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Maximisation – Minimisation

Comme il est plus facile de réfuter des affirmations catégoriques générales que des affirmations restreintes, il est tentant pour réfuter un énoncé de le mettre au haut degré :

L1 :    — Dans ce jardin, il y a tout de même des coins qui sont mal entretenus !
L2 :    — Écoute, ce n’est quand même pas la jungle !

Le processus de maximisation est connu en rhétorique comme figure d’exagération (Gr. deínōsis) :

Sans avoir montré que la personne a ou non commis l’acte, on amplifie (auxèsèi) cet acte. Cela donne l’impression soit que l’accusé n’a pas accompli l’acte quand c’est lui qui amplifie, soit qu’il a commis l’acte, quand c’est l’accusateur. (Rhét., II, 24, 1401b1-10 ; Chiron, p. 407)

Le défenseur utilise le topos sémantique “plus le crime est grave, moins il est vraisemblable”  ;  l’accusateur utilise le topos “plus le crime est grave, plus il doit être sévèrement puni”.

À cette tactique d’exagération correspond l’euphémisation ou minimisation, V. Stase.

1. Exagération absurdifiante

La manœuvre d’exagération absurdifiante est une figure de réfutation connue en rhétorique sous le nom d’adynaton : « on utilise dans l’argumentation à la fois hyperbole et apodioxe pour établir une position par l’exagération de l’absurde de la position contraire » (Molinié 1992, Adynaton). La réfutation par l’absurde, est radicalisée par exemple en transposant analogiquement les conclusions à d’autres situations :

Pour éviter la récidive, exécutons tous les suspects, pour ne pas avoir d’accidents, laissons les voitures au garage.

Elle peut utiliser des mécanismes de l’argumentation par la pente glissante :

Tu veux manger végétarien, pas de problème, mange de la salade, va brouter la pelouse.

Soit la question “Faut-il juger les criminels psychopathes juridiquement irresponsables”, “les fous” ? Le rejet de la proposition “il faut juger les psychopathes”, a la même structure que la pente glissante, une invitation à “ne pas s’arrêter en si bon chemin” :

Jugeons tous les actes criminels. Quel que soit le niveau de conscience de l’auteur. Et pourquoi pas un chien ? L’actualité fournit une tragique occasion de faire encore progresser la justice. […] Et pourquoi le cyclone qui a récemment ravagé les Antilles, faisant plusieurs victimes et d’immenses dégâts matériels, échapperait-il aux foudres de la justice ?
M. Horeau, « Flagrants délirants ». [1]

C’est une manœuvre de destruction du discours qui ridiculise la position adverse en généralisant son raisonnement à d’autres situations inappropriées.

2. Euphémisation

La stratégie de minimisation ou d’euphémisation se produit lorsque le fait est reconnu, mais la nature du préjudice ou la portée de l’acte critiqué sont considérées comme quasi nulles (indifférentes). Si on me reproche d’avoir volé une mobylette, je peux répondre : “oh, ça n’est jamais qu’une vieille mobylette toute cassée et sans valeur aucune”. Le sentiment associé est l’indifférence, et l’accusateur est incité à se calmer.
Tout peut être euphémisé, même la torture des gens sans importance :

30-7-84 Christian Von Wernich (aumônier [capellán] de la Police de Buenos-Aires, actuellement prêtre à Bragado) (déclaration à la revue Siete DíasQu’on me dise que Camps a torturé un pauvre type que personne ne connaît, bon, d’accord et alors ? ; mais comment aurait-il pu torturer Jacobo Timermann, un journaliste à propos de qui il y avait une pression mondiale constante et décisive, ne serait-ce que pour cela !”
Carlos Santibáñez et Mónica Acosta, [Les deux Églises] (souligné par nous) [2]

Dans les conflits de catégorisation traités par l’argumentation a pari, les partisans de l’alignement des catégories minimisent les différences entre catégories, les partisans du maintien de catégories différencies maximisent ces différences,

3. Tension exclamative

La tension exclamative radicalise les contenus et les pose au-delà de la contestation (Plantin 2020).
En terme de véridiction, il s’ensuit que la seule ouverture à la contestation est l’attaque personnelle.


[1] Le Canard Enchaîné, 29 août 2007, p. 1.
[2] Carlos Santibáñez et Mónica Acosta, Las dos Iglesias. Rapport élaboré par Carlos Santibáñez et Mónica Acosta, en commémoration du vingtième anniversaire de l’assassinat de Monseigneur Angelelli,
http://www.desaparecidos.org/nuncamas/web/investig/dosigles/02.htm], 20-09-2013


 

Manipulation

1. Le mot et les domaines

Dans la forme “manipule N1”, manipuler a deux significations :

1. Manipuler1: N1 désigne un animé non-humain (“manipuler des sacs de ciment”) ; une partie du corps, ou le corps physique lui-même (“masser” : “manipuler les vertèbres” ; “ je vais me faire manipuler à 10 h”).

2. Manipuler2 : N1 désigne une personne en tant que synthèse de représentations et capable d’auto-détermination. Dans ce second sens, qui est récent (Rey [1992], Manipuler), manipuler, c’est instrumentaliser : “considérer une personne comme un objet, un pur instrument pour une certaine fin”.

Les deux sens sont liés, leurs familles dérivationnelles sont identiques (manipulateur, manipulation, manipulatoire). On parle de manipulation au second sens dans les domaines suivants.

— En psychologie, dans la vie quotidienne : “une personnalité manipulatrice”.

— Dans le domaine politico-militaire : la propagande blanche est destinée à l’opinion publique du propre pays ; elle peut être mensongère et manipulatrice ou non. La propagande noire est nécessairement manipulatrice dissimule son origine et son intention réelle, elle se présente comme émanant d’une source amie, alors qu’elle provient de l’ennemi ; elle est du domaine de la désinformation et de “l’intox”.

— Dans le champ de l’action commerciale et des techniques de marketing, on manipule les gens pour les pousser les gens à acheter quelque chose plutôt que rien, ou ceci plutôt que cela, sans tenir compte de leurs intérêts et de leur volonté informée. Cette manipulation fait appel à différentes techniques pour amorcer et ferrer le client, V. Étapes.

— Dans les domaines politique, idéologique et religieux.

Dans ces différents domaines, la question de la manipulation croise celle de l’argumentation.

2. “Faire faire” : de la collaboration à la manipulation

La manipulation est une ressource qui peut être mobilisée dans des situations où une personne M poursuit un but β ; pour atteindre ce but, il a besoin qu’une autre personne, N, pense ou agisse de telle et telle manière.

2.1 Tractation à but ouvert

1) M estime que β est dans l’intérêt de N ; N est d’accord.

N a une représentation positive de β ; il estime que β est important, agréable, dans son intérêt ; il poursuit β spontanément, pour des raisons indépendantes. Il s’ensuit que M a besoin de N, et N a besoin de M : M et N coopèrent sur β. Éventuellement, si l’engagement de N est moins évident, dans une démarche ouverte, M persuade, par des arguments, N de s’associer à lui pour réaliser β : N sait que M a l’intention de l’amener à faire β, et ils se parlent.

2) Faire β n’est pas vraiment dans l’intérêt de N.

Faire β est égal ou légèrement ennuyeux pour N. Spontanément, il n’interviendrait pas, ne collaborerait pas avec M sur β. M peut alors agit sur la volonté de N ou sur ses représentations.

(a) Action sur la volonté de faire

Dans cette situation, M peut entreprendre de persuader N de faire β. Il menace N (ad baculum), le soudoie (ad crumenam), l’apitoie (ad misericordiam), lui fait du charme, le séduit (ad amicitiam), V. Menace ; Émotion. N a toujours une représentation plutôt négative de β. Mais ces arguments, s’il s’agit d’arguments, ont transformé la volonté d’agir de N, et finalement N veut bien faire β même si β ne lui plaît toujours pas. Il fait βquand même, même si, à contrecœur” ; “c’est bien parce que ça te fait plaisir”. On peut discuter pour savoir s’il y a eu ou non manipulation de la volonté de N.

(b) Action sur les représentations de l’action à faire

M reformate β de façon à ce que β apparaisse agréable à N, dans son intérêt ; on retrouve la première possibilité : N veut bien faire β parce que, maintenant, ça lui paraît bien.

Dans le cas (a), N fera un travail qu’il sait dangereux, bien qu’il soit dangereux, parce qu’il est bien payé. Dans le cas (b), N fera un travail, dangereux ou non, dont il pense qu’il n’est pas dangereux. M peut combiner les deux stratégies : “tu peux bien faire ça pour moi, c’est pas si dangereux”. Dans ces deux cas, il n’y a pas forcément manipulation. M a présenté ouvertement à N son but, lui faire faire β. N s’est laissé convaincre, peut-être par de bons arguments. Il se peut que le travail ne soit pas si dangereux, et fort bien payé.

Il n’y a clairement manipulation que si M sait que le travail est dangereux, et qu’il a sciemment mal représenté ou dissimulé le danger à N. Le mensonge est à la base de la manipulation. 

3) Faire β est contre les intérêts et les valeurs de N

Dans ce cas, β est franchement contraire aux intérêts de N ; dans les circonstances normales, N s’opposerait spontanément à M sur β. Il reste néanmoins possible pour M :

— De persuader N de vouloir faire quelque chose de contraire à ses intérêts ou à ses valeurs, par exemple de se suicider, de se sacrifier, même s’il n’a pas envie de mourir, au nom d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs : “Dieu, le Parti, la Nation, te le demandent” ; “tu dois sacrifier des enfants pour faire triompher notre cause”.

— De persuader N que l’action à laquelle on le pousse est bonne et qu’il la fait dans son propre intérêt. M inspire à N le désir du sacrifice, même si N n’a pas spécialement envie de mourir, fût-ce dans son propre intérêt : “d’ailleurs, tu iras au Paradis”.

Les argumentations par lesquelles M a persuadé N de consentir à β sont dites manipulatoires parce qu’elles ne respectent pas une hiérarchie des valeurs que l’on considère comme naturelle. Il y a manipulation, parce que, par des discours condamnables, on a persuadé N de faire quelque chose auquel aucune personne de sang-froid, dans son bon sens, dans les conditions normales ne souscrirait ; la problématique de la manipulation rejoint celle du lavage de cerveau.

2.2 Tractation à but masqué

Dans les cas précédemment évoqués, N est plus ou moins conscient de ce qu’il est réellement en train de faire. Le mensonge sur les intentions réelles de M, le masquage du but réel β auquel est substitué un but secondaire auquel N adhère sont les éléments essentiels de la manipulation “profonde”.
Les propres intérêts de N, ou la conception qu’il a de ses intérêts, le poussent à poursuivre des buts diamétralement opposés à β ; M et N poursuivent des buts antagonistes. M doit donc dissimuler à N son objectif β. Dans ce cas, M trouve un but leurre (βleurre) tel que :

(1) βleurre est positif pour N : N pense que son intérêt est de faire βleurre.
(2) βleurre conduit fatalement à βcaché.
(3) N ignore, ne se rend pas compte que (2).

Si tout marche comme M le souhaite, N réalise le but-leurre, M empoche la mise, et N subit le dommage. N comprend ou ne comprend pas qu’il a été manipulé.

Il n’y a pas forcément communication verbale entre M et N au cours de ce processus. Cette forme de manipulation est celle du pieux mensonge qui poussait à mettre des édulcorants dans l’huile de foie de morue qu’on administrait aux enfants, ou celle que Calvin attribue aux moines qui veulent amener le peuple à son salut par tous les moyens fussent-ils condamnables, car la fin justifie les moyens. Il s’agit de multiplication des reliques de la vraie croix :

Que saurait-on dire autre chose, sinon que tout cela a été controuvé pour abuser le simple peuple ? Et de fait, les cafards, tant prêtres que moines, confessent bien qu’ainsi est, en les appelant pias fraudes, c’est-à-dire des tromperies honnêtes pour émouvoir le peuple à dévotion.
Jean Calvin, Traité des reliques [1543].[1]

Un cas limite est celui où le manipulateur dissimule simplement son but interactionnel. On vend une grosse encyclopédie à des gens ravis par cet achat ; mais ils savent à peine lire, ils n’ont aucun usage de ce type d’ouvrage, et, de toute façon, ils n’ont pas les moyens de payer les traites (d’après Lorenzo-Basson 2004). Il y a manipulation parce que le vendeur réussit le tour de force de maintenir dans l’arrière conscience des acheteurs la nature réelle de la rencontre, une interaction de vente (β) avec ses aspects financiers, et de la faire paraître comme une conversation amicale (β leurre).

3. Manipulation et pratique du pouvoir

Le statut accordé à la manipulation est lié à une vision du pouvoir et de l’action : le pouvoir s’exerce-t-il par la force et par le mensonge, ou par la raison et l’argumentation ? Sur la nécessité du mensonge d’État, Lénine rejoint Churchill et rencontre Rumsfeld :

Je dois avouer que ce qu’on appelle les milieux cultivés de l’Europe occidentale et d’Amérique sont incapables de comprendre ni la situation actuelle, ni le rapport réel des forces. Ces milieux doivent être considérés comme sourds-muets.
Dire la vérité est un préjugé bourgeois mesquin tandis que le mensonge est souvent justifié par les objectifs.

Lénine, cité dans V. Volkoff, La désinformation, arme de guerre, 2005[2]

Parlant de la nécessité vitale de garder secrets le lieu et l’heure du débarquement en Normandie, en juin 1944, Churchill a déclaré :

En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’il faut toujours l’entourer d’une garde du corps de mensonges. [In wartime, truth is so precious that she should always be attended by a bodyguard of lies.]

N’empêche que :

La vérité est irréfutable [incontrovertible], l’ignorance peut s’en moquer, la panique peut la détester, la méchanceté peut la détruire, mais elle est là.[3]

La guerre autorise sans doute beaucoup de choses que la démocratie s’interdit en temps de paix. Au début du 21e siècle, le courant néo-conservateur américain[4] a réactivé cette notion de “noble mensonge”, de la nécessité d’un corps de “bodyguards of lies”, construisant une vérité qui n’est ni adéquation au réel ni le meilleur accord humainement réalisable, mais une “vérité stratégique”, imposée si nécessaire par une “fraude pieuse [pious fraud]” auprès des citoyens.
En Argentine de l’entre-deux-guerres certains avaient développé la notion de “fraude patriotique” [fraude patriótico] aux élections, adaptant aux temps modernes les pratiques que Calvin attribue aux moines médiévaux.

4. Argumentation et manipulation

Signifier n’est pas manipuler

Dans le cadre de la logique naturelle, l’étude des schématisations est l’étude du processus discursif de construction du sens, par laquelle le locuteur construit, « aménage » (Grize 1990, p. 35) une signification synthétique, cohérente, stable, à l’intention de son interlocuteur. Dans tous les cas, cette signification n’est pas la réalité, mais un éclairage de la réalité. En ce sens, toutes les perspectives constructivistes de la réalité par le discours peuvent être dites manipulatoires, au sens 1, sur le matériau discursif, d’où manipulatoires2 sur les interlocuteurs. Cette vision manipulatrice2 résulte d’une dramatisation du processus de signification, qui ne correspond pas au sens ordinaire du terme de manipulation, qui suppose le mensonge délibéré.

Argumentation et propagande

Un fil très ténu sépare l’étude de l’argumentation telle que la définit le Traité de l’argumentation de celle de la propagande politique, telle que la définit Domenach : dans le premier cas, il s’agit de « provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on propose à leur assentiment » au moyen de procédés discursifs (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 5), dans le second de « créer, transformer ou confirmer des opinions », au moyen de procédés pluri-sémiotiques (image, musique, participation à des mouvements de foule, Domenach 1950, p. 8).
Cette différence est peut-être celle de la ratio-propagande à la senso-propagande de Tchakhotine (1939, p. 152) ; la première agit « par persuasion, par raisonnement » et la seconde « par suggestion » (ibid.).

Manipulation et mensonge

Le mensonge et le masquage des intentions font, dans tous les cas, basculer de l’argumentation à la manipulation. Le discours manipulatoire est fondamentalement tromperie et mensonge qui s’entend par action (dire sciemment le faux) et par omission (omettre de dire tout le vrai alors que l’interlocuteur l’attend)  : mensonge référentiel, parce qu’on présente comme vraies des informations qui ne le sont pas, un but affirmé qui n’est pas le vrai but ; mensonge des constructions discursives qui présentent comme inéluctables des enchaînements qui ne le sont pas ; mensonge sur l’identité du locuteur, qui n’est pas ce qu’elle prétend être ; mensonge émotionnel emporté par de fausses représentations.

La dénonciation du discours manipulatoire est une dénonciation du mensonge, or le mensonge n’est pas toujours lisible dans le discours, il n’y a pas de marque du discours mensonger. C’est pour cela que, comme le dit Hamblin « le logicien n’est le juge ni la cour d’appel ; et un tel juge ou une telle cour d’appel n’existent pas » ([[The logician] is not a judge or a court of appeal, and there is no such judge or court]) (1970, p. 244). La dénonciation ne peut se faire qu’au nom d’une vision de la réalité, en d’autres termes, elle est l’affaire des participants informés eux-mêmes, V. Évaluations.


[1] Œuvres choisies. Éd. présentée, établie et choisie par O. Millet, Paris, Gallimard, 1995, p. 199.
[2] Lausanne, L’Âge d’Homme, 2004, p. 35.
[3]http://quotations.about.com/cs/winstonchurchill/a/ bls_churchill.htm (20 – 09 – 2013)
[4] Donald Rumsfeld, US Department of Defense Briefing, 25 sept. 2001


 

Logos – Pathos – Éthos

Les théories de l’argumentation rhétorique orientées vers la persuasion et l’action mettent au premier plan la construction et la gestion stratégique des personnes, de leurs intérêts, valeurs et émotions. Sous sa forme la plus accomplie, la rhétorique se donne comme une technique du discours visant à déclencher une action : faire penser, faire dire, faire éprouver et, finalement, faire faire. C’est l’action accomplie qui fournit l’ultime critère de la persuasion réussie, qu’on réduirait indûment à un simple état mental, à une “adhésion de l’esprit”. On ne peut pas dire que le juge rhétorique a été persuadé s’il ne se prononce pas en faveur de la partie qui l’a convaincu.
Les liens entre conviction et action sont loin d’être clairs. On raconte qu’un parlementaire de la troisième République répondit à quelqu’un qui avait entrepris de le convaincre : “vous pouvez tout à fait changer mon opinion, mais vous ne changerez pas mon vote” : cette boutade manifeste bien la différence entre les déterminants de la représentation et ceux de l’acte.

Pour atteindre ces buts – faire croire, orienter la volonté, déterminer l’action, dans la mesure du possible – la rhétorique exploite trois types d’instruments de persuasion (Grec pistis, “moyens de pression”). Ces voies vers la persuasion constituent les preuves techniques qui définissent son domaine propre. Aristote distingue trois types de preuves techniques :

Parmi les moyens de persuasion, fournis par le moyen du discours, il y a trois espèces. Les uns, en effet, résident dans le caractère (èthos) de celui qui parle, les autres dans telle ou telle dispositions (diatheinai pôs), les autres dans le discours (logos) lui-même, par le fait qu’il démontre ou paraît démontrer. (Rhét., I, 2, 1356a1; Chiron, p. 126)

Les preuves “logo-iques” sont de type discursif et para-discursif, les preuves éthotiques et pathémiques mobilisent en outre toutes les ressources  de la sémiotique du corps. La mise en parallèle “éthos, pathos, logos” pousse à assimiler les trois types de preuves, ce qui amène à définir la preuve rhétorique, l’argument (pistis), comme tout moyen de pression, verbal ou paraverbal, capable d’induire une croyance et d’amener à une action. Le discours rhétorique est défini par ses effets perlocutoires (attachée aux effets non linguistiques de la parole).
Cette apparente unité fonctionnelle masque la différence structurelle qui oppose ces trois formes “d’arguments”. Comme la construction de la personne (éthos), l’appel à l’émotion (pathos) diffuse sur tout le discours, alors que les preuves liées au logos par exemple,  l’argument par les conséquences a nécessairement une forme verbale.

Cicéron assigne trois buts à l’orateur : prouver, plaire, émouvoir (probare, conciliare, movere) (De l’or., II, XXVII, 115 et note ; p. 53). Prouver relève du logos ; conciliare, traduit par “plaire”, de l’éthos, et émouvoir, du pathos.

Le discours doit d’abord enseigner par le logos, c’est-à-dire informer (raconter, narrer) et argumenter, V. Invention. Cet enseignement emprunte la voie intellectuelle vers la persuasion, celle de la preuve et de la déduction. Mais information et argumentation sont, d’une part, menacées par l’ennui et l’incompréhension, il faut donc, donner aux auditeurs des indices indirects (mais en pratique décisifs) de vérité : c’est la fonction de l’éthos (“tu ne comprends rien, mais tu peux me faire confiance…”). D’autre part, elles ne suffisent pas à déclencher le “passage à l’acte”, d’où le recours au pathos. Il ne suffit pas de voir le bien, il faut encore le vouloir ; les stimuli émotionnels quasi physiques, qui constituent le pathos sont les déterminants de la volonté.

La preuve logo-iques est considérée sinon comme objective, du moins la seule des trois pouvant servir de preuve au sens propre du terme. En effet, elle remplit, au moins partiellement, la condition propositionnelle du raisonnement — être formulée dans un énoncé identifiable, pouvant être évalué plus ou moins indépendamment de la conclusion qu’elle soutient —, ce qui la rend ouvert à la réfutation. En contraste, les preuves pathémiques et éthotiques sont diffuses, et exprimées par le biais des canaux signifiants non verbaux, et sont donc difficilement accessibles à la réfutation verbale. Ceci explique peut-être pourquoi les  textes classiques insistent sur la supériorité pratique des preuves éthotiques et pathémiques sur les preuves logo-iques, V. Persuasion.

Afin de construire des représentations objectives du monde, les théories de l’argumentation orientées vers la construction des connaissances focalisent sur les objets du débat : (définitions et catégorisations ; environnements des faits ; indices probables et nécessaires ; réseaux causaux et analogiques, etc.), et sur la fonction représentationnelle du langage et du discours (définitions bien construites et univoques, énoncés sans ambiguïté, etc.). En termes rhétoriques, il s’agit d’aligner le logos “technique” sur le logos “non technique”, en d’autres termes, de désubjectiviser le logos.


 

Logiques du dialogue

Dans la seconde moitié du XXe siècle, ont été construits différents systèmes visant à donner une représentation formelle du dialogue argumentatif.

— Else Barth et Jan L. Martens ont développé une dialectique formelle (formal dialectic) pour l’analyse de l’argumentation (Barth & Martens, 1977).

— Jaakko Hinttika s’est intéressé à la sémantique des questions et à la construction d’un type de dialogue spécifique, le dialogue de recherche de l’information (information-seeking dialogs) [1].

— Outre l’exposé et la critique de ce qu’il a appelé le «traitement standard des fallacies», Charles L. Hamblin (1970) a proposé une dialectique formelle (formal dialectics).

— À partir des travaux de Hamblin, Douglas Walton et John Woods ont développé une approche logique des fallacies (Woods & Walton 1989) et des dialogues argumentatifs (dialog games) (Walton 1989).

— La Logique dialogique (Dialogische Logik, dialog logic) de Lorenzen & Lorenz (1978) est une référence fondamentale pour le courant pragma-dialectique. Deux aspects de ces travaux peuvent être distingués, d’une part une contribution à la logique formelle, d’autre part l’extension de ce modèle à la définition du dialogue rationnel.

1. Une contribution à la logique

Cette contribution consiste en une méthode de définition des connecteurs logiques non plus par la méthode traditionnelle des tables de vérité mais au moyen de mouvements permis ou défendus dans un “ jeu dialogique”. Considérons par exemple le connecteur “ &”, “et”.
Il peut être défini par la méthode des tables de vérité.

P Q P  &  Q ligne 0
V V V ligne 1
V F F ligne 2
F V F ligne 3
F F F ligne 4

La méthode des jeux dialogiques le définit par la partie suivante :

(a) Premier round, l’opposant attaque P.

Proposant : P & Q
Opposant : Attaque P
Proposant : Défend P

Si le proposant défend P avec succès, il gagne cette première manche. Sinon, la partie est finie, et il a perdu. Si le proposant a gagné ce premier round, le jeu peut continuer.
Dans le langage des tables de vérité, ce round correspond aux lignes 3 et 4 du tableau :
si P est fausse (est réfutable), alors la conjonction “P & Q” est fausse.

(a) Second round, l’opposant attaque Q (correspond à la ligne 3 du tableau).

Proposant :      P&Q
Opposant :      Attaque Q
Proposant :      Défend Q

Si le proposant défend Q avec succès, il gagne cette seconde manche et la partie ; autrement dit, “P & Q” est vraie. Sinon, le jeu est fini, il a perdu la partie, “P&Q” est fausse.
Dans le langage des tables de vérité, ce round correspond à la lignes 2 du tableau :
si Q est fausse (est réfutable), alors la conjonction “P & Q” est fausse.

2. De la logique dialogique à la pragma-dialectique

La logique dialogique utilise trois formes de règles (van Eemeren et al. 1996, p. 258) :

— Règle d’ouverture (Starting rule) : le proposant commence par affirmer une thèse.
— Règles sur les coups permis et défendus dans le dialogue (voir supra).
— Règle de clôture, déterminant qui a gagné (Winning rule).

La pragmadialectique applique des règles similaires à l’analyse de l’argumentation :

— Règle d’ouverture (Starting rule) :

Règle 1. Liberté — les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute.
Eemeren, Grootendorst, Snoeck Henkemans 2002, p. 182-183

— Règle de clôture, déterminant qui a gagné (Winning rule) :

Règle 9. Clôture – si un point de vue n’a pas été défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, l’autre partie doit retirer les doutes qu’il avait émis vis-à-vis de ce point de vue. (ibid.).

Les autres règles visent à assurer le bon déroulement d’un dialogue argumentatif en langue ordinaire visant à éliminer les différences d’opinion.

3. Une contribution à la théorie de la rationalité

Dans leur ouvrage intitulé Logische Propädeutik ; Vorschule des vernunftigen Redens (Propédeutique logique : Préliminaire au discours rationnel, 1967), Kamlah et Lorenzen se fixent pour but de fournir « les éléments et les règles de tout discours rationnel » ([the building blocks and rules for all rational discourse], cité dans van Eemeren et al. 1996, p. 248). Dans la même perspective, « si l’on veut éviter que les participants à une discussion ou à une conversation ne se lancent dans d’interminable dialogues de sourds [speaking at cross purposes in interminable monologues], leurs pratiques langagières doivent observer certaines normes et règles ». L’objectif de l’entreprise est donc la construction d’un «  ortho-langage » (ibid., p. 253), définissant le comportement dialogal rationnel capable de résoudre les différends interindividuels.
Il y a évidemment une très grande différence entre cette approche de l’argumentation comme dialogue logique, et les approches interactionnelles de l’argumentation, fondées sur le dialogue naturel, qui commencent à se développer à la même époque.


[1] Hintikka, J., Saarinen, E. 1979. Information-seeking dialogues: Some of their logical properties. Studia Logica 38, 355–363 (1979). https://doi.org/10.1007/BF00370473.

Logiques : Art de penser — Branche des mathématiques

1. Logique classique

1.1 Le cadre aristotélicien

Aristote n’utilise pas le terme logique dans les Premiers et les Seconds analytiques ; il parle du «[raisonnement, discours] analytique démonstratif », ce qui correspond à l’acception actuelle du terme logique (Kotarbinski [1964], p. 5).
Les Seconds analytiques définissent ce qu’est le savoir scientifique :

Ce que nous appelons ici savoir, c’est connaître par le moyen de la démonstration. Par démonstration j’entends le syllogisme scientifique. (S. A., i, 2, 15-25 ; p. 8)

Il s’ensuit que :

Il est nécessaire que la science démonstrative parte de prémisses qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elle, et dont elles sont les causes. (Ibid.).

Dans une note à ce passage, Tricot précise que:

Syllogisme est le genre, scientifique (producteur de science) la différence spécifique qui sépare la démonstration des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (Ibid., note 3).

Le syllogisme scientifique produit du catégorique, le syllogisme dialectique du probable, et le syllogisme rhétorique du persuasif. C’est dans ce cadre que se comprend la position de la persuasion dans la rhétorique d’Aristote.

La  logique traditionnelle consiste en une analyse des propositions comme des constructions sujet-prédicat, une théorie des relations entre les quatre formes de proposition analysées et une théorie du syllogisme et des paralogismes.

1.2 Logique et raison

Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin (1225-1274) reprend la définition aristotélicienne de la logique, en relation avec la réflexivité de l’acte de raisonnement :

La raison maîtrise non seulement les opérations des facultés qui lui sont soumises, mais encore son acte propre. […] L’intelligence s’auto-comprend et la raison peut se pencher sur sa propre activité. (Thomas d’Aquin, Sec. An., Com., p. 46)

La logique est la science de la raison :

L’intelligence possède une sorte d’art directeur de son propre acte, grâce auquel l’homme raisonne avec méthode, aisance et sûreté. Cet art, c’est la logique, la science rationnelle [science de la raison]. (Ibid.)

Cette définition est fondamentale pour la logique néo-thomiste, notamment pour Maritain qui définit la logique comme : « l’art QUI DIRIGE L’ACTE MÊME DE LA RAISON » (Maritain [1923], p. 1 ; majuscules dans le texte), définition reprise par Chenique (1975), cf. infra §2.4.

Dans une perspective proche, l’objet de la logique peut être déplacé de la raison au raisonnement (de la capacité à son produit concret), mettant au premier plan la valeur normative de la logique formelle, définie comme :

une science qui détermine quelles sont les formes correctes (ou valides) de raisonnement » (Dopp 1967, p. 11 ; italiques dans le texte).

1.3 La logique comme étude de l’inférence

Selon les logiciens mathématiciens :

(La logique est) la discipline qui traite de l’inférence correcte. (Vax 1982, Logique)

La logique a pour objet les principes de l’inférence valide. (Kneale & Kneale [1962], p. 1)

La logique a la fonction importante de dire qu’est-ce qui s’ensuit de quoi. (Kleene [1967], p. 11)

1.4 La logique est une science

Comme toute science, la logique a pour tâche la poursuite de la vérité. (Quine [1973], p. 11)

Les stoïciens ont les premiers défini la logique non pas, à la manière d’Aristote comme un organon, un instrument (au service des sciences) mais une science.

1.5 Logique classique

La logique dite classique (ou logique traditionnelle, selon Prior 1967) est par nature une logique formelle : c’est un des mérites révolutionnaires d’Aristote d’avoir introduit l’usage systématique des variables. Elle est constituée d’un ensemble de thèses qui synthétisent des propositions d’origine aristotélicienne, stoïcienne, ou médiévale. Elle comprend deux parties :

— La logique des propositions analysées ou calcul des prédicats, qui correspond à la théorie aristotélicienne du syllogisme.

— La logique des propositions inanalysées ou calcul des propositions, qui s’intéresse à la construction, à l’aide de connecteurs logiques, de propositions complexes à partir de propositions elles-mêmes simples ou complexes, ainsi qu’à la détermination des formules valides (lois logiques, ou tautologies). Le calcul des propositions est d’origine stoïcienne.

“Lois de la pensée”
La logique classique est fondée sur divers principes, qu’elle considère comme des “lois de la pensée” :

— Principe de non-contradiction             

— Principe du tiers exclu, V. Proposition §321
La définition de la négation logique découle de ces deux principes.

 — Principe d’identité, “a = a”.
Toute chose est identique à elle-même ; toute chose est ce qu’elle est.

L’époque contemporaine a vu la multiplication des formalismes logiques dits “non classiques”. Ces formalismes logiques sont parfois inspirés par certains phénomènes du langage ordinaire non pris en compte par la logique classique, comme le temps ou la modalité, qu’elles se proposent de formaliser.

2. Logiques : art de penser, branche des mathématiques

2.1 La logique “art de penser” et l’émergence de la méthode scientifique

D’Aristote jusqu’à la fin du 19e siècle, la logique classique est considérée comme l’art de penser correctement, c’est-à-dire de combiner les propositions de façon à transmettre à la conclusion la vérité des prémisses dans un même univers de sens stabilisé.
Les règles du raisonnement valide (de l’argumentation correcte) sont données par les règles d’évaluation du syllogisme, qui permettent de trier les syllogismes valables et de rejeter les paralogismes (raisonnement vicieux, paralogismes proprement dits, sophismes). Déterminant ainsi les schémas de raisonnement valides, la logique fournit la théorie du discours rationnel-scientifique.

À l’époque moderne, cette conception de la logique comme science du raisonnement discursif assimilant raisonnement scientifique, raisonnement syllogistique et  pensée naturelle a été déstabilisé par l’émergence des sciences structurées par le raisonnement expérimental fondé sur l’observation, la mesure, la prédiction et l’expérimentation, le tout régulé par le calcul mathématique.

À l’époque contemporaine, la logique a été intégrée aux mathématiques. Cette évolution a commencé à la Renaissance, et on peut la repérer chez Ramus (1515 – 1572, Ong 1958), pour qui jugement, logique et méthode doivent être pensés comme des opérations autonomes, sur un plan que nous appellerions épistémique ou cognitif, hors rhétorique et hors langage.
La mutation apparaît avec évidence si l’on compare La Logique ou l’art de penser contenant outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles propres à former le jugement d’Arnauld et Nicole (1662) au Traité de l’art de raisonner (1796) de Condillac. Dans ce dernier ouvrage le langage du raisonnement n’est plus la langue naturelle dans sa capacité syllogistique, mais la géométrie. L’argumentation rhétorique n’est jamais prise en compte ; ainsi de l’analogie, n’est retenue que la proportion mathématique ([1796], p. 130). Les règles de la méthode scientifique ne sont désormais plus celles du syllogisme, mais celle des sciences ayant recours à l’observation, à l’expérience et au calcul.

2.2 Mathématisation de la logique

La logique est par nature formelle : elle s’intéresse non pas au contenu (à la substance, à l’objet particulier) des raisonnements ou des inférences, mais à leur forme. Elle a été formalisée, au sens d’axiomatisée et mathématisée, à l’époque contemporaine. La publication de la Begriffschrift (“écriture du concept”) par Frege, en 1879, marque le point à partir duquel la logique ne peut plus être vue comme un “art de penser“, mais comme un “art de calculer”, une branche des mathématiques.

Au début du XXe siècle, la logique classique est gagnée par le « crépuscule des évidences » :

On passe de la logique aux logiques qu’on construira à volonté, et à son tour, cette pluralité de logiques retire son privilège à la logique classique, qui n’est plus qu’un système parmi d’autres, comme eux simple architecture formelle dont la validité ne dépend que de sa cohérence interne. (Blanché 1970, p. 70 ; p. 71-72)

En s’axiomatisant, la logique renonce à sa fonction rectrice de la pensée, donc à sa fonction critique. Elle ne fournit plus le modèle du discours rationnellement argumenté ou de l’échange dialectique. C’est à cette époque que la logique est devenue cette discipline formalisée contre laquelle devaient s’opposer, dans les années 1950 et 1970, les logiques dites naturelle, non-formelle, substantielle… De fait, la logique classique maintenue doit être ajoutée à cette liste.

2.3 Résistance à la formalisation : Le néo-thomisme

La problématique de l’argumentation logique comme méthode de pensée s’est maintenue en théologie, comme partie importante du cursus philosophique néo-thomiste. En 1879 — date également de la publication de la Begriffschrift de Frege —, le pape Léon XIII publie l’encyclique Aeterni Patris, qui établit Thomas d’Aquin et son interprétation de l’aristotélisme comme une sorte de philosophie officielle de l’église catholique romaine, promouvant ainsi une vision de la logique comme fondement de la pensée au moment même où cette orientation était scientifiquement dépassée.

Néanmoins, le néo-thomisme a produit un courant d’enseignement et de recherche sur la logique classique comme méthode de pensée et cadre analytique pour la cognition en langage naturel. On trouve des développements substantiels relatifs à la logique traditionnelle, comme ainsi d’intéressantes considérations sur les types d’arguments, les sophismes et paralogismes, dans des manuels de philosophie d’inspiration néo-thomiste pour l’éducation religieuse à un niveau supérieur. D’importants travaux, comme la Petite logique de Maritain ([1923]), Tricot (1928), Chenique (1975) témoignent de cet intérêt pour la logique comme structure et méthode de la cognition naturelle, ainsi que du refus des conceptions formalistes de la logique.

Ce courant a ainsi développé une vision des liens entre logique et argumentation bien distincte de celle de la “Nouvelle rhétorique”, qui oppose logique et argumentation.

La théorie des trois opérations de l’esprit

La théorie des trois opérations de l’esprit vient de Maritain (1937, §2-3). Elle reprend ainsi la logique classique, abandonnée par les logiciens attirés par les potentiels des modèles mathématiques. Elle met particulièrement en lumière la nécessité de prendre en compte la genèse progressive de l’argumentation à partir du mot et de la proposition. Elle a ainsi toute sa place dans une analyse des raisonnements en langue ordinaire.

L’argumentation comme processus mental

Comme processus mental, l’argumentation est définie par trois “opérations de l’esprit”, l’appréhension, le jugement et le raisonnement :

Appréhender [1]. Par l’appréhension, l’esprit saisit un concept, “homme”, puis le délimite “tous les hommes”, “certains hommes”.
Juger.  Par le jugement, l’esprit affirme ou nie quelque chose du concept ainsi délimité, pour aboutir à une proposition, l’homme est mortel”.
Raisonner. Par le raisonnement, l’esprit enchaîne ces propositions, de façon à progresser de vérités connues vers des vérités nouvelles.

L’argumentation comme processus discursif

Ces trois opérations cognitives correspondent respectivement à trois opérations linguistiques : nommer, prédiquer, enchaîner les propositions ou argumenter.

— Nommer. Cette opération correspond à l’ancrage langagier du concept, au moyen d’un terme, selon sa quantité ; elle ouvre la question de la référence.
Prédiquer, dire quelque chose à propos des êtres ainsi nommés et quantifiés, c’est-à-dire construire un énoncé.
Argumenter, enchaîner de façon ordonnées les propositions déjà connues, les prémisses, en un discours, l’argumentation, de façon à produire une proposition nouvelle, la conclusion, à partir de propositions déjà connues. L’argumentation au niveau discursif correspond au raisonnement au niveau cognitif.

Ce modèle linguistique-cognitif correspond assez bien au concept d’argumentation comme schématisation défini dans la logique naturelle de Grize.

3. Logique et argumentation

3.1 Mise à distance de la logique formalisée

Les logiques classiques ont un lien essentiel avec certaines formes du discours en langue naturelle ; elles sont, à leur manière, des théories de l’argumentation. Les logiques pragmatiques — logique non formelle, substantielle, ou naturelle — relèvent d’un mouvement de critique des formalismes axiomatisés pour une meilleure prise en compte des conditions écologiques de l’argumentation : l’argumentation est irréductiblement liée à la langue naturelle, et au contexte. La logique formalisée est décontextualisée et s’exprime dans un langage contraint, “enrégimenté”, qui exploite et oublie la langue naturelle, V. Argumentation et démonstration, §5.

Dans la tradition de la philosophie du langage, et sans prendre en compte la tradition de la rhétorique argumentative, Toulmin a montré que le mouvement de formalisation de la logique appelait un accompagnement, une contrepartie prenant en charge la pratique logique («  logical practice », [1958], p. 6), mobilisant des argumentations substantielles (« substantial argument », ibid., p. 125), dépendant du domaine considéré («  field dependant », ibid., p. 15), dont le modèle est la pratique juridique (« logic is generalized jurisprudence » ibid., p. 7) et dont le but premier est justificatif (« justificatory », ibid., p. 6)

À la différence d’autres théories de l’argumentation, peut-être en opposition au rejet de la logique par la nouvelle rhétorique, la logique non formelle (informal logic) et la logique naturelle ont conservé le mot logique dans leurs intitulés, V. Études d’argumentation; Argumentation: Définitions.

3.2 Langage logique et langue naturelle : Éléments différentiels

— L’intersubjectivité, exclue du langage logique, structure la langue, le discours et le raisonnement naturels.

— L’usage de la langue logico-scientifique est orienté vers la vérité, le langage commun par la véridiction.

— La langue des sciences est référentielle, la langue naturelle peut être utilisé figurativement. Elle permet la ruse, le mensonge, la manipulation, la fiction et l’humour, V. Figure ; Ironie.

— La logique et la science demandent des termes stables et définis de manière univoque. Le lexique de la langue naturelle est marqué par l’ambiguïté, le  floula polysémie et l’homonymie, les conflits de catégorisation et de définition.
Le sens des mots est défini en langue ; le sens des mots dans le dictionnaire est un condensé, extrait de leurs usages constatés. La signification des mots en discours s’ajuste au contexte, qui peut redéfinir leur sens. Le sens donné aux termes scientifiques stabilise leur usage, quel que soit le contexte.
L’apparition ou la redéfinition d’un terme scientifique est l’œuvre explicite de la communauté concernée (voir le cas du mot planète). Les définitions sont et restent stipulatives. Les mots nouveaux ordinaires ou les nouveaux sens de mots apparaissent peu à peu, et peuvent n’être enregistrés que tardivement dans le dictionnaire.

— La syntaxe de la langue logique construit des expressions bien formées et les enchaîne de façon univoque selon de règles de construction explicites. Les énoncés de la langue naturelle peuvent correspondre à plusieurs schémas syntaxiques, V. Composition et division ; Connecteurs logiques ; Connecteurs linguistiques.
Le langage ordinaire admet  le raisonnement hypothético déductif (mutatis, mutandis), mais également une variété de formes hétérogènes de raisonnement dont la théorie des types d’argumentation s’efforce de donner une idée.

— Le langage où termes et opérations sont définis de manière univoque élimine la redondance. Le discours naturel exploite la redondance sous toutes ses formes : marques de personne, de nombre, de temps ; redondance des traits sémantiques et des informations etc. Par exemple, la redondance est peut faciliter la communication, ou peut, au contraire,  lui faire obstacle, selon les intentions du locuteur, V. Verbiage.

— Toutes les opérations logiques se développent sur le registre de l’explicite. Le discours se déploie sur la base de plusieurs couches sémantiques, V. Présupposition. La pleine compréhension d’un discours demande qu’on tienne compte des projections du discours, c’est-à-dire du non-dit, des significations implicites, sous-entendues, ainsi que des allusions dont le déchiffrement, toujours incertain, dépend en particulier du contexte et de la connaissance qu’on a de l’interlocuteur.

— Le langage logique exprime pleinement un sens univoque. Le discours ordinaire projette son sens dans des directions incertaines, d’où la nécessité de l’interprétation.

Ces caractères différentiels qui, pour la logique, sont  autant de défaut de la langue ordinaires, constituent, dans le discours naturel autant de ressources contextuellement exploitables par les locuteurs, en fonction de leurs intentions communicationnelles.

V. Démonstration ; Déduction


[1] Ce sens de appréhender1, appréhension1 “saisir par l’intelligence” “acte d’appréhender1” n’a rien à voir avec celui de leurs homonymes appréhender2, “craindre”, appréhension2 “crainte”.

 

Liaison: Argumentation à prémisses liées

L’argumentation liée (ang. linked, coordinate argumentation) est définie comme une argumentation où la conclusion repose sur plusieurs propositions dont la combinaison produit un argument.
On dit également que la conclusion est soutenue par un ensemble de prémisses interdépendantes ; ou que ces propositions ne sont suffisantes pour la conclusion que si elles sont prises conjointement.

Ce vocabulaire risque de mélanger deux questions bien distinctes :
— D’une part, celle du mode de liaison de propositions dont l’ensemble constitue un seul argument, la notion de liaison étant alors constitutive de celle d’argument
— D’autre part, celle du mode de combinaison d’arguments de façon à produire une conclusion concluante. La notion de liaison est alors constitutive de celle d’argument concluant.

1. Propositions liées de façon à produire un argument

L’expression argumentation liée s’entend comme argumentation reposant sur des prémisses liées. Comme on ne parle de prémisse (majeure, mineure, V. Syllogisme) que dans la perspective d’une conclusion, l’expression prémisses liées est un pléonasme, mais il est difficile de s’en passer. En fait, ce sont des propositions qui sont liées, de façon à les constituer en prémisses, cette combinaison constituant un seul argument soutenant une conclusion.

Le syllogisme classique a une structure liée : “tous les membres de cette Société ont plus de 30 ans”, n’est un argument pour “Pierre a plus de 30 ans” que si on la combine avec la proposition “Pierre est membre de cette Société”.

Schématisation de l’argumentation liée :

 

Dans la composante assertive du modèle de Toulmin, l’énoncé pris pour Donnée (Data) ne devient un argument que lorsqu’il est pris conjointement avec sa Loi de passage (Warrant) et sa Garantie (Backing). Ce schéma présente donc une structure liée.

2. Convergence et liaison

2.1 Argumentation à prémisses liées et argumentation convergente

Les notions de liaison et de convergence ne décrivent pas des phénomènes de même niveau ; plusieurs arguments convergent sur une même conclusion, et plusieurs énoncés sont liés de façon à constituer un argument (pour une certaine conclusion).

Comme toutes les argumentations convergentes sont constituées de plusieurs arguments, il s’ensuit que toutes les argumentations convergentes sont aussi, à un autre niveau, à prémisses liées, comme le montre le schéma complet de l’argumentation convergente :

— Schéma “Donnée + Loi de passage

— Schéma “Donnée + Warrant + Backing” :

2.2 Arguments liés de façon à produire une conclusion probante

L’effet de liaison joue également sur les arguments entrant dans une argumentation convergente, dont la force n’est pas la simple résultante du cumul des forces individuelles des arguments. Les argumentations indicielles, lorsqu’elles combinent des indices nécessaires en un faisceau nécessaire et suffisant, ainsi que les argumentations au cas par cas lorsqu’elles sont exhaustives bénéficient d’un effet de liaison, faisant que le tout a une force supérieure à celle de l’addition de chacune des parties.

2.3 Arguments convergents ou prémisses liée ?

Pour répondre à cette question, on considère une conclusion soutenue par un ensemble de prémisses, on prend une prémisse particulière, on regarde ce qui se passe si elle est fausse ou si on la supprime (Bassham 2003) :

— Si ce qui reste fournit une argumentation, on a affaire à une argumentation convergente :

(1) Pierre est intelligent, il présente bien, il fera un excellent négociateur
(2) Pierre est intelligent, il fera un excellent négociateur.
(3) Pierre présente bien, il fera un excellent négociateur.

Toutes ces argumentations sont recevables ; “Pierre est intelligent” et “Pierre présente bien” sont co-orientés vers la même conclusion.

— Si ce qui reste ne constitue plus une argumentation, on a affaire à une argumentation liée :

(1) Il a plu et il a gelé, il doit y avoir du verglas.
(2) Il a plu, il doit y avoir du verglas ?!
(3) Il a gelé, il doit y avoir du verglas ?!

La première argumentation est recevable telle quelle, les autres non, sauf considération du contexte, c’est-à-dire ajout de prémisses manquantes.

Walton considère que l’intérêt de cette distinction est de l’ordre de la réfutation :
— Dans le cas de l’argumentation liée, il suffit de montrer que l’une des prémisses est fausse ou inadmissible.
— Dans le cas d’argumentations convergentes, pour réfuter la conclusion, on doit réfuter chaque argument (Walton 1996, p. 175).
Il est possible de concéder un argument dans le cas de l’argumentation convergente, on ne peut pas renoncer à une prémisse dans le cas de l’argumentation liée.

L’utilité et la praticabilité de la distinction convergent/lié ont été mises en cause par Goddu (2007).
Fondamentalement, il s’agit de déterminer si on a affaire à une ou plusieurs bonnes raisons, de structurer le flux verbal en déterminant quels sont les blocs discursivement cohérents qui viennent étayer une conclusion.


 

Justification – Délibération

La différence entre la justification et la délibération est une question de référence temporelle. On délibère sur une question argumentative dont on ne connaît pas la réponse et on justifie une réponse déjà donnée à une question argumentative. La délibération se fait dans le doute, la justification sur la base d’une certitude.

— La délibération intervient dans un contexte de découverte. La délibération, intérieure ou collaborative porte sur une décision à prendre, Le raisonnement se développe des arguments jusqu’à une conclusion introduite par donc. Les arguments conditionnent la conclusion.

Question délibérative : Dois-je démissionner ?
Arguments : — J’ai envie d’aller à la pêche ; il faut que je passe plus de temps avec mes enfants
Conclusion / Réponse :  je dois démissionner

La décision étant prise, l’action suivra peut-être.

— Dans un contexte de justification le discours va de la conclusion aux arguments. J’ai démissionné, c’est un fait :

Question justificative : Pourquoi as-tu démissionné ? Justifie ta décision !
Réponse : J’ai consenti trop de sacrifices”.

Alors que la délibération est en donc, la justification est en parce que. Elle rappelle les arguments qui ont motivé la démission. Pour expliquer, rendre compte de la décision prise, je rappelle toutes les bonnes raisons qui m’ont poussé à le faire et, si nécessaire, j’en invente de nouvelles. Les mobiles intervenant lors d’une délibération intérieure peuvent n’avoir rien de commun avec les bonnes raisons avancées publiquement pour justifier la décision prise, V. Mobiles et motifs.

  justificative
Argumentation  
  délibérative

Dans le cas de la délibération, il y a une vraie incertitude sur la conclusion, qui est construite au cours d’un processus argumentatif cognitif et interactionnel. Dans le cas de la justification, la conclusion est déjà là. Le doute et le contre-discours sont fonctionnels dans la délibération, alors que la justification les efface.

Les mécanismes de l’argumentation valent pour la justification et pour la délibération. Les mêmes arguments, qui étaient délibératifs, deviennent justificatifs : on explique la décision prise, V. Explication.

La disposition textuelle (monologale) justificative expose en premier la conclusion, puis les arguments la justifiant, et réfute les arguments qui s’y opposent. La disposition textuelle (monologale) délibérative part des données, des arguments, et construit la conclusion. Le jury délibère, le jugement justifie la décision.

Les situations de délibération et de justification pures représentent des cas limites : je ne sais vraiment pas ce que je vais conclure et faire ; je suis sûr d’avoir bien fait. Un même argumentateur peut osciller d’une posture (footing) délibérative à une posture justificative, par exemple si, au cours de sa justification il remet en question la décision qu’il a prise.

Si l’on postule que toute argumentation qui se présente comme délibérative est en fait orientée par une décision inconsciemment prise, tout est justification. Mais l’organisation institutionnelle des débats réintroduit de la délibération. Le débat peut parfaitement être délibératif alors que chacune des parties vient avec des positions et des conclusions fermement établies et dûment justifiées. Le choc des justifications produit de la délibération.


 

Justice, Règle de –

La « règle de justice » demande que « tous les êtres d’une même catégorie doivent être traités de la même façon » (Perelman),  c’est-à-dire selon l’ordre qui leur est assigné  dans cette catégorie.


Perelman & Olbrechts-Tyteca présentent la règle de justice comme un principe argumentatif fondamental, et citent quelques-unes des catégories qui, historiquement ont réglé la répartition des biens, c’est-à-dire la façon de partager le gâteau :

Tous les êtres d’une même catégorie doivent être traités de la même façon.
À chacun selon son mérite ; à chacun selon sa naissance ; à chacun selon ses besoins. (Perelman [1963], p. 26).

Ce principe fonde les revendications comme “à travail égal, salaire égal” ; “à rendement égal, salaire égal”. Les domaines d’application sont nombreux :

à chacun selon son ordre d’arrivée (répartition des prix)
à chacun selon le tirage au sort (service militaire ; loterie)
à chacun selon sa taille (uniformes)
à chacun selon ses revenus (impôt)

Pour que le règle de justice puisse fonctionner, il faut disposer 1) d’une catégorie et d’une échelle définissant et hiérarchisant ses membres, et 2) d’une catégorie et d’une échelle définissant et hiérarchisant les traitements qui leur sont réservée.

(1) Définition et hiérarchisation des « êtres » concernés :
Qui peut travailler ? Comment se hiérarchisent les tâches?

Les individus sont d’abord classés comme membres d’une catégorie générale comme :“être né” ; « “avoir des besoins” ; “avoir du mérite” (on peut mériter une punition ; démériter c’est avoir un mérite négatif) ; “avoir travaillé tant d’heure, fabriqué telle quantité de produits”, etc. Il faut donc d’abord donner les critères d’appartenance à la catégorie considérée, c’est-à-dire définir ce qu’on entend par “naissance, mérite, travail”.

On doit ensuite établir une hiérarchie interne  à la catégorie des  modes de naissance, des types de mérite, et des quantités de travail. Cette hiérarchie fondera les jugements :

P a travaillé autant que /plus que /moins que Q or R

(2) Définition et hiérarchisation des modes de « traitements »  des êtres concernés : Qu’est-ce qui constitue une rémunération ?
Comment les rémunérations sont-elles liées à la hiérarchie des tâches?

On doit enfin convenir d’une échelle des récompenses (et des peines) associées à la hiérarchie intra-catégorielle précédente :  Quel salaire pour quel travail ?

Ces hiérarchies  ordonnées peuvent être représentées par à des échelles argumentatives.

Il s’ensuit que la règle de justice engendre trois types de questions argumentatives spécifiques,
— Conflits de catégorisation sur l’opération (1) : définition d’une catégorie (qui est mathématicien ?), et conflit de catégorisation : l’individu X fait-il bien partie de la tribu (est-il un vrai mathématicien ?)

— Conflits de hiérarchisation sur l’opération (2), sur la définition d’une métrique (les critères d’excellence en mathématique).

— Conflits sur l’opération (3), définissant l’échelle des récompenses et des peines.

Ces hiérarchisations rendent la règle de justice plus complexe que a a pari. La pratique suivante est fondée sur un argument a pari strictement appliqué (pas de hiérarchie des crimes, pas de hiérarchie des peines) :

Le général Baclay, c’était aussi un drôle de numéro matricule. Mais une drôle de femme, très juste à sa façon. Elle fusillait de la même manière femme et homme, tous les voleurs, que ça ait volé une aiguille ou un bœuf. Un voleur c’est un voleur et ça les fusillait tous. C’était équitable.
Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, 2000 [1]

La justice comme exclusion de l’arbitraire

L’opération (i) met “chacun dans sa catégorie”, est la règle de justice prend ces catégories comme des données, sans s’interroger sur leur constitution. Le second exemple de Perelman “à chacun selon sa naissance” montre que la règle dite de justice peut servir l’injustice : “à chacun selon son genre ;
à chacun selon la couleur de sa peau”.

Au niveau de l’opération (2), la règle de justice est supposée s’appliquer de façon linéaire, à tous les membres du groupe, mais les règles concrètes incluent des bornes, des seuils et des principes de lissage. Pour l’impôt, la règle “à chacun selon son revenu” s’applique à partir d’un certain revenu ; elle est non linéaire, elle admet des seuils.

En vertu du principe “qui favorise défavorise”, la règle de justice, crée obligatoirement d’innombrables sentiments d’injustice. Si les biens sont répartis selon les mérites, ils ne le sont pas selon la naissance ni selon les besoins. Elle ne peut être dite “de justice” qu’en tant qu’elle s’oppose à l’arbitraire du principe “à chacun selon mon bon plaisir”. C’est une règle d’exclusion de l’arbitraire, non pas de l’injustice.

La règle de justice n’est dite “juste” que parce que la catégorie et la relation d’ordre ont été définies en faisant abstraction des cas à juger : “C’est juste parce que la règle existait avant votre cas”.


[1] Paris, Le Seuil, p. 111.


 

Juste milieu, arg. du –

L’argument de la modération s’oppose à l’appel au radicalisme.  L’argument du juste milieu établit une moyenne entre les positions en présence, sans forcément tenir compte de leurs arguments.


    • Lat. arg. ad temperentiam; temperantia, “modération, mesure”

1. Appel à la modération, appel à la radicalisation

En politique, la modération s’oppose au radicalisme ou à l’extrémisme, comme le réformisme à la révolution. L’argument de la modération privilégie la nécessité de s’en tenir à la pratique, au compromis, de tenir des positions inclusives, de changer petit à petit les choses, etc.
L’appel au radicalisme se développe dans des discours qui mettent en avant l’urgence de la décision, le nécessité d’un nouveau départ, d’éviter l’enlisement, la volonté d’être fidèle à ses principes posés comme des antinomies, « la liberté ou la mort ».

Les éthos et les états émotionnels associés respectivement à la modération et au radicalisme sont nettement contrastés :

Conservateur vs révolutionnaire.
Ouvert au dialogue et au compromis vs intransigeant.
Réaliste vs idéaliste.
Calme vs exaltation.

2. Argument du juste milieu

L’argument du juste milieu établit une moyenne entre les positions en présence, sans forcément tenir compte des arguments sur lesquels elles s’appuient .
Il justifie une mesure en montrant qu’elle ne donne satisfaction à aucune des parties en compétition qu’elle présente comme des extrêmes.
Il permet à son utilisateur de se situer dans la position du tiers responsable, V. Rôles.

Les organisations patronales m’attaquent, les syndicats ouvriers aussi, donc ma politique est juste.
Je me tiens éloigné des extrêmes.

Le christianisme a rétabli dans l’architecture, comme dans les autres arts, les véritables proportions. Nos temples, moins petits que ceux d’Athènes, et moins gigantesques que ceux de Memphis, se tiennent dans ce sage milieu où règnent le beau et le goût par excellence.
Châteaubriand, Le Génie du christianisme [1802].[1]

La position intermédiaire est valorisée : “la vertu est dans l’entre-deux” (lat. in medio jacet virtus):

Ni téméraire, ni lâche, simplement courageux.

L’argument du juste milieu est combattu par l’argument de la situation exceptionnelle qui demande des mesures radicales.

Celui qui choisit le compromis sera stigmatisé comme une personne indécise ou qui ne veut pas examiner en détail les arguments des parties, “assez de discussion, coupons la poire en deux”. Comme le montre, si l’on ose dire, le cas du jugement de Salomon, cette division n’est pas toujours possible.


[1] 3e partie, livre 1, chap. 6. Tours, Mame, 1877, p. 194-195.


 

Ironie

L’ironie est une stratégie de destruction du discours, qui ridiculise un discours prétendant tenir la position haute, en s’appuyant sur une évidence contextuellement irréfutable.

1. L’ironie comme réfutation

Au point de départ de l’ironie, il y a un discours D0 hégémonique. Un discours hégémonique est un discours considéré comme vrai dans un groupe, ayant le pouvoir d’orienter ou de légitimer les actions du groupe et dans un rapport conflictuel avec un discours minoritaire. Dans une situation S0, le participant L1, le futur ironisé, cible de l’ironiste L2, a tenu un certain discours D0 avec lequel le futur ironiste n’était pas d’accord. Ce discours s’est constitué en discours micro-hégémonique. Le futur ironiste s’est soumis, sans être convaincu.

L11 (futur ironisé) : — Et si on faisait une grande balade jusqu’au sommet ?
L21 :(futur ironiste) : — Hmm… Paraît qu’il y a des passages scabreux
L1: — Pas de problème, je connais la balade, c’est facile
L2: — Ah bon alors…

Dans une situation ultérieure l’ironiste reprend des éléments de ce discours premier alors que les circonstances rendent ce discours intenable. Plus tard, alors qu’ils sont perdus sur un à-pic, l’ironiste dit :

L2x : — Pas de problème, je connais la balade, ça passe facile !

Ce dernier énoncé est étrange :

— À l’évidence, les circonstances rendent l’énoncé absurde.
— Si la discussion originelle a été oubliée, il est interprété comme une antiphrase.
— Si elle est encore présente dans la mémoire des participants, alors il y a ironie : L2_x refait entendre l’affirmation L1_2, alors que les circonstances la rendent manifestement fausse. Le mécanisme est du type ad hominem, où l’on oppose ce que l’adversaire dit à ce que tout le monde peut constater. Dans la mesure où les faits sont évidents, L1 se retrouve accusé non seulement de dire le faux, mais de dire des absurdités. L’ironie est méchante.

2. Destruction ironique et réfutation scientifique

On peut opposer comme suit la destruction ironique et la réfutation scientifiques :

Réfutation scientifique Destruction ironique
L1 dit D0 L1 dit D0 en S0
Le réfutateur L2 cite D0, en l’attribuant à L1 L’ironiste L2 dit D en S1 :

D reprend D0

— L’attribution de D0 à L1 n’est pas explicite ; soit elle est présente dans la mémoire discursive ; soit elle est signifiée indirectement dans D

Le réfutateur falsifie D0 par des arguments explicites et concluants L’évidence contextuelle détruit D=D0.
 Cette évidence est telle que (L2 estime que) elle n’a pas à être explicitée.

3. L’ironie argumentative est défaisable

Ducrot propose l’exemple suivant, constitué d’un énoncé et d’une description de la situation d’énonciation ; par commodité les différents stades ont été numérotés :

(1) Je vous ai annoncé hier que Pierre viendrait me voir aujourd’hui (2) et vous avez refusé de me croire. Je peux, aujourd’hui, (3) en vous montrant Pierre effectivement présent, vous dire sur le mode ironique. (4) « Vous voyez, Pierre n’est pas venu me voir. » (Ducrot 1984, p. 211)

(1) Vous a produit une suite non préférée, il y a donc eu débat entre les protagonistes en S0. (2) Le (futur) ironiste, Je, a perdu ce débat. (3) L’évidence de la présence de Pierre est donnée par Je mieux que comme un argument concluant, comme une “vraie preuve”, supposée “clouer le bec” et donner une bonne leçon à Vous.

Mais le fait ne fait pas preuve. Il n’y a pas de raison d’arrêter l’analyse en ce point. L’ironie est surtout étudiée en prenant pour objet l’énonciation ironique, alors que c’est un phénomène séquentiel, connaissant deux issues, l’une où l’ironie est heureuse, l’autre où elle est malheureuse. Je constate bien que Pierre est effectivement présent, mais cela ne prouve pas qu’il soit venu voir Je ; Vous peut répliquer :

Non, Pierre n’est pas venu te voir. Il est venu voir ta sœur.

L’application du topos de substitution des intentions, a permis ici de réfuter l’ironie, V. Mobiles. Pas plus que la métaphore, l’ironie n’est inaccessible à la réfutation.

4. L’ironie peut se passer de toute marque

Dans les années 1979-1980, la ville de Zürich a connu un mouvement de protestation des jeunes, qui a marqué les esprits. Müller est le nom des deux délégués du mouvement, Hans et Anna Müller.

Deux émissions TV ont provoqué un choc extrême dans le public Suisse alémanique. La première fut une programmation genre grand débat qui vu le chahut occasionné par des membres du mouvement, fut interrompue. La seconde, surnommée par la suite “Show des Muller” montra deux militants de la Bewegig (mouvement) habillés en bourgeois zurichois et tenant le discours de leurs adversaires (accroître la répression, fermer le centre autonome, etc.). La presse à sensation et certains individus orchestrèrent une véritable campagne de diffamation après le choc de la seconde émission. Signalons au passage que le terme “müllern” est entré dans le vocabulaire du mouvement avec un sens proche de “épater le bourgeois”. La mise en évidence de situations paradoxales fut une des spécialités des mouvements restant à la fois insaisissables et sachant pertinemment qu’il fallait “chauffer les médias” selon l’expression de McLuhan.
Gérald Béroud, Valeur travail et mouvement de jeunes, 1982.[1]

Le discours ironique D consiste dans la simple reprise « d’un air sérieux » du discours ironisé D0 par ses opposants ; D et D0 se recouvrent parfaitement. Le discours ironisé D0 est le discours bourgeois, non seulement dans ses contenus, ses modes d’énonciation et ses codes vestimentaires, mais aussi dans sa pratique de l’argumentation soumise aux normes bourgeoises de calme et de courtoisie, flanquée de son rituel contre-discours. C’est toute la pratique de “l’honorable discussion” contradictoire, poppérienne, qui est rejetée par les pratiques de rupture des Müller.

Avec son appel à l’évidence, l’ironie se situe à l’extrême bord de l’argumentation. Elle continue à fonctionner dans des situations dramatiques où l’argumentation est vaine ou impossible. Les remarques suivantes ont été écrites sous le régime dictatorial, de la Tchécoslovaquie d’avant 1989 :

Dans les milieux intellectuels, l’attitude à l’égard de la propagande officielle se traduit souvent par le même mépris condescendant que celui que l’on a pour le radotage d’un ivrogne ou les élucubrations d’un graphomane déséquilibré. Comme nos intellectuels apprécient particulièrement les subtilités d’un certain humour absurde, il peut leur arriver de lire pour le plaisir l’éditorial de Rude Pravo* ou les discours politiques qu’on y imprime. Mais il est très rare de rencontrer quelqu’un qui prend cela au sérieux. […]

Petr Fidelius, Prendre le mensonge au sérieux, 1984[2]
Le Rude Pravo était le journal du Parti communiste de Tchécoslovaquie, à l’époque du pouvoir communiste.


 

 

 

[1] Revue Internationale d’Action Communautaire 8/48, 1982, note 62, p. 28. L’émission de télévision en suisse allemand est disponible à l’adresse : http:// www.srf.ch/player/video?id=05f18417-ec5b-4b94-a4bf-293312e56afe] (20-09-2013).

[2] Esprit, 91-92, 1984, p. 16.