Fallacieux 2 : DÉFINITIONS – THÉORIES – LISTES
1. Hamblin, Fallacies, 1970
Hamblin a refondé la théorie des fallacies dans son ouvrage de 1970, Fallacies, non traduit en français et peu commenté dans la littérature francophone. De même que Perelman a fait revivre l’ancienne rhétorique argumentative à partir de la Rhétorique d’Aristote, Hamblin a réactivé l’autre source aristotélicienne de l’argumentation, comme théorie critique, à partir de l’ensemble Topiques – Réfutations sophistiques. Les théories de l’Argumentation dans la langue ou de la Logique naturelle n’abordent pas la question critique ; la Nouvelle Rhétorique propose une instance critique idéale, l’auditoire universel, dans une perspective différente de celle mise en œuvre dans les théories des fallacies, V. Persuader – Convaincre.
À la suite de Hamblin, l’étude de l’argumentation a été développée comme une critique des argumentations fallacieuses, fallacies en anglais ; le terme figure dans les titres de très nombreux ouvrages de critique méthodologique.
Le grand intérêt de la théorie des fallacies est de fonder, par une critique des vices du discours et du raisonnement, une critique du discours argumentatif.
2. Le concept de fallacie
On trouve dans Fallacies les notes définitionnelles suivantes, à propos du concept de fallacy ; on remarquera que ces définitions conceptuelles correspondent étroitement à la définition lexicographique, V. Fallacieux 1 : Les mots.
Fallacy1
Le sens ordinaire de “croyance erronée”, est écarté par Hamblin :
Une fallacy est une argumentation fallacieuse […]. Dans une de ses acceptions courantes, le mot fallacy ne signifie rien d’autre que “croyance erronée” [false belief] (1970, p. 224).
En français, l’adjectif fallacieux peut avoir ce même sens :
… l’usage fallacieux qu’on fait de la notion d’identité.
Hamblin ajoute que certaines de ces fallacies ont reçu des noms spécifiques, alors qu’il ne s’agit pas de fallacies au sens logique, mais simplement de croyances erronées (Ibid., p. 48) (voir infra).
Dans cet usage, le mot fallacy est lui-même trompeur [misleading], voire fallacieux V. Expression.
Fallacy2
Dans ce second sens, le mot fallacy désigne une contrefaçon d’argument, pour reprendre un titre de Fearnside & Holther, Fallacies : the counterfeit of argument (1959, cité dans Hamblin 1970, p. 11) :
Selon pratiquement toutes les définitions depuis Aristote jusqu’à nos jours, une argumentation fallacieuse, est une argumentation qui semble valide, mais qui ne l’est pas. (Ibid., p. 12).
Cette définition reçue soulève plusieurs problèmes.
— Que signifie “semble valide” ?
À cause de son apparence psychologique, le mot semble a souvent été négligé par les logiciens, confortés dans leur croyance que l’étude des fallacies ne les concerne pas. (Ibid., p. 253)
Depuis Frege, les logiciens formalistes ont en effet “dépsychologisé” la logique, qui, en devenant logique axiomatisée, a cessé d’être une théorie de la pensée, V. Logique, Art de penser. Du point de vue logique, la vérité est une, et si l’erreur est multiple, c’est précisément parce qu’elle est liée à la psychologie ; il n’y a pas de théorie logique de l’erreur.
En somme, un fallacious argument est un argument ou une argumentation qui semblent valides à un lecteur négligent ou mal informé ; c’est le lecteur qui a un problème.
— Argument fallacieux ou argumentation fallacieuse ?
Dans la définition citée supra, par « fallacious argument », Hamblin désigne une argumentation fallacieuse, puisqu’il parle de validité. Mais le mot anglais argument peut désigner non seulement une argumentation, mais aussi un argument, V. Argument, argumenter.
Une fallacy1 est une “croyance erronée” qui peut évidemment servir de prémisse à une argumentation. Comme l’argumentation ordinaire demande la vérité des arguments, une argumentation fondée sur une prémisse fausse est légitimement dite fallacieuse ; c’est une authentique fallacy2. Autrement dit, de cet argument fallacieux (fallacious argument1, croyance erronée) dérive une argumentation fallacieuse, soit un fallacious argument2. “Avoir l’air d’être vrai ou valide”, “avoir l’air honnête, solide, admissible, croyable”, est une propriété partagée par les arguments et les argumentations. Il n’y a pas entre ces termes de différence telle qu’on puisse rejeter les uns sans rejeter les autres. Comme l’argumentation, la fallacie est un phénomène unitaire, à la fois substantiel et formel.
La distinction entre fallacie de substance (fallacies1) et de forme (fallacies2) est reprise en théorie de l’argumentation, par exemple dans le texte suivant :
On appelle parfois fallacies des postulats [assumptions], des principes, des façons de voir les choses. Des philosophes ont ainsi parlé de fallacie naturaliste [naturalistic fallacy], de fallacie génétique [genetic fallacy], de fallacie anthropomorphique [pathetic fallacy], de fallacie de réification des notions [fallacy of misplaced concreteness], de fallacie descriptiviste [descriptive fallacy], de fallacie d’intentionnalité [intentional fallacy], de fallacie d’émotions [affective fallacy], et de bien d’autres. En dehors de la philosophie, on entend aussi des gens brillants [sophisticated people] qui utilisent le mot “fallacy” pour désigner des choses qui ne sont ni des arguments ni des substituts d’arguments. Par exemple, le sinologue Philip Kuhn parle d’une “hardware fallacy” : il s’agit selon lui de la croyance erronée, courante chez les intellectuels chinois, que la Chine pourrait importer la science et la technologie occidentales sans importer en même temps les valeurs occidentales (c’est-à-dire décadentes) [1].
Fogelin & Duggan 1987, p. 255-256
La distinction forme / substance n’est pas facile à maintenir. Par exemple, la fallacie génétique, citée ici comme exemple de “façon de voir les choses”, relève, en ce sens, d’une définition substantielle des fallacies (fallacies1). Or cette fallacie désigne bien une forme d’argumentation (fallacy2) qui évalue les êtres et les choses en fonction de leur origine, et que d’ailleurs Hamblin admet dans sa liste des fallacies authentiques.
3. Listes de fallacies
Au chapitre intitulé « Le Traitement standard », Hamblin propose quatre listes :
(1) La liste d’Aristote dans les Réfutations Sophistiques
(2) Fallacies ou arguments ad —
Il s’agit d’une liste de fallacies modernes, désignées par des étiquettes latines de cette forme, V. Arguments en ad —.
(3) Paralogismes syllogistiques
(4) Fallacies de méthode scientifique.
Sous cet intitulé, Hamblin propose les six cas suivants (ibid., p. 46):
a) Pseudo-simplicité (simplism or pseudo-simplicity) : “L’explication la plus simple est forcément la meilleure”.
b) Linéarité stricte (exclusive linearity). Elle suppose qu’une série de facteurs s’ordonnent selon une progression strictement linéaire. La fallacie de linéarité néglige l’existence de seuils et de ruptures dans le développement des phénomènes. C’est une fallacie d’extrapolation : par exemple, la conductivité d’un métal ou d’une solution décroît régulièrement puis chute brutalement à l’approche du zéro absolu.
c) Fallacie génétique (genetic fallacy). Une idée ou une pratique sont condamnées sur la base de leur origine ou de leur provenance : “Le groupe des Méchants dit la même chose que toi”.
d) Induction invalide (invalid induction), V. Induction ; Exemple.
e) Statistiques insuffisantes (insufficient statistics) : critique de l’usage laxiste des statistiques.
f) Généralisation hâtive (hasty generalisation), qui peut correspondre à la fallacie d’accident ou d’induction.
Fogelin (voir supra) ajoute les fallacies suivantes :
g) L’appel au naturel, ou fallacie naturaliste (appeal to nature, naturalistic fallacy). Moore définit cette fallacie de valorisation du “naturel” de la façon suivante : « soutenir [to argue] que quelque chose est “bon” [good] parce que c’est naturel, ou “mauvais” [bad] parce que ce n’est pas naturel est certainement fallacieux ; et pourtant, de tels arguments sont très fréquents » (Moore [1903], p. 45).
Cette remarque revient à dire que le mot naturel a une orientation argumentative positive, pour bien des gens, mais pas pour le groupe auquel l’auteur s’identifie. La fallacie du naturel s’accompagne nécessairement d’une gamme de fallacies de valorisation de l’artificiel, du culturel, etc., V. Orientation ; Force des choses.
h) La fallacie descriptiviste (descriptive fallacy) est une forme de fallacie d’expression.
i) Fallacie de réification des notions : Whitehead a introduit l’expression (fallacy of misplaced concreteness) dans le domaine de la philosophie des sciences, pour désigner l’erreur consistant à oublier la distinction entre le modèle et la réalité, et, plus généralement, entre les mots et les choses.
j) Fallacie d’intentionnalité (intentional fallacy), est surtout invoquée en analyse littéraire, pour condamner les interprétations d’une œuvre fondées sur des intentions attribuées à l’auteur.
On note que, à l’inverse, dans le domaine du droit, l’argumentation fondée sur les intentions du législateur est reconnue comme pertinente.
k) Les fallacies d’engagement émotionnel (affective fallacy), V. Émotion ; Pathos.
4. “Logique non formelle” et “Pragma-dialectique”
À la suite de Hamblin, à partir des années 1970, la littérature sur les fallacies a connu des développements considérables, avec les travaux en logique informelle et en pragma-dialectique. D’une façon générale, ces travaux ont bien mis en évidence la nécessité d’une prise en compte systématique des contextes (linguistique et non linguistique) dans lesquels s’exerce le raisonnement langagier ordinaire.
Woods et Walton représentent une première génération post-Hamblin, qui s’est interrogée sur les conditions logiques et pragmatiques de validité d’argumentations à première vue fallacieuses (Woods & Walton 1989, 1992). Woods met l’accent sur les « erreurs de raisonnement », insistant sur la nécessité du formalisme (Woods 2004, 2013). Walton a notamment développé et systématisé une nouvelle vision des schémas d’argumentation incluant leurs « conditions de réfutation » (Walton & al., 2008). La définition de l’argumentation se rapproche de plus en plus de celle du raisonnement par défaut (presumptive reasoning).
Les approches dialectiques développées à partir de Hamblin s’intéressent à la forme et à la structure des systèmes de règles pouvant servir de norme à l’argumentation. La théorie pragma-dialectique est un système de ce type (Eemeren et Grootendorst 1992). Elle peut être interprétée de la manière suivante : “Si vous voulez faire avancer votre discussion dans le sens de la résolution rationnelle de votre différend, vous avez plutôt intérêt à suivre cette procédure et à éviter tel et tel type de manœuvre, qui sont contre-productives – c’est-à-dire fallacieuses”. À cette fin, elle propose un système de dix règles dont l’observation est une condition de réussite de l’échange argumentatif.
Toute violation d’une ou plusieurs règles, commise par l’une ou l’autre partie, quel que soit le stade de la discussion, porte préjudice à la tentative de résolution rationnelle de la différence d’opinion, et doit en conséquence être considérée comme un mouvement [a move] incorrect dans la discussion. Dans l’approche pragma-dialectique, un tel mouvement constitue une fallacie. (Eemeren et Grootendorst, 1995, s. p.)
Vouloir résoudre rationnellement un différend est la manifestation d’une volonté spécifique, légitime, qui n’est évidemment pas prérequise pour argumenter. On peut aussi argumenter non pas pour résoudre rationnellement le différend, mais pour le résoudre à son profit, à moindre mal, à tout prix, pour en finir avec cette histoire, pour établir la vérité, pour exprimer ses émotions, pour renforcer son ego, pour passer le temps … On peut également ne pas être intéressé à le résoudre, mais plutôt à l’approfondir ; par exemple, lorsque la question est émergente, on peut trouver plus intéressant, voire plus rationnel, de bien poser le problème et d’approfondir le différend plutôt que de s’attacher à le faire disparaître prématurément.
5. Critique d’une approche des fallacies
L’argumentation langagière se déroule dans des contextes où la question de la vérité est suspendue et parfois le restera au terme du débat. Elle s’exerce également dans le domaine de la décision à prendre d’urgence, alors qu’on est loin de disposer de toutes les informations nécessaires, et que, même si on les avait, la décision n’en découlerait pas mécaniquement.
Les arguments touchent des domaines de savoir différents, ils sont fortement hétérogènes ; il y a des arguments intéressants, qui contiennent une part de vérité, vérité dont on sait qu’il est rare qu’elle soit entièrement dans le même camp.
Il est donc impossible de faire intervenir un idéal régulateur unique dans toutes les situations argumentatives. D’autre part, un locuteur peut avancer un argument faible voire douteux, à titre exploratoire, tout en soulignant explicitement son caractère incertain : il n’y a là rien de fallacieux. Il est donc difficile de s’en tenir à une approche des fallacies fondée sur des concepts binaires de vérité et de validité tels qu’ils sont définis en logique traditionnelle pour seuls idéaux régulateurs de l’argumentation.
5.1 Atomisme discursif
La réduction de l’analyse de l’argumentation à la recherche des arguments et à leur validation / invalidation éventuelle suppose une première opération de découpage d’un bref passage discursif dans lequel l’analyste croit déceler tel argument ou tel paralogisme. Mais l’opération de base, la délimitation du fragment discursif pris en considération, doit elle-même être techniquement justifiée. Elle est fallacieuse si le segment a été mal découpé, V. Balisage ; Connecteurs argumentatifs ; Morphèmes argumentatifs. L’argument est situé dans un contexte plus vaste délimité par la portée de la question argumentative, incluant les répliques des adversaires, V. Stase ; Question. L’environnement argumentatif de l’argument doit être traité avec l’argument lui-même.
5.2 Mise hors-jeu de l’évaluateur
Qui porte le diagnostic de fallacy ? En principe, le logicien, ou le quasi-logicien, supposé occuper la fonction “méta” d’évaluateur de manière neutre et objective, comme s’il n’avait pas d’intérêt pour la question substantielle déterminant les argumentations, mais seulement un intérêt pour la correction logique des discours, évaluée en fonction de règles a priori et externes au débat particulier qu’il s’agit d’évaluer. Des programmes entiers d’enseignement sont construits sur ce présupposé. Or, cette position est difficilement tenable et pas forcément souhaitable dans le cas d’argumentations portant sur des questions éthiques ou sociales brûlantes [actual, practical argument]. Hamblin (1970, p. 244) le souligne fortement, V. Normes ; Évaluation. Les évaluateurs ne sont pas hors-jeu, ils sont des participants comme les autres.
5.3 Élimination de la langue naturelle
Tous ces éléments — mise hors-jeu de l’évaluateur, atomisme, réductionnisme — se retrouvent dans le conseil pratique par lequel se termine l’article de l’Encyclopedia of Philosophy sur les fallacies :
Un des instruments les plus efficaces contre les fallacies est la condensation par laquelle on extrait la substance de l’argumentation d’une masse de verbiage [a mass of verbiage]. Mais cette technique a aussi ses dangers : elle peut conduire à une simplification excessive, en d’autres termes au paralogisme a dicto secundum quid, qui omet certains traits pertinents de l’argumentation examinée. Quand nous suspectons une fallacy, nous devons d’abord dégager exactement l’argumentation ; et, en général, la meilleure façon de faire est d’en extraire d’abord les caractéristiques principales, puis de tenir compte de toutes les subtilités et de toutes les restrictions pertinentes. (Mackie 1967, p. 179)
Tout le monde en conviendra, mais les détails de la mise en pratique restent à déterminer. Même si l’on était d’accord avec la méthode, le problème de la mise en œuvre de la solution proposée resterait non résolu, rien n’étant dit sur la façon de traiter le langage naturel et la parole, perçus de manière quelque peu contradictoire comme un médium sans substance, mais pourtant vicieux.
Les argumentations communes sont menées en langue naturelle, accusée de travestir la logique, en lui ajoutant du verbiage insignifiant, d’être le vecteur de l’erreur, et de permettre le camouflage des intérêts égoïstes sous couvert de poursuite de la vérité. Dès lors, l’analyse des arguments et l’élimination des fallacies supposent le contournement du langage. La fée argumentation doit se dépouiller les oripeaux langagiers de la sorcière rhétorique.
À quoi on peut objecter que la langue naturelle est à l’argumentation naturelle, ce que la résistance de l’air est au vol de la colombe légère :
C’est ainsi que la colombe légère, pourrait croire lorsqu’elle fend d’un vol rapide et libre l’air dont elle sent la résistance, qu’elle volerait encore plus rapidement dans le vide. (Kant [1781], p. 43)
La langue naturelle n’est pas un obstacle, mais la condition de l’argumentation ordinaire.
5.4 Le diagnostic de fallacie doit être justifié
La critique de l’argumentation n’échappe pas à l’argumentation. D’une façon générale, le concept de fallacie est un concept critique, qui doit lui-même être critiqué, ce qui ne signifie pas qu’il est sans pertinence. Dire qu’une argumentation est fallacieuse est une affirmation diagnostique qui doit s’appuyer sur de bonnes raisons, sous peine d’être elle-même considérée comme fallacieuse. Dans un second temps, l’argumentateur dit fallacieux peut exercer son droit de réponse et s’employer à réfuter l’accusation de sophisme, cette réponse pouvant elle-même être contestée, et ainsi de suite. La clôture intervient sur une décision des participants, externe au jeu lui-même.
[1] Exemple remarquable des conditions historiques sous-tendant le diagnostic de fallacy, si l’on considère la situation actuelle (2021).