produit aucune connaissanece substantielle sur le monde, V. Typologies (I).

III. Dès-là qu’un homme m’a fait voir que j’ai tort, il ne s’ensuit pas qu’il ait raison lui-même. (Id. p. 574).

Son effet immédiat est de mettre la personne visée sur la défensive comme le montre l’usage du verbe “presser” (to press). Cet embarras est un état émotionnel et cognitif typiquement attribué à celui qui se voit opposer une réfutation, V. Doute. Ces sentiments n’ont rien à voir avec les émotions violentes associées à l’attaque personnelle, ad personam, dite en anglais “abusive ad hominem”, (ang. abusive, “grossier, injurieux”).

Leibniz note à propos de cette définition que « l’argument ad hominem a cet effet qu’il montre que l’une ou l’autre assertion est fausse, et que l’adversaire s’est trompé, de quelque manière qu’on le prenne » (Leibniz [1765], p. 437) ; il reconnaît ainsi l’intérêt épistémique de cette forme d’argumentation dans le cadre d’une discussion tendant à clarifier les positions et les connaissances.

2. Mise en contradiction directe des dires

On a une réplique ad hominem dans le cas suivant :

Proposant : — P / Je propose de P
Opposant : — Avant, vous avez dit “ non-P” / vous vous êtes opposé à P

Question : La durée du mandat présidentiel, actuellement de sept ans, doit-elle être ramenée à cinq ans ?
Proposant (ancien président) : Je suis pour une réduction à cinq ans.
Opposant : Mais dans une déclaration antérieure, alors que vous étiez président vous-même, vous avez soutenu que la durée actuelle était nécessaire au bon fonctionnement de nos institutions. Vous devriez clarifier vos positions.

En monologue, la structure de l’argument est celle de l’affichage de la contradiction “Il dit à la fois A et Z, qui ne sont pas compatibles”. Dans les deux cas, le nerf de l’argument repose sur la citation. Le proposant n’a pas forcément dit non P mais plutôt Q que l’opposant paraphrase, reformule ou réinterprète comme non P. Dans le langage ordinaire, la notion de contraire est floue, et la mise en contradiction procède toujours d’un montage par l’opposant des paroles de l’interlocuteur.

La source des dires mis en opposition est variée. La proposition qui est opposée aux dires actuels peut avoir pour source non seulement le discours de l’opposant, ce qu’il a plus ou moins réellement dit avant, mais aussi ce qu’ont dit tous les gens qu’il ne peut pas désavouer, sa famille de co-énonciateurs ou la communauté discursive partie prenante de ce discours : gens de son parti, de sa religion, de son école, etc. Dans ce cas, L’argumentation ad hominem met en cause  la cohérence globale du camp de l’adversaire.

Réactions à la réfutation ad hominem sur les dires

La cible de l’argument ad hominem peut choisir d’assumer la contradiction ou de la réfuter ; cette réfutation peut elle-même porter sur le fond ou sur la lettre.

(i) La contradiction est assumée : L’argumentation ad hominem demande une personne sans contradiction. Par une manœuvre classique en théorie des stases, le destinataire peut choisir de revendiquer ce qu’on lui reproche, et faire de la contradiction un système de pensée :

Moi, j’assume mes contradictions. J’aime la pluie et le beau temps.

(ii) La contradiction est résolue par le sacrifice de la première position :

J’ai développé mon système
Les circonstances ont changé, il faut suivre son temps

J’ai changé, l’homme sot est celui qui ne change jamais, vous préférez les psychorigides ?

(iii) La contradiction est résolue par le rejet de la formule rapportée et du montage discursif sur lequel repose la mise en contradiction, V. Reprise.

Vous me faites dire ce que je n’ai jamais dit, vous déformez mes propos.

Le locuteur conteste la nature et le degré de l’incohérence qui lui est attribuée.

3. Mise en contradiction des paroles et des croyances

Dans le cas précédent, l’opposition est directe entre une affirmation présente et une affirmation antérieure. Soit la question d’un retrait de troupes d’intervention envoyées en Syldavie :

L1 :   — Devons-nous poursuivre notre intervention en Syldavie ?
L2 :   — Non !

Supposons en outre que ce partisan du retrait admette les données A, B, et C :

L1, Objection : — Mais vous admettez que (A) les troupes Syldaves sont mal formées, et (B) que les troubles en Syldavie risquent de s’étendre à toute la région. Vous conviendrez que cette extension menace notre sécurité (C) ; et personne ne nie que nous devions intervenir si notre sécurité est menacée. Donc, vous devez admettre que nous devons rester en Syldavie.

Schématiquement, L1 argumente ex datis à partir de discours tenus par L2, qui affirme que non P, ici “Nous devons mettre fin à notre intervention en Syldavie”. Par ailleurs, d’après L1, il admet également que sont vraies les propositions {A, B, C}, qui, toujours d’après L1, sont plutôt orientées vers P. De ces propositions et de principes de déduction également admis par L2, L1 conclut qu’en fait L2 devrait plutôt militer pour la poursuite de l’intervention en Syldavie, soit non-(non-P). Toutefois, strictement parlant, il a simplement montré que L2 ne pouvait pas soutenir à la fois {A, B, C} et non-P.

Réactions à la réfutation ad hominem sur les croyances

Ces réactions sont les mêmes que celles qu’on peut opposer à ad hominem sur les dires. Dans la ligne de cet argument, L2 peut renoncer à sa première position, ou bien choisir de rejeter l’objection ad hominem en arguant que les croyances A, B, C ne correspondent pas à sa position réelle ; que A, B, C n’incitent pas nécessairement à l’intervention ; et qu’en tout cas son analyse de la situation ne se résume pas à ces trois affirmations caricaturales.
Ad hominem a, en tout cas, fait progresser la discussion: c’est le sens de la remarque de Leibniz citée au §1.

4. Mise en contradiction des paroles avec les prescriptions
et les pratiques

La contradiction peut également être relevée entre, d’une part, ce que j’exige des autres, ce que je leur prescris ou ce que je leur interdis, et, d’autre part, ce que je fais moi-même, ce vers quoi tendent mes actes. Il y a contradiction à demander aux autres de ne pas fumer, alors que je fume moi-même. Dans notre culture les actes sont supposés parler plus fort que les mots, et l’injonction faite aux autres est systématiquement invalidée si le locuteur ne s’y plie pas lui-même. Pour être crédible, le conseilleur doit commencer par appliquer ses recettes et recommandations dans sa propre conduite, V. Réflexivité :

le locuteur ne s’y plie pas lui-même. Pour être crédible, le conseilleur doit commencer par appliquer ses recettes et recommandations dans sa propre conduite :

Parmi les gens déguenillés, il en est qui portent de longues robes,
Et qui se vantent d’enseigner, en maîtres, l’art de transmuer les métaux. Pourquoi donc ces gens-là ne font-ils pas un peu d’or pour eux- mêmes ?
C’est que tout leur art consiste à vendre un peu d’eau claire aux hommes crédules.
Les Alchimistes. Six Nouvelles chinoises. [1885]1

Médecin, guéris-toi toi-même !
Vous prétendez apprendre aux autres à argumenter mais vous êtes incapable d’argumenter vous-même !
Tu milites pour la libération de la femme et à la maison tu ne fais jamais la vaisselle.
Il se prétend conseiller conjugal, et (= mais) il se dispute avec sa femme !

Dans ces deux derniers exemple,  et est oppositif; il a la valeur de mais, V. Connecteurs argumentatifs.

Cette forme d’ad hominem correspond à ce que Bossuet appelle argument a repugnantibus : «Votre conduite ne convient pas avec vos discours » ([1677], p. 140).
Walton parle de circumstantial ad hominem pour décrire ces cas où sont mis en contradiction ce pour quoi milite la personne et ses personal circumstances, c’est-à-dire son comportement, sa situation, sa position personnelle, V. Circonstances. L’argument Toi aussi ! utilise cette forme d’ad hominem.

La partie d’ad hominem peut se dérouler sur plusieurs coups :

Question : Doit-on interdire la chasse ?
Proposant : — Oui. Les chasseurs tuent des animaux par plaisir !
Opposant : — Et vous, vous mangez bien de la viande ?

On peut prêter au proposant l’argumentation : “On doit interdire, supprimer la chasse. Les chasseurs tuent par plaisir. C’est nul”. L’opposant construit une argumentation ad hominem :

Vous dites que tuer les animaux est mal. Or vous mangez de la viande, ce qui suppose que l’on tue les animaux. Vous condamnez chez les chasseurs ce que vous permettez au boucher. Il y a là une contradiction.

Le proposant peut rétorquer qu’il y a une différence décisive : le chasseur tue par plaisir, le boucher par nécessité ; l’opposant réfute cette réfutation en arguant qu’il n’y a pas nécessité de manger de la viande, alors qu’il y a nécessité à se faire plaisir.

Réactions à mise en contradiction des paroles avec les prescriptions et des pratiques

Le prêcheur de vertu à qui on fait observer que ses pratiques ne respectent pas ses conseils peut répondre qu’il a une personnalité divisée, que son exemple est en fait une preuve de la nécessité de ses conseils :

Je suis pécheur, il est vrai ;mais c’est du fond de la noirceur qu’on sent le mieux la nécessité de la lumière.
C’est normal, c’est toujours le cordonnier qui est le plus mal chaussé, n’empêche qu’il fait de bonnes chaussures.

Néanmoins, cette forme d’argumentation reste redoutée des prêcheurs, qui doivent d’abord “prêcher d’exemples”. Son interlocuteur répliquera : “Ce que tu dis est sans doute juste et vrai, mais je ne veux pas l’entendre de ta bouche”, V. Exemple.

5. Mise en contradiction des paroles avec les faits

V. Réfutation par les faits. La mise en contradiction des paroles avec les faits actuels peut faire appel au mécanisme de l’ironie.

6. Mise en contradiction des engagements avec les actes

Une forme particulière d’ad hominem met en contradiction ce qui avait été non seulement affirmé mais promis avec ce qui a été réellement fait, V. Superstition ; Serment.

7. L’argumentation sur les croyances du partenaire

Alors que l’argument ad hominem traque les incohérences dans le discours de l’opposant, l’argument sur les croyances du partenaire (ex datis ou ex concessis) exploite positivement le système de croyances de l’interlocuteur ou de l’auditoir


[1] Traduites pour la première fois par le Marquis d’Hervey-Saint-Denis. Bleu de Chine, 1999.


Accord

1. Préférence pour l'accord / le désaccord 2. Accord sur les arguments 
3. Accord au sens de consensus 4. « Accords préalables » 5. Accord résultant de la persuasion

Différents types d’accords jouent un rôle en argumentation.

1. La situation argumentative se caractérisent par une préférence pour le désaccord (Bilmes, 1991), qui la différencie de la situation d’interaction consensuelle, régie par le principe de préférence pour l’accord, V. Désaccord conversationnel et désaccord argumentatif ; Politesse.

2. Accords sur les arguments, V. Argument – Conclusion

3 L’accord, au sens de consensus, peut être exploité, comme argument, dans des argumentations qui justifient une proposition en soutenant qu’elle fait l’objet d’un consensus dans le groupe concerné, V. Autorité.
L’opposant de fait apparaît ainsi comme une personnalité marginale, exclue de « notre communauté« . Son opinion est disqualifiée, et on peut la rejeter sans prendre la peine de la réfuter ou même de considérer les arguments qui la soutiennent, V. Mépris.

4. L’existence d’accords préalables sur l’organisation et l’objet de la discussion et de fond est parfois considérée comme une condition nécessaire d’une pratique fructueuse de l’argumentation (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 18).
— Dans la vie civile, les rencontres argumentatives institutionnelles (tribunaux, commissions de conciliation, parlements, réunions décisionnelles…) suivent des procédures standard préétablies (format de l’échange, objet de la dispute…) auxquelles les participants doivent se conformer, V. Règles ; Conditions de discussion.
— Dans un échange dialectique, des accords spécifiques préalables sont imposés aux participants, comme les règles du jeu sont imposées aux joueurs.
— Dans un discours rhétorique, l’orateur recherche des zones d’accord a priori avec son auditoire, V. Croyances de l’auditoire.

5. La production d’un accord constitue le but de l’adresse ou de l’interaction argumentatives. L’argumentation gère la distance entre accords posé (sur les arguments) et accords recherchés (sur les conclusions), V. Persuasion.


 

Accident

Dans la stricte ontologie aristotélicienne, l’opposition essence / accident correspond à celle qui existe entre traits centraux et traits périphériques ou contextuels servant à catégoriser des êtres.

Dans le discours quotidien, elle correspond à l’opposition entre l’important et l’accessoire. V. Fond ; Circonstances.

1. Fallacie d’accident

1.1 Le concept d’accident

En philosophie, l’accident s’oppose à l’essence. Un être est caractérisé par un ensemble de traits essentiels qui le définissent et déterminent sa place dans une classification scientifique : traits génériques exprimant son genre et différence caractérisant son espèce.
Une propriété accidentelle est une propriété qui n’affecte pas l’essence, telle qu’elle est décrite dans la définition. L’accident peut être une caractéristique permanente comme “avoir les yeux bleus” ou une caractéristique occasionnelle, susceptible de convenir et de cesser de convenir à des êtres appartenant à des genres très différents ; “être fatigué” peut sans doute se dire, au sens propre, de tous les vivants.
À la différence du prédicat générique “être un mammifère”, ou du prédicat différentiel “être doté de raison” qui sont vrai en permanence de tous les humains, le prédicat accidentelêtre fatigué” peut être vrai d’un humain à un certain moment et cesser de l’être à un autre, sans cesser pour autant d’être un animal. Une personne peut “avoir les yeux bleus” ou avoir les yeux noirs sans que cela ne change rien au fait qu’il est “un animal raisonnable”.

1.2 La fallacie de l’accident

La fallacie de l’accident est la première sur la liste aristotélicienne des fallacies indépendantes du discours, V. Fallacieux 3. Elle est due à une confusion entre propriété essentielle et propriété accidentelle.

— Du point de vue de la technique de la définition, le défaut correspondant à cette fallacie consiste à définir un être par un trait qui ne lui appartient qu’occasionnellement ; “être au milieu du chemin” n’est pas un trait susceptible de définir les mots chien ou pierre ; “faire la sieste” n’est pas un trait définitoire de “après-midi”, V. Raisonnement à deux termes.
On ne peut parler de fallacie d’accident qu’en référence à une classification reposant sur des définitions bien construites.

— Du point de vue du raisonnement, les relations entre propriétés essentielles (définitoires) s’expriment correctement par un raisonnement valide, comme le syllogisme suivant :

Socrate est un homme :            prédication vraie de l’espèce sur un individu,
L’homme est un mammifère :   prédication vraie du genre sur une de ses espèces,
Socrate est un mammifère :      prédication vraie du genre sur un individu particulier

En revanche la confusion d’une propriété accidentelle avec un genre conduit à une absurdité :

Socrate est grippé                   prédication vraie d’un accident sur un individu
La grippe est une maladie      prédication vraie du genre sur une de ses espèces
Socrate est une maladie         prédication fausse d’un genre sur un individu particulier.

2. “Essentiel” vs. “Accessoire

Dans le contexte argumentatif ordinaire, la discussion autour de l’accidentel se pose lorsque l’argumentation tourne autour de ce qui  important, caractéristique d‘une part, et ce qui est accidentel, c’est-à-dire accessoire, contextuel, occasionnel, marginal… d’autre part.

Si l’un présente tel fait ou telle caractéristique comme essentielle, centrale pour l’affaire en cours, l’autre soutient qu’elle est en fait marginale et vice-versa.
La question se pose par exemple dans les conflits de catégorisation où les parties utilisent l’une l’argumentation a pari (par les similitudes) et l’autre l’argumentation par les contraires (par les différences).
La première minimise ou efface les différences considérées comme essentielles par la seconde, la seconde maximise (essentialise) les différences considérées comme minimes ou inexistantes par la première, V. A pari ; Contraires ; Maximisation – Minimisation.

L1 : — Les garçons peuvent sortir le soir, mais pas les filles, parce que les filles ne sont pas comme les garçons.
L2 : — Si ! Filles et garçons ont les mêmes droits, reçoivent la même éducation, etc.

La discussion suivante porte sur le caractère essentiel ou accidentel (occasionnel) de la malhonnêteté chez les politiciens :

L11 : — Les politiciens sont corrompus.
L21: — Non. Un politicien peut être honnête ou malhonnête sans cesser pour autant d’être un politicien. Il peut arriver que des politiciens soient corrompus, mais ils ne le sont pas systématiquement (essentiellement, par définition).

— En d’autres termes, “c‘est un politicien honnête” n’est pas un oxymore, et “c’est un politicien malhonnête” n’est pas tautologiquement vrai ; un politicien n’est pas malhonnête par définition mais, marginalement, certains peuvent l’être. À quoi L1 réplique :

L12 : — Il ne s’agit pas de définition, mais c’est ce que je constate (par induction), en me basant sur des observations que tout le monde peut faire, les politiciens sont forcément corrompus et il y a à cela une bonne raison : étant donné notre système de financement des partis politiques, les hommes et les femmes politiques ne peuvent pas ne pas être corrompus.

La discussion ne se termine évidemment pas sur cette intervention.


 

Absurde

  • Lat.  absurdus, « qui a un son faux, qui détonne […] qui jure, qui ne convient pas […]. [En parlant des idées, des paroles, etc.] absurde, saugrenu. » (Gaffiot).
    On trouve les étiquettes argument ad absurdum, ab absurdo, ex absurdo. On parle également de reductio ad absurdum, “réduction à l’absurde”, sous différentes formes : réduction à l’impossible (reductio ad impossibile), au faux (reductio ad falsum), au ridicule (reductio ad ridiculum), à l’indésirable (reductio ad incommodum).

1. Le schème argumentatif

L’argumentation par l’absurde repose sur la mise en contradiction de deux jugements. L’opération générale de réduction à l’absurde correspond au mécanisme suivant :

— On part d’une proposition (d’une hypothèse)
— On en déduit des conséquences, quelles qu’elles soient, causales ou logiques
— On constate qu’une de ces conséquences est “absurde”, pour une raison quelconque.
— On rejette la proposition (l’hypothèse) de départ.

La démonstration par l’absurde fournit une preuve indirecte, renvoyant à une famille d’arguments qui conclut au rejet d’une proposition sur la base des conséquences insoutenables qu’entraînerait son adoption.

2. Variétés de l’absurde

Il y a autant de formes de réduction à l’absurde, que de modes de déduction et de raisons de trouver inadmissible une conséquence. Le terme général “absurde” peut ainsi s’appliquer à une conséquence :

Absurde logico-mathématique
On voit clairement la variété et la diversité de ce qu’on appelle absurde en argumentation en contrastant ces formes avec la démonstration mathématique par l’absurde, où “absurde” signifie contradictoire, voir infra.

Absurde sémantique
Les conséquences dérivées analytiquement, à partir du sens même d’une expression, aboutissent à une contradiction sémantique, V. Contraires ; Conséquence.

Absurde parce que non ratifié par l’expérience
Dans le domaine physique et de l’expérience naturelle, les effets prévus par l’hypothèse ne sont pas attestés, V. Causalité.

Dès que l’on passe du lien causal scientifiquement établi au “roman causal” tel qu’il est utilisé par exemple dans l’argumentation pragmatique, la personne intervient par le biais des valeurs en fonction desquelles elle évalue des conséquences comme positives ou négatives. Une conséquence est alors dite absurde parce que :

Absurde parce que contraire aux buts poursuivis
Les effets de l’action proposée sont pervers, la mesure est contre-productive, contraire à des intérêts très divers, V. Pragmatique.

Absurde parce que contraire aux valeurs du groupe ou du locuteur.
La conclusion proposée est inacceptable du point de vue la loi, de la morale sociale, du bon sens, ou des valeurs spécifiques poursuivies par le locuteur V. Apagogique ; Ad incommodum

L’argumentation par l’absurde se rapproche alors de l’argumentation pathétique.

L’argumentation par l’absurde n’est pas une argumentation par l’ignorance. L’argumentation par l’ignorance affirme que P est vraie parce qu’on a échoué à démontrer non-P. L’argumentation par l’absurde affirme que P est vraie parce qu’on a démontré que la proposition non P est fausse, et que, de P ou de sa contradictoire non-P, une seule peut être vraie. Cette démarche correspond à une argumentation au cas par cas dans une situation où le nombre de cas est réduit à deux : la proposition est vraie ou sa contradictoire est vraie ; or la contradictoire est fausse.

La réfutation pragmatique par les conséquences négatives s’oppose à une mesure en montrant qu’elle aura des conséquences négatives imprévues par celui qui la propose et que ces inconvénients l’emporte sur tout avantage éventuel. Le caractère absurde de la proposition réfutée est renforcé si on montre qu’elle aura des effets diamétralement opposés à ceux qu’elle se propose, et qu’elle augmentera en fait le mal qu’elle est supposée combattre.

3. Démonstration par l’absurde

En mathématique, la démonstration par l’absurde repose sur le principe du tiers exclu, selon lequel on a nécessairement “A ou non A” (ou exclusif).
Il s’agit de déterminer la vérité ou la fausseté d’une proposition A.  Le raisonnement s’effectue à partir de sa contradictoire, non A, que l’on admet provisoirement. On en déduit les conséquences, jusqu’au moment où on est conduit à affirmer A. On affirme donc “A et non A”, ce qui enfreint le principe de contradiction. On conclut que non A et que A est nécessairement vraie.
Dans le langage de l’implication, on est dans une situation où “A non A”. Cette implication n’est vraie que si A est faux, selon le principe “du faux on peut déduire n’importe quoi”.

On démontre ainsi par l’absurde que “la racine carrée de 2 (le nombre dont le carré est 2, noté √2) n’est pas un nombre rationnel” (proposition A).

Hypothèse : Le nombre correspondant à √2 est rationnel (proposition non A).

— Par définition, un nombre rationnel peut s’écrire sous la forme d’une fraction p/q, où p et q sont premiers entre eux (n’admettent que 1 comme diviseur commun).

√2 = p/q donc p2 = 2q2 ; donc p2 est pair
or on sait que si le carré est pair, la racine est paire
donc p est pair.

— Si le carré de p est pair, il peut s’écrire : p = 2k, et son carré p2 = 4k2.

or p2 = 2q2 (voir supra)
donc 2q2 = 4k2 et q2 = 2k2

donc le carré de q est pair
donc q est pair.

— p et q sont pairs ; donc ils admettent 2 pour diviseur commun, ce qui est contradictoire avec l’hypothèse de départ.

Conclusion : l’hypothèse exprimée en (1) est fausse, et, en vertu du principe du tiers exclu, “√2 n’est pas un nombre rationnel” (proposition A).

La démonstration par l’absurde est une façon indirecte de démontrer une proposition : on n’a pas démontré que A est vraie, mais seulement que sa contradictoire est fausse.

Ce mode de raisonnement n’est pas admis par tous les spécialistes : «si les mathématiciens classiques tiennent pour valide la preuve par l’absurde, les intuitionnistes la récusent : pour démontrer a, disent-ils, il ne suffit pas d’établir que non-(non-a) » (Vax 1982, Absurde).
On voit qu’on peut discuter du caractère démonstratif d’une démonstration.


 

Ab exemplo

  • Lat. exemplum, “exemple”.

L’étiquette ab exemplo désigne des formes d’argumentation techniques différentes de ce que l’on entend couramment par argumentation par l’exemple.

En droit, l’argument ab exemplo :

— Applique la loi sur la base d’un cas ayant la force d’un précédent.
— Interprète la loi conformément à une interprétation traditionnelle, à « la doctrine généralement admise » (Tarello, in Perelman 1979, p. 59).

Sous ces deux formes, l’argumentation ab exemplo s’appuie la tradition. Elle réduit la part d’initiative du juge, permettant ainsi de contenir l’innovation.
Par l’exigence de continuité qu’elle instaure, elle contribue à renforcer la cohérence structurale du champ discursif auquel elle s’applique, V. Topique juridique.

 


 

Ab —, ad —, ex — : les noms latins des arguments

Le latin est toujours utilisé pour nommer certains arguments ou certaines fallacies. Cet usage, quoique peu systématique, est bien présent dans les textes modernes, et il en reste des traces dans la pratique contemporaine. Certaines de ces dénominations, peu nombreuses, sont même passées dans le vocabulaire courant : argument ad hominem, a fortiori, a contrario, a pari… On trouve également des doublons terminologiques français-latin, parfois transparents :

argument e silentio, ou Argument du silence

parfois totalement opaques pour le non-latiniste :

Argument ad crumenam ou argument du portefeuille,

parfois enfin l’équivalent proposé est problématique : ainsi, “argument ad verecundiam” est souvent traduit par “argument d’autorité”, alors que le latin verecundia signifie “modestie” ; pour Locke, qui a proposé cette étiquette, l’argument ad verecundiam est un sophisme non pas d’autorité mais de soumission à l’autorité, V. Modestie.

Cette pratique terminologique est excluante pour le non-latiniste. Dans de nombreux cas, ce latin d’occasion apparaît comme gratuit, voire ridicule, particulièrement lorsqu’il existe des termes français dont l’usage est bien établi pour désigner le même type d’argument ; en tout cas il n’est plus spontanément compris.
Son usage s’explique cependant par l’importance qu’a longtemps conservée le latin comme langue du droit, de la philosophie et de la logique. Le maintien de ce système de désignation n’est pas plus étrange que celui, bien établi, qui est utilisé pour les figures de rhétorique. Il tendait à doter l’étude critique du raisonnement langagier d’un langage technique, tout en introduisant dans le discours théorique un parfum d’autorité cicéronienne ; cet usage du latin est entièrement comparable à celui qui est fait actuellement de l’anglais.

Morphologiquement, les locutions latines utilisées pour nommer les types d’arguments sont principalement des étiquettes prépositionnelles, et également quelques locutions diverses

1. Les étiquettes prépositionnelles : prépositions ab, ad et ex

Certains arguments ou fallacies sont désignés, dans les textes contemporains, par des syntagmes prépositionnels de la forme :

Argument + préposition latine + substantif latin.

Parfois, le mot latin argumentum remplace argument.

Le latin est une langue à déclinaisons ; les mots latins figurent dans les dictionnaires au cas sujet. Lorsque ces mots entrent dans des locutions prépositionnelles, la préposition leur impose un cas précis, marqué par une variation morphologique en fin de mot.

Les trois prépositions les plus utilisées sont ab ; ad ; ex :
— La préposition ab (a devant consonne) signifie “à partir de, tiré de” :

“Argument a contrario” : argument tiré des contraires, topos des contraires.

— La préposition ad signifie “vers, à” :

“Argument ad personam” : argument visant la personne.

— La préposition ex marque “l’origine, la provenance” ; les étiquettes en ex sont les moins nombreuses :

“Argument ex datis” : argument fondé sur ce qui est admis (par l’interlocuteur, le public).

On rencontre accessoirement les prépositions :

Per : argument per analogiam, par analogie
In : argument in contrarium, par les contraires
Pro : argument pro subjecta materia, sur le sujet en question.

Ab, ad et ex peuvent entrer en concurrence pour la désignation de certains arguments ; on trouve :

“Argument ab auctoritate”, ou “argument ad auctoritatem
“Argument ab absurdo”, ou “argument ad absurdum” ou “argument ex absurdo”.

Du point de vue sémantique, il y a un contraste directionnel origine / but entre les prépositions ab et ex d’une part, et ad d’autre part :

argument ab, ex + substantif latin = argument tiré de, sur, faisant appel à
argument ad + substantif latin = argument visant —.

Les types d’arguments désignés par chacune de ces étiquettes sont hétérogènes. Nombre d’étiquettes en ad ont été introduites à l’époque moderne, pour désigner des contenus parfois très précis ; elles servent notamment à désigner des appels à l’émotion ou à une position subjective, alors que étiquettes ab et ex ne sont jamais utilisées dans ce sens.

2. Autres expressions latines

On utilise parfois divers syntagmes latins pour désigner certaines fallacies aristotéliciennes classiques.
— Fallacie d’omission des qualifications (circonstances) pertinentes, ou de “généralisation indue d’une affirmation restreinte” :

Fallacie “a dicto secundum quid ad dictum simpliciter”, de dictum “mot ; maxime ; “affirmation” ; secundum quid “d’un certain point de vue” ; simpliciter, “simplement”, de simplex, “simple”.
Sophisme de passage d’un jugement qualifié (à portée limitée) à un jugement catégorique.

Cette formule est abrégée en fallacie “secundum quid”, V. Circonstances.

— Fallacies de la fausse cause, c’est-à-dire de mauvaise construction de la relation causale, V. Causalité 2 :

Non causa pro causa, “non cause (prise pour) cause”.
On affirme que E1 est cause de E2, alors que tel n’est pas le cas.

Cum hoc, ergo propter hoc, “en même temps que, donc à cause de” :
E1 et E2 sont concomitants, on en déduit à tort que E1 est cause de E2

Post hoc, ergo propter hoc, “après, donc à cause de” :
E1 se produit toujours avant E2, on en déduit à tort que E1 est cause de E2

— Fallacie de cercle vicieux, petitio principii, “pétition de principe”

On utilise, notamment en droit, des expressions latines, qui désignent des principes argumentatifs, ainsi que certaines expressions pour désigner des formes particulières d’arguments, par exemple :

Eiusdem generi lat. idem, “le même” ; genus, “genre” ; adage latin exprimant à la clause du genre, V. Topique juridique.

3. Des formes parodiées

Dans Tristram Shandy, Sterne joue avec le latin et mentionne les arguments ad verecundiam, ex absurdo, ex fortiori, ad crumenam ainsi que l’argumentum baculinum (ad baculum) et demande qu’on ajoute à la liste l’argumentum fistulatorium, dont il revendique la paternité.
L’échange suivant porte sur le sort des familles, « [des] milliers d’entre elles périssent chaque année […] dont on se soucie comme d’une guigne » :

— À mon simple point de vue, répondait mon oncle Toby, ce sont là, pour parler net, autant de meurtres. Les commette qui voudra.
— Voilà où gît votre erreur, répliquait mon père, car en foro scientiæ, il n’y a rien qu’on puisse appeler meurtre : il y a, mon frère, la mort.
À quoi mon oncle Toby n’opposait jamais d’autre argument que le sifflotement de douze mesures de Lillabullero. Telle était, le lecteur doit l’apprendre, la soupape ordinaire de ses passions chaque fois qu’il était choqué ou surpris, mais particulièrement lorsqu’il se trouvait nez à nez avec une absurdité ! […] Je décide donc et ordonne strictement par les présentes que ledit argument soit désormais reconnu et défini par le nom et le titre d’Argumentum Fistulatorium et aucun autre.
Laurence Sterne, Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, 1760[1]

Lillibullero est une célèbre marche irlandaise. La fistula est une flûte de Pan (Gaffiot [1934], Fistula). Le comportement de l’oncle Toby correspond exactement à celui que décrit l’expression française faire fi : faire fi, c’est faire pfff  !, crachotement qui se prolonge en un sifflotement « dénotant un comportement indifférent ou insolent » (TLFi, Siffloter), V. Destruction du discours.
L‘argumentum fistularium est l’argument du pipeau, au sens de “celui qui dit “Pipeau !”, c’est-à-dire l’argument du mépris. Il est du même type que l’argument ad lapidem du Dr Johnson.


[1] The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman [1760]. Trad. française de Ch.Mauron, Paris, Robert Laffont, 1946. Cité d’après l’édition 10 x 18, 1975, p. 95-96.


 

A simili

    • Lat. similis, “ressemblant, identique”.
      On trouve aussi arg. per analogiam: analogia, “ressemblance, analogie”.

L’argument a simili “ou par analogie” est défini comme suit :

Une proposition juridique étant donnée, qui affirme une obligation juridique relative à un sujet ou à une classe de sujets, cette même obligation existe à l’égard de tout autre sujet, ou classe de sujets, ayant avec le premier sujet (ou classe de sujets) une analogie suffisante pour que la raison qui a déterminé la règle à l’égard du premier sujet (ou classe de sujets) soit valable à l’égard du deuxième sujet (ou classe de sujets). C’est ainsi que le fait d’avoir interdit à un voyageur de monter sur le perron accompagné d’un chien nous conduit à la règle qu’il faut également l’interdire à un voyageur accompagné d’un animal tout aussi incommode. (Perelman 1979, p. 56)

La clause « d’un animal tout aussi incommode » définit le genre d’êtres visé par l’interdiction. Le degré d’incommodité de l’animal de compagnie sera déterminé selon les mécanismes d’analogie internes à la catégorie dont le chien est l’être prototypique, V. Classification ; Catégorisation.
Par application de la règle a fortiori, les voyageurs peuvent ê peut-être être accompagnés d’un animal moins gênant qu’un chien (un chat ?), mais pas par un animal plus gênant (une chèvre ?).

Telle qu’elle est définie ici, l’argumentation a simili correspond aux argumentations par analogie structurelle et par analogie catégoriellea pari, ainsi qu’à l’application de la règle de justice. L’importance de l’argumentation par analogie se reflète dans cette abondance terminologique.