Topique politique

Cette entrée présente d’une part, une topique substantielle interrogative spécifique au champ politique (§1) du XXe siècle, et d’autre part, deux collections de schèmes discursifs argumentatifs, avancés dans les débats parlementaires, et plus généralement dans les débats politiques des sociétés démocratiques, la collection de Bentham (1824), à laquelle fait écho celle d’Hirschman (1991).

1. Paramètres du débat politique

La délibération politique est, entre bien d’autres choses, une activité de résolution de problème. Considérée sous cet angle, elle mobilise une topique substantielle interrogative (V. Invention) constituée par l’ensemble des questions générales, spécifiques de ce champ, qu’il convient de se poser avant de prendre une décision :

Cette mesure, cette action… est-elle légale, juste, honorable ? Opportune ? Utile ? Nécessaire ? Sûre ? Possible ? Facile ? Agréable ? Quelles en sont les conséquences prévisibles ? (d’après Nadeau 1958, p. 62).

Cette topique substantielle simple, robuste et efficace, a été conçue à la fin du IIe siècle avant notre ère. Elle s’applique à l’action en général, publique ou privée.

Elle peut être mise sous forme :

1) Interrogative-délibérative : “si vous vous interrogez sur la nécessité de telle mesure, regardez si elle est juste, nécessaire, réalisable, glorieuse, rentable, et si elle aura des conséquences positives”. La topique est utilisée comme une heuristique ; on construit une position politique sur un sujet donné en répondant (de façon argumentée) à ces questions.

2) Prescriptive-justificative :si vous voulez soutenir telle mesure, montrez qu’elle est juste, nécessaire, etc.”

3) Évaluative :vous avez bien montré que cette mesure est juste, nécessaire, glorieuse ; (mais) vous ne dites rien sur ses conséquences et sur les modalités pratiques de sa réalisation”.

2. Arguments et fallacies du débat parlementaire :
L’inventaire de Bentham

Dans le Manuel de sophismes politiques (1996 ; The Book of Fallacies [1824]), Bentham s’intéresse aux arguments produits dans les assemblées délibératives. Cette topique est fortement orientée vers la réfutation du discours conservateur, qui s’oppose aux réformes, c’est pourquoi il parle globalement de fallacie. La valeur argumentative de chacune de ces formes est discutée en détail aux chapitres correspondants.
Bentham ne rapporte pas ses fallacies à des formes logiques, mais les présente sous forme d’énoncés qui constituent des condensés d’argumentation, parfois proche du slogan. Les schèmes d’argumentation sont ici des formules discursives.

1. L’inventaire

Bentham propose une typologie à deux niveaux, où il distingue quatre grandes catégories de fallacies, qui en appellent à :

1) L’autorité, celle des sages ancêtres ou celle des institutions.
2) L’alarmisme, réprimant la discussion par des discours de peur.
3) La temporisation, dont l’objet est de renvoyer la discussion aux calendes grecques.
4) La confusion, catégorie dont le principe unitaire n’est lui-même pas très clair.

1) L’autorité [f. of authority]

— “Nos ancêtres étaient plus sages”, (“l’argument chinois”) ; ad verecundiam”.

— “Les lois sont irrévocables” parce qu’elles sont garanties par des contrats sacralisés ; ad superstitionem.

— Les lois ont été faites alors que les législateurs avaient prêté serment ; or “les serments sont irrévocables, ils sont gagés sur des puissances surnaturelles” [ad superstitionem]. Cette manœuvre met en avant le caractère sacré des lois pour interdire toute réforme.

— “C’est sans précédent !” ; ad verecundiam.

— L’autorité dissimulée sous de la fausse modestie [self-assumed authority ; ad ignorantiam ; ad verecundiam].

— L’autorité outragée : il y a des gens qu’on doit croire sur parole ; toute enquête à leur sujet serait une offense : “Moi, faire des choses pareilles ! Soupçonner un homme comme moi !” [self-trumpeter’s fallacy].

— Personnalité dont l’avis est déterminant [laudatory personalities ; ad amicitiam]. Telle mesure doit être rejetée parce que des gens très bien s’y opposent.

2) Fallacies alarmistes [f. of danger]

Elles font appel à la peur (ad metum) ou à la haine (ad odium) pour légitimer l’opposition aux réformes :

— Attaquer la personne [vituperative personalities ; ad odium] : “Celui qui propose cette réforme entretient de mauvais desseins ; il a mauvaise réputation ; de mauvaises fréquentations ; il porte le même nom que quelqu’un qui a laissé un mauvais souvenir.

— Crier au loup-garou [hobgoblin argument] : “Pas d’innovation ! Elles conduisent à l’anarchie !

— Inspirer la méfiance : “On se demande ce qui se cache derrière tout ça.

— Se réfugier derrière les institutions [official malefactor’s screen] : “Celui qui nous attaque, attaque le gouvernement, la Constitution, la République…

— Intimider l’accusateur [accusation-scarer device], en le traitant de systématiquement de calomniateur, particulièrement si les preuves qu’il apporte ne sont pas absolument concluantes.

3) Fallacies de temporisation [f. of delay]

Ces manœuvres permettent de gagner du temps, dans l’espoir que, sans cesse repoussée, la décision ne sera jamais prise. Certaines de ces manœuvres font appel à la stupidité et la paresse d’esprit (ad socordiam) :

— Tranquilliser, apaiser : [the quietist fallacy ; ad quietem] : “Pourquoi changer, personne ne se plaint !

— Donner une consolation fallacieuse [false consolation ; ad quietem] : “Allez donc voir ailleurs, c’est bien pire !

— Renvoyer à plus tard, aux calendes grecques [procrastinator’s argument ; ad socordiam] : “Attendez donc, ce n’est pas le bon moment”.

— Ralentir la procédure, faire de l’obstruction [snail’s pace argument ; ad socordiam] : “Chaque chose en son temps ! Pas de précipitation !”.

— Opérer des diversions subtiles (artful diversion ; ad verecundiam] : “Pourquoi cette mesure ? Discutons plutôt de telle autre, qui est plus intéressante !

4) Fallacies de confusion [f . of confusion]

Leur objet est de créer le doute et d’embrouiller la discussion lorsqu’elle ne peut plus être évitée.

4.1 Utilisation de termes biaisés, introduisant une pétition de principe (question-begging appellatives), par exemple générosité / prodigalité.

4.2 Imposture terminologique (impostor terms); par exemple, parler de zèle religieux pour désigner la persécution religieuse.

4.3 Généralités vagues (vague generalities), liées à l’usage de termes comme religion, état…

4.4 “Idoles”, mots sacrés et intouchables (allegorical idols), par exemple, parler des “autorités gouvernementales” pour désigner les membres du gouvernement; ou n’importe quelle institution dont le nom est magnifié par une majuscule: l’Eglise, l’Université.

4.5 Généralisation abusive (sweeping classifications), par exemple, “les crimes des rois” ; certains rois ont commis des crimes ; on peut donc intituler un ouvrage “Les crimes des rois” et résumer l’ouvrage en disant que “les rois sont des criminels”.

4.6 Pseudo-distinctions, fausses symétries, (sham distinctions), par exemple l’opposition liberté / licence (voir 4.1)

4.7 “Le peuple est intrinsèquement corrompu” (popular corruption), ce qui rend inapplicable tout régime parlementaire.

4.8 Sophismes antirationnels [anti-rational fallacies], qui brouillent la pensée et font obstacle à l’examen, par exemple, l’usage d’oppositions comme “c’est bien en théorie, mais en pratique ça ne marche pas”, ou d’un qualificatif comme « spéculatif”.

4.9 Affirmations paradoxales [paradoxical assertions], qui permettent par exemple de rejeter une demande de “simplification” comme une mesure “jacobine”, c’est-à-dire populiste.

4.10 Erreurs d’attribution causale [non causa pro causa]. Considérons un système ayant des points positifs et des points négatifs. Pour ne pas réformer le négatif, on dit qu’il est à la source du positif ; ainsi l’effet « le peuple est vertueux(“ (national virtue) est rattaché à une cause, “l’opulence du clergé”.

4.11 Parti-pris, esprit de parti (partiality-preacher’s argument), on argumente contre l’usage en arguant des abus qu’il peut occasionner, ou contre une institution en arguant qu’elle a des effets négatifs, sans dresser un bilan où les effets positifs peuvent équilibrer les effets négatifs.

4.12 “La fin justifie les moyens” (the end justifies the means)

4.13 Opposition systématique, 1 : L’intérêt général prime sur l’intérêt de parti (opposer-general’s justification).
On ne doit pas argumenter contre sa propre opinion ; une mesure qu’on estime bonne doit être soutenue, même si on se trouve être dans l’opposition.

4.13 Opposition systématique, 2 : Présenter comme dirimante une objection qui pourrait être intégrée à titre d’amendement [rejection instead of amendment ; ad judicium].

2. Les étiquettes latines

Bentham accompagne fréquemment la description des diverses fallacies d’étiquettes latines, qui font référence aux états cognitifs-émotionnels qui leur sont associées.

Ad judiciumlat. judicium “tribunal: jugement”
Cette étiquette est régulièrement utilisée pour caractériser les fallacies de confusion. Celles-ci ont en effet pour objectif d’embrouiller l’interlocuteur, de jeter le trouble dans son esprit. La fallacie ad judicium correspond donc à un état cognitif-émotionnel de celui dont l’esprit est paralysé.
Cet usage est tout à fait compatible avec la définition que Locke  donne de l’argument ad judicium, qui présuppose que les locuteurs ont leur intelligence à leur disposition, V. Typologie modernes.

Quatre étiquettes renvoient à des états émotionnels corrélés à des états cognitifs spécifiques.

Ad verecundiam, lat. verecundia,  sentiment de modestie, exploité par l’usage fallacieux de l’autorité pour intimider l’interlocuteur, V. Modestie.

Ad odium, lat. odium, « haine », associée à ad socordiam, lat. socordia, “insouciance ; stupidité”.

Ad superbiam, lat. superbia, “arrogance ; orgueil”

Ad quietem, lat. quies,  “Repos […] 2. Vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot, Quies),