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Objet de discours

OBJET DE DISCOURS

Le concept d’objet de discours a été développé, en relation avec ceux de schématisation et de faisceau d’objet, par Grize dans le cadre de sa logique naturelle. Un objet de discours est un être, un objet, une situation… qui se transforme et s’enrichit par accrétion de nouvelles propriétés tout au long du discours ou de l’interaction.

1. Faisceau d’un objet de discours

L’objet de discours est défini par son faisceau, formé par l’ensemble de ce qui « a affaire avec » l’objet considéré (Grize 1990, p. 78), soit :

Un ensemble d’aspects normalement attachés à l’objet. Ses éléments sont de trois espèces : des propriétés, des relations et des schèmes d’action. Ainsi, dans le faisceau de “la rose” on a des propriétés comme ‘être rouge’ […], des relations comme […] “être plus belle que”, des schèmes d’action comme “se faner” […] » (ibid., p. 78-79).

Le faisceau d’objet est ainsi défini au niveau notionnel et ne correspond pas à des catégories linguistiques telles que celles de l’analyse en traits sémantiques (ibid., p. 79), ni à des données lexicographiques telles que celles utilisées dans les dictionnaires, ni à des traits ontologiques prétendant saisir l’être de l’objet (différenciant ses caractéristiques essentielles et accidentelles, V. Catégorie), ni à des éléments associés à l’objet par des principes dont la base serait, en fin de compte, psychologique.
Le faisceau caractérisant un objet de discours se définit et s’enrichit par progressive accrétion au fil d’un texte ou d’un corpus donné (par rapport à agrégation, le terme accrétion souligne qu’il s’agit des transformations d’un même objet). On le reconstruit à partir de l’ensemble des syntagmes renvoyant à cet objet (chaînes coréférentielles évolutives) ou associés à cet objet par prédication, connexion avec d’autres objets (par causalité, analogie, incompatibilité…) selon les événements et situations auxquels il participe.
Les éléments qui entrent dans le faisceau d’un objet donné ne sont pas déterminables a priori ; ils sont établis à partir de l’examen « de textes effectivement produits » (ibid., p. 80). Ainsi, à partir d’un texte de La Mettrie, on constitue le faisceau de l’objet constituant l’objet “corps” :

{corps, mouvement du sang, les fibres du cerveau, les muscles} (Ibid., p. 78)

 

La notion d’objet de discours est centrale pour la discussion du statut discursif des objets. Un objet de discours (autogéré ou interactif) est un être, une propriété, un fait, un événement… saisi à travers la façon dont le discours le produit, le manifeste et le transforme. L’étude des objets de discours met au premier plan la plasticité des notions : mode d’introduction, évolution propre, évolution de leurs domaines. Elle recoupe l’étude des mécanismes d’isotopie, de cohésion et de cohérence thématique, et en particulier des paradigmes désignationnels (Mortureux 1993). Un paradigme désignationnel est constitué par l’ensemble des mots et expressions constituant la chaîne anaphorique permettant de tracer l’objet de discours. Elle retrouve des observations de la rhétorique sur les déplacements de signification.

L’importance de la notion d’objet de discours tient à la rupture qu’elle inaugure avec la tradition logique qui repose sur la stabilité des objets, et considère comme fallacieuses toutes les variations de sens et de référence introduites au fil du discours.

2. Objets de discours en situation argumentative

Le discours peut mobiliser un grand nombre d’objets, et se pose alors la question de la délimitation pratique de l’étude. L’argumentation, en tant qu’elle porte sur des discours en confrontation, introduit un critère de pertinence spécifique, permettant de limiter les objets de discours à prendre en compte : les objets argumentatifs sont ceux à propos desquels il y a opposition. De même que les affirmations non contredites valent les affirmations vraies, les objets de discours non divisifs ou “pacifiques” valent les objets réels et restent périphériques. L’étude de l’argumentation est contrastive ; elle porte d’abord sur les objets disputés, tels que les construisent les discours en opposition sur une question donnée.
L’étude des développements discursifs de ces objets conflictuels est une tâche fondamentale de l’étude des questions argumentatives.

3. “Des travailleurs” / “Des personnes à problèmes

Les données suivantes sont extraites d’une discussion entre étudiants et concernent les conditions qu’une personne doit remplir pour obtenir la nationalité française ; la question clé “Qui peut/doit obtenir la nationalité française ?” structure immédiatement le débat. Les deux positions antagonistes prises par les participants se reflètent clairement dans les deux systèmes de désignations qu’ils utilisent pour construire ce “qui ?”.

Des êtres consensuels : “les persécutés

Tous les étudiants s’accordent à dire qu’il existe un groupe non problématique, qui devrait avoir un droit automatique à la nationalité française, à savoir « les persécutés ».

Des êtres conflictuels : “des droits” / “des problèmes”

Des personnes ayant des droits

Un groupe d’étudiants soutient que le processus d’obtention de la citoyenneté devrait être facilité. Les immigrants sont construits comme des personnes ayant droit à la nationalité française ; ce groupe est en outre spécifié comme :

— Une force de travail ; des gens qui sont venus travailler en période de prospérité.
— Des gens à qui nous avons demandé de venir.
— Des gens que nous avons accueillis.
— Des gens qui sont là depuis très longtemps.
— Par extension, leurs proches ; leurs enfants, nés : en France ; dans d’autres pays.

Des personnes problématiques

Un autre groupe d’étudiants soutient que le processus d’obtention de la citoyenneté devrait être durci. Dans cet ensemble de discours co-orientés, les immigrants sont construits comme des personnes n’ayant pas droit à la nationalité française, et ces individus sont désignés comme :

— Des immigrants sans papiers.
— Des immigrants illégaux
— Des personnes ayant des problèmes.
— Des personnes créant des problèmes.
— Des immigrants par « praticité » (migrants économiques)
— N’importe qui, c’est-à-dire tous les étrangers qui demandent la citoyenneté sans raison valable.

Dans la réalité, on constate évidemment que, parmi les personnes qui demandent la nationalité française, il y a à la fois des sans-papiers et des personnes qui sont venues en France il y a de nombreuses années pour travailler. Malgré cela, chaque groupe d’étudiants schématise les immigrants comme appartenant à l’un ou l’autre groupe.

Pour un autre exemple de constructions divergentes de la causalité comme objet de discours, V. Causalité

Cette méthode montre comment les locuteurs « éclairent » un objet de discours conflictuel en fonction de leurs intentions argumentatives, ou, en termes perelmaniens, comment ils donnent de la « présence » aux objets qui les occupent (Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 154 sv.).


[1] Par rapport à agrégation, le terme accrétion souligne qu’il s’agit des transformations d’un même objet.


 

Norme

NORME

On distingue la norme comme moyenne constatée, et la norme comme impératif. En argumentation,la norme scomme impératif

1. Le mot norme

Le mot norme a deux acceptions principales.

— La norme comme moyenne

En France, l’âge moyen du premier rapport sexuel est 16,8ans. 27% des jeunes ont une activité sexuelle avant 16 ans. Dans une vie, les Français(es) ont, en moyenne, 16,7 partenaires. Seuls 10 % se contenteront du même toute la vie. En moyenne, nos contemporains effectuent 121 galipettes par an. Sexualité en chiffres.[1]

—  La norme comme impératif

Une règle normative énonce une obligation à laquelle doivent se conformer les membres d’un groupe. La transgression de la norme s’accompagne de sanctions dont le contenu dépend du domaine concerné :

— Domaine moral et légal : Tu ne tueras pas.
— Civilité ordinaire : Tu répondras quand on t’adressera la parole.
— Bon usage langagier : Tu ne diras pas “vous disez”, tu diras “vous dites”.

— Comportement rationnel coopératif : Tu n’utiliseras pas d’énoncés ambigus ; ta langue ne sera pas fourchue.
—Conduite automobile : Tu resteras maître de ton véhicule.

2. La norme en argumentation

Les différentes théories de l’argumentation ont des rapports très différents avec les normes ; seules certaines les expriment sous forme de règles.
Différents critères sont avancés pour mesurer la plus ou moins grande qualité de l’argumentation.

— “Tu exprimeras bien une pensée juste”
La rhétorique argumentative définie en latin comme ars bene dicendi, correspond à la fois à une rhétorique art du bien dire et art de dire le bien.
La norme rhétorique est rapportée au goût naturel, et la norme éthique à la morale naturelle. Ces normes diffuses sont adaptables aux goûts de l’époque, difficilement transposables sous forme de règles systématiques.

­— “Tu éviteras les péchés de langue”
Le système des péchés de langue est un système normatif de la parole explicité sous formes de règles définies dans un cadre religieux.

“Ton argumentation doit être acceptable par l’auditoire universel”
La nouvelle rhétorique prend mesure la qualité de l’argumentation à la qualité de l’auditoire qui l’accepte. La norme n’est pas fournie par un système de règles mais par une instance idéale, l’auditoire universel.

“Ton argumentation doit être rationnelle
La pragma-dialectique propose un système de règles normatives permettant d’accroître la rationalité de l’échange et facilitant la résolution des différences d’opinion.
Ces règles de incluent celles de la logique  classique, obéissant notamment aux règles d’évaluation du syllogisme.
V. Évaluation de l’argumentation.

“Ton argumentation préservera le lien social”
Les règles pour une controverse honorable de Hedge peuvent être vue comme une adaptation des usages de la politesse aux conditions particulière de la situation argumentative. Ces règles visent à assurer la permanence de relations humaines décentes au-delà des désaccords, locaux ou permanents, qui peuvent opposer deux personnes.

3. Théories non normatives de l’argumentation

Les théories généralisées de l’argumentation, comme la théorie de l’argumentation dans la langue ou la logique naturelle n’ont pas de rapport avec des normes de morale, de vérité ou de rationalité. Lorsque la théorie de l’argumentation dans la langue parle de norme, c’est de norme linguistique qu’il s’agit. Elle s’exprime en termes d’acceptabilité ou de non-acceptabilité des énoncés et des enchaînements d’énoncé. Les règles sont les formes structurelles du langage.

4. La coopération, norme immanente au dialogue

Le principe de coopération est proposé par Grice comme un principe général guidant la rationalité de la conversation ordinaire.


[1] http://www.uniondesfamilles.org/sexualite_ en_chiffres.htm, 20-09-2013.


 

Non contradiction

Principe de NON-CONTRADICTION

1. Principe logique de non-contradiction

En logique,la contradiction est définie comme une relation entre deux propositions.

le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu disent que 1) l’une des deux propositions “P” et “non P” est nécessairement vraie, et que 2) les deux ne peuvent pas être vraies simultanément, V. Proposition, §321
Ces deux principes définissent simultanément ce qu’est la vérité et ce qu’est la négation logique. Ils interdisent d’affirmer des choses contradictoires, une chose et son contraire.

Le principe de non contradiction est considéré par la logique classique comme une loi de la pensée et comme un axiome possible depuis que la logique s’est mathématisée. Un système logique respectant le principe de non-contradiction ne contient pas d’antinomies, il est dit consistant.

2. La contradiction moteur de l’argumentation

L’argumentation est un mode de traitement d’une contradiction entre deux locuteurs tenant des discours défendant les conclusions générales incompatibles.

La contradiction argumentative peut avoir différents statuts discursifs.
— Elle peut émerger et être thématisée dans un même dialogue.
— Elle peut se dégager de la confrontation entre deux discours monologaux, quelle que soit leur distance temporelle, que ces discours fassent ou non référence l’un à l’autre.
— Elle peut être portée intentionnellement par un discours contre un autre discours.

V. Désaccord ; Question argumentative ; Stase ; Négation-Dénégation ; Destruction ; Réfutation ; Contre-discours.

La contradiction argumentative exploite les relations d’opposition entre propositions et entre termes, V. Proposition ; Contraire et Contradictoire ; Termes Opposés.

3. Non contradiction comme impératif de cohérence

Appliqué au discours monologal, l’application du principe de non contradiction se traduit par une exigence de cohérence,.
La mise en évidence de contradictions est un puissant instrument de réfutation, V. Ad hominem ; Absurde ; Dialectique.

4. S’émanciper du principe de non contradiction

En politique — Selon la règle fondamentale de la dialectique aristotélicienne, tout discours qui aboutit à une contradiction est irrationnel et doit être abandonné. La dialectique hégélienne voit dans la contradiction le moteur de l’Histoire. L’homme politique cynique peut se réclamer de Hegel pour dissimuler son opportunisme.

Le Discours sur le plan quinquennal de Staline présente une ardente apologie du contradictoire en tant que “valeur vitale” et “instrument de combat”. Une des grandes forces de Lénine […] était son aptitude à ne jamais se sentir prisonnier de ce qu’il avait prêché la veille comme vérité. […] Le fameux mot de Mussolini, “Méfions-nous du piège mortel de la cohérence” pourrait être signé de tous ceux qui entendent poursuivre un œuvre au sein de courants qu’ils ne peuvent prévoir.
Julien Benda, La trahison des clercs [1927].

En poésie, l’affirmation d’un paradoxe, par exemple sous la forme d’un oxymore, permet de résister à la mise en contradiction : “Ô blessure sans cicatrice !” : comment comprendre ? Blessure qui ne cicatrise pas, blessure qui n’a pas laissé de trace ? En tout cas, une telle affirmation n’est pas considérée comme absurde ou fallacieuse et éliminée en tant que telle. Elle déclenche une quête d’un sens symbolique plus profond pouvant être attaché à blessure et cicatrice dans tel ou tel contexte.


 

Nom propre, Arg. sur le –

Argument du NOM PROPRE

Le nom propre est donné par convention, il est vide d’information sur son porteur, mais il se charge de signification par contamination onomastique: les locuteurs savent l’utiliser comme indice d’origine, comme indicateur d’un caractère, ou comme marque d’un destin professionnel. La rime et les déformations phoniques ou graphiques lui attachent sans peine des caractéristiques (surtout négatives). Le nom propre est une ressource argumentative toujours disponible et inépuisable.

1. Conventionnalisme et réalisme

1.1 Conventionnalisme

Le nom propre marque la filiation et fixe l’identité sociale de la personne ; en cela, il est une institution sociale. Il est attribué à un individu par un acte socialement organisé et validé, qui donne à l’enfant le nom propre du père et/ou de la mère, et les prénoms choisis par le / les parents.
Nom et prénom sont conventionnels au sens où ils ne correspondent pas à une description de la personne qu’ils désignent.

Il s’ensuit qu’on ne peut se livrer sur le nom propre à aucune des inférences du type de celles qui sont possibles à partir des noms de catégories naturelles. C’est en fonction de ses traits distinctifs ou d’un air de famille qu’un champignon est appelé “mousseron”, et qu’on le reconnaît comme tel lorsqu’on le rencontre pour la première fois. Si je croise un inconnu qui se trouve être M. Dupont, je n’ai aucun moyen de déterminer son nom propre à partir de considérations sur sa personne ; si je sais qu’untel s’appelle Dupont, je ne sais rien de sa personne.
Il en va autrement du surnom personnel, attribué à la personne par son groupe en fonction d’une particularité qu’on a cru observer chez lui : le Traînard arrive en retard et Mouche adore aller à la pêche.

1.2 Réalisme

Dans certaines sociétés, le nom propre exprime la nature de la personne, physique et morale.
Selon Jean Bottéro, dans l’ancienne Mésopotamie, « le nom n’était rien d’autre que la traduction du destin, en d’autres termes, la propre expression de la nature » de la personne qu’il nommait (p. 126) :

Le nom a sa source […] dans la chose nommée, [il] en est inséparable : comme l’ombre portée, le calque, la traduction de sa nature. (p. 125)
Chaque dénomination [du dieu Marduk] contenait, en quelque sorte matériellement, tous les pouvoirs, les mérites, les attributs qu’il définissait de lui. (p. 125-126)

Nom propre et personne vivent alors de la même existence. Il est donc possible d’atteindre la personne à travers son nom. Tout ce qui affecte l’un affecte l’autre ; poignarder le nom c’est poignarder la personne. Il s’ensuit que le vrai nom doit être tenu secret par celui qui veut se protéger des maléfices.

Cette conception réaliste du nom propre est maintenant considérée comme une superstition. Aucune personne raisonnable ne songerait à inférer quoi que ce soit sur la personne à partir de considérations liées à son seul nom propre. C’est pourtant ce que chacun fait quotidiennement. Cependant les rapports du nom propre à son porteur sont complexes ; on peut en être fier ou le détester. L’interprétation profonde de ces constructions est l’affaire de la psychanalyse, de l’histoire et de l’anthropologie.
Certains usages argumentatifs du nom propre réactivent une conception réaliste du nom propre, selon laquelle le nom et la personne ont réellement des propriétés communes, autrement dit forment une seule et même catégorie.

2. Argumentation sur le nom propre conventionnel:
La contamination onomastique

2.1 Le nom propre comme indice

Le nom propre étant une désignation sociale conventionnelle ne peut pas être exploité par des argumentations par la définition, mais il peut l’être par une argumentation indicielle.

Indice d’origine
On peut associer le nom propre à certains groupes humains qui portent généralement ce genre de nom, par une argumentation prenant le nom propre comme indice. Si je dois rencontrer M. Martin-Dupont je peux seulement penser qu’il est très probablement d’origine française, — à moins que … V. Modèle de Toulmin.
Si la personne porte le nom d’une célébrité on le rattache à cette célébrité, du moins, on en cause.

Indice de lignage
D’une façon générale, l’identité du nom propre peut être signe de parenté, ce qui peut être flatteur ou non. Porter le nom du mauvais ou du coupable est extrêmement lourd. Si Jean Untel est unanimement condamné et stigmatisé comme pédophile antisémite incestueux … alors, au paroxysme de la tempête médiatique, les Untel lui sont associés pour être soupçonnés ou plaints d’être soupçonnés. On voit apparaître des mises au point : “Alain Untel n’est pas parent de Jean Untel”.

2.2 « Caractère »  du nom propre

L’argumentation suivante attribue à une personne portant tel nom les caractéristiques d’autres personnes portant ou ayant porté le même nom. La science populaire des prénoms lie le prénom à un « caractère » qui n’est pas loin de fonctionner comme le nom commun d’une catégorie naturelle :

Caractère du prénom Fleury
Fleury a tendance à avoir un caractère attachant. … il se montre également positif. Il est une personne proche de sa famille. Mais quelquefois, il peut être trop charmeur… [1]

On est sur la voie de faire du nom propre un nom d’espèce naturelle : Les mousserons poussent dans les prairies et les Fleury vivent en famille. Le nom annonce le caractère, et on peut appliquer l’argumentation par la définition ; s’il s’appelle Fleury, il est gentil, c’est normal, naturel.

L’argumentation suivante propose deux argumentations sur le nom :

Chez Pablo Iglesiasi, son ex-mentor [d’Iñigo Errejón] devenu adversaire, tout est ringard, suranné, dépassé. Soni patronyme d’abord. Et la meilleure preuve, c’est qu’il a déjà existé un Pablo IglesiasJ, homme politique marqué à gauche, dans les années 1920. Il y a un siècle ! De plus, les Espagnols parlent de sai doctrine politique en la nommant le « pablisme ». Or, il a déjà existé par le passé un pablismek, du nom d’un dinosaure trotskiste !
Marc Crapez Divisions de la gauche espagnole : Comment Íñigo Errejón a ringardisé Pablo Iglesias, 2019 [1] (Nous avons ajouté les indices)

Une première argumentation attribue le caractère “ringard” à toutes les personnes qui ont l’infortune de s’appeler actuellement Pablo Iglesias, parce qu’un certain Pablo Iglesiasi a vécu “ Il y a un siècle !”. D’autre part, sai doctrine politique dont le nom pablismei est dérivé de son prénom Pablo est homonyme d’une doctrine politique, le pablismek qui déplaît à l’auteur.

Un vague soupçon qu’ils pourraient bien être des Landru pèse sur tous les gens qui s’appellent Landru. Lorsque le nom propre d’une personne est le même que celui d’une personne célèbre élevée au rang de parangon, on attribue par antonomase le caractère du parangon.
On donne à un enfant abandonné le nom d’un homme célèbre et influent du moment, ça pourra peut-être lui servir plus tard.

2. L’homonymie nom propre / non commun

2.1 Aptonyme : Le nom propre, marque d’une nature et d’un destin

À la différence du surnom, qui désigne la personne par un trait dominant de sa personnalité, le nom propre n’est pas motivé, il ne signifie pas son porteur.
Lorsque le nom propre est homonyme d’un nom commun (Lespoir, Lebœuf), l’argument du nom propre donne au nom propre le sens du nom commun ; le nom propre signifie son porteur. Il permet dès lors d’attribuer à la personne les caractéristiques de la chose homonyme. Du fait que quelqu’un s’appelle Lenfant, on déduit qu’il a un rapport essentiel aux enfants, et qu’il est donc normal qu’il devienne pédiatre, instituteur, … ou encore qu’il ait un caractère enfantin : le nom propre est ici un aptonyme, qui renforce l’adéquation de la personne à sa tâche, confirme l’attribution d’un trait de caractère, justifie le fait que telle personne occupe telle profession.

Les phrases “Ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle …”, “Avec un nom pareil !”, “Il porte bien son nom” font du nom propre un argument. Du fait que l’opposant s’appelle Mauvais, on déduit qu’il a l’âme noire, et on le soupçonne de noirs desseins ; s’il est pris dans une mauvaise affaire, on estimera que son nom l’y prédestinait. Le nom propre fonctionne comme un surnom, et tout se passe comme si la personne cherchait par ses actes à rejoindre son signifiant.

C’est à ce genre de processus que renvoie le topos du nom propre :

Un autre [lieu] se tire du nom ; par exemple, comme le fait Sophocle, Ayant la dureté du fer, tu portes bien ton nom » (Aristote, Rhét., II, 23, 1400b18 ; Dufour, p. 126).

La note précise qu’il s’agit d’un jeu entre un nom propre grec, Sidero et le substantif grec signifiant “fer, instrument de fer” : “C’est quelqu’un d’inflexible, d’ailleurs il s’appelle Dacier”.

En juin 2017 des élections générales convoquées par Mme Theresa May, Premier ministre conservateur, ont eu lieu au Royaume Uni. Selon un slogan travailliste, la défaite du Premier ministre était inscrite dans son patronyme :

June will be the end of May, “Juin verra la fin de mai = May”

Dans l’évangile en latin, c’est par ce procédé que le Christ choisit Pierre comme premier chef de l’Église :

Tu es Pierre (lat. Petrus], et sur cette pierre (lat. petram) je bâtirai mon église.

Cette construction est un cas particulier d’annomination, répétition dans un énoncé du même mot pris dans deux sens différents. Dans le cas général, la propriété de la chose est prédiquée directement sur le nom propre.

2.2 Faire signifier le nom propre

Attaquer ou louer la personne par son nom est toujours condamné et toujours pratiqué. Le nom propre est ouvert à tous les jeux de mots. Les ressources de la paronymie et de la rime sont infinies, “Morand, fainéant”, “La belle Isabelle

Lorsque le nom propre ne correspond à aucun nom commun, il est toujours possible de l’orienter en déformant son signifiant. Cette déformation donne au nom propre une orientation parfois affectueuse et positive “Mélanchon, Méluche”, souvent négative “Durand, Durandasse”,
Les Martin, la Martinaille”.
Si le directeur s’appelle Durand ou Martin, la déformation du nom propre par suffixation péjorative est un moyen de défense contre l’autorité.

2.3 La stigmatisation par le nom propre

Faire enrager l’autre, l’humilier en déformant son nom est une pratique de cour de récréation. Mais personne, même les plus grands esprits, ne renonce à retourner le nom propre de l’adversaire contre l’adversaire. Au fil d’une polémique, Jacques Derrida rebaptise le philosophe J. Ronald Searle “Sarl”, que l’on peut lire et comprendre comme l’acronyme SARL et certainement de bien d’autres manières. Par le même procédé, en réponse à Michelle Loi, Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, publie un pamphlet intitulé L’oie et sa farce (Wikipédia, Simon Leys).
Le procédé de stigmatisation par déformation du nom propre est un instrument d’expression de la haine antisémite et politique :

[Dans cette presse sympathisante de l’extrême-droite] on trouve des noms propres malmenés, des noms propres retravaillés : André Glucksmann devient « André Glücksmann », Simone Veil devient “Shimone Veil”, Robert Hue devient « Hue-coco » (*)
Krieg 1999, p. 12 [3] Ex Premier Secrétaire du Parti Communiste français ; coco pour communiste.


[1]  https://www.parents.fr/prenoms/fleury-40932#Caract%C3%A8re-du-pr%C3%A9nom-Fleury
[2] Le Figaro, www.lefigaro.fr/vox/societe/divisions-de-la-gauche-espagnole-comment-inigo-errejon-a-ringardise-pablo-iglesias-20191011 (13-01-2020)
[3] Krieg, Alice, 1999. Vacance argumentative : l’usage de (sic) dans la presse d’extrême droite contemporaine. Mots 58, p. 11-34. https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1999_num_58_1_2523


 

Négation – Dénégation

NÉGATION – DÉNÉGATION

1. Négation de mot

La relation lexicale de contrariété ou d’opposition peut relier :
— Des mots morphologiquement différents, {gentil, méchant} {présent, absent}
— Des paires de mots produites par préfixation du mot de base, V. Termes contraires.
Le mot produit par préfixation appartient à la même catégorie grammaticale que le mot de base. Les préfixes négatifs produisent des termes négatifs dérivés.
Le terme de base et les termes dérivés sont des antonymes, c’est-à-dire des opposés. La nature précise de cette opposition peut être idiosyncrasique, comme il arrive fréquemment avec les mots dérivés. Cependant, le mot dérivé par préfixation négative correspond couramment à l’ajout d’un “ne pas” prédicat formé avec le terme de base :

{accord, être d’accord}
{désaccord, ne pas être d’accord}

2. Négation de phrase

Dans le cadre de la théorie de l’argumentation dans la langue, Ducrot distingue trois types de fonctionnement de la négation de phrase “ne pas” (Ducrot 1972, p. 38 ; Ducrot, s.d.).

2.1 Négation dialogique

est un énoncé attesté, produit antérieurement par un autre participant à la même action linguistique. La négation totale E1 = “ne pas ” le rejette radicalement ; Ducrot parle de « négation conflictuelle métalinguistique ».
C’est cette forme de négation qui est à l’œuvre dans la réfutation face à face : elle rejette (négation totale), corrige (négation partielle), réfute, rectifie, répare, rétorque à, rédargue (en français du 16e siècle) … l’énoncé .
Exemples (d’après Ducrot, s. d.) ; on remarque que le non initial de tour marque le refus de l’énoncé formant le tour précédent.
— Rejet d’un complément essentiel :

L0 : — La prochaine élection présidentielle aura lieu dans deux ans.
L1 : — Non, elle aura lieu l’année prochaine.

— Invalidation d’un présupposé :

L0 : — Pierre a cessé de fumer.
L1 : — Non, Pierre n’a jamais fumé.

— Rectification d’un degré :

L0 : — Les enfants de Pierre sont grands.
L1 : — Non, Ils ne sont pas grands, ils sont tout petits / immenses.

— Correction d’un défaut linguistique quelconque :

L0 : — Regarde les chevals.
L1 : — Non, c’est pas les chevals, c’est les chevaux.

— Correction d’une inadéquation contextuelle, ici relationnelle et institutionnelle; L1 est impatient de partir :

L0 : — Hiiin, il est 16 heures (fin du cours, sur un ton geignard et revendicatif).
L2 : — Non, il n’est pas 16 heures (dit sur le même ton), il est 16 heures (dit sur un ton factuel et positif).

Dans le cas de corpus de textes ou d’interactions argumentatives, la règle pratique pour l’analyse d’un énoncé négatif E1 = <ne pas > est de rechercher s’il y a, dans le contexte antérieur, un énoncé adressé tel que E1 rectifie, réfute… , et de définir, pour chaque cas, en quoi consiste la rectification, au vu de la question argumentative qui structure l’échange. peut se trouver dans la “mémoire courte” ou “longue” de l’interaction. S’il s’agit d’une formation argumentative complexe, c’est-à-dire d’une question débattue sur plusieurs sites et dans plusieurs genres, il se peut qu’il faille parcourir une distance discursive relativement grande pour récupérer .

2.2 Négation polyphonique

Il se peut que ne soit pas récupérable dans le contexte. Le locuteur de E1 peut par exemple devancer une objection qu’on ne lui a jamais faite, mais qu’on pourrait lui faire, V. Prolepse. Dans ce cas, en suivant la version originale et robuste de la théorie ducrotienne de la polyphonie , on dira que l’énoncé négatif fait entendre deux voix, celle du rectificateur et celle du rectifié, le locuteur prenant, comme précédemment, la position du rectificateur. Ducrot parle dans ce cas de « négation conflictuelle polémique » (ibid.).

Les deux usages de la négation, selon que E0 est ou n’est pas récupérable en contexte, sont en parfaite continuité : si l’énoncé E0 ne figure pas dans le contexte immédiat, on est tenté par l’analyse polyphonique, en termes de voix. Il reste alors un doute sur la portée précise de la rectification. On pourrait parler de négation dialogale vs dialogique.

2.3 Négation descriptive

Ducrot envisage également le cas d’une « négation descriptive » qui échapperait à l’analyse polyphonique : « certains emplois d’une phrase syntaxiquement négative n’ont aucun caractère conflictuel ou oppositif. On utilise la négation sans faire attention à son caractère négatif, sans donc y introduire aucune fonction de contestation ou de mise en doute. Ainsi, pour vous signaler qu’il fait aujourd’hui un temps parfaitement beau, je peux aussi bien recourir à une phrase négative (“il n’y a aucun nuage au ciel”) qu’à une phrase positive (“le ciel est totalement pur”) » (ibid.).
Cette analyse pourrait correspondre aux énoncés à polarité négative, à partir desquels il est impossible de récupérer un énoncé positif sous-jacent :

Tu ne bougerais pas le petit doigt pour m’aider.

Elle est également vérifiée pour les mots à préfixe négatif sans terme positif en contrepartie, comme impotent (*potent)

3. Dénégation

Le caractère dialogique de la négation est systématiquement exploité en psychanalyse, où l’énoncé négatif est considéré comme un énoncé négocié entre conscient et inconscient :

La façon dont nos patients présentent les idées qui leur viennent à l’esprit pendant le travail analytique nous donne l’occasion de faire quelques observations intéressantes. “Vous allez penser maintenant que je veux dire quelque chose d’offensant, mais je n’ai vraiment pas cette intention.” Nous comprenons que c’est là le refus, par projection, d’une idée qui vient de surgir. Ou bien : “Vous demandez qui peut être cette personne dans le rêve. Ce n’est certes pas ma mère. ” Nous rectifions : c’est donc bien sa mère. Nous prenons la liberté, lors de l’interprétation, de faire abstraction de la négation et d’extraire le pur contenu de l’idée. C’est comme si le patient avait dit : “C’est certes ma mère qui m’est venue à l’esprit à propos de cette personne, mais je n’ai pas envie d’admettre cette idée.
Un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc se frayer un passage à la conscience, à condition qu’il puisse être dénié. La dénégation est une façon de prendre connaissance du refoulé, c’est en fait déjà une levée du refoulement, mais bien sûr, ce n’est pas l’acceptation du refoulé. On voit comment la fonction intellectuelle se sépare ici du processus affectif.
Freud, La Dénégation (Die Verneinung),1925 ;  Je souligne [1]

La dénégation est un acte de parole par lequel on « [nie] formellement, [refuse] d’admettre comme vrai (un fait, une déclaration, des propos, etc.). Dénier un crime. Dénier une dette » (TLFi, art. Dénier). Celui qui dénie un crime ne nie pas qu’il y ait eu crime, il nie en être l’auteur, il dénie l’accusation. Celui qui dénie une dette nie qu’il y ait une dette, ou que ce soit lui qui ait contracté cette dette. Une dénégation est le rejet d’une accusation. Dans le cas évoqué par Freud, il s’agit bien d’une dénégation, dans la mesure où la vérité refoulée, c’était ma mère, a quelque chose d’inavouable, au moins du point de vue de Freud.

4. Stratégies argumentatives utilisant diverses formes de négation

Dans la mesure où l’on fait de la relation “discours vs contre-discours” la structure de base de l’argumentation, la négation entre en jeu dans la définition même de ce champ.

Contraire ;Contre-discours, Destruction ; Réfutation ; Objection ; etc.


[1] Cité d’après http://www.khristophoros.net/verneinung.html (20-09-2013).


 

Morphème argumentatif

MORPHÈME ARGUMENTATIF

La notion de morphème argumentatif a été développée par Anscombre et Ducrot dans la théorie de l’argumentation dans la langue. Un morphème est dit argumentatif si son introduction dans un énoncé ne modifie en rien la valeur référentielle, factuelle, de cet énoncé mais modifie :

— Son orientation argumentative, c’est-à-dire les conclusions qu’il est possible d’atteindre à partir de cet énoncé (ses suites discursives possibles, les énoncés par lesquels on peut enchaîner sur cet énoncé), V. Orientation ; Inversion d’orientation.

— La force de ces arguments vis-à-vis de ces conclusions, V. Échelle argumentative.


 

Modestie, Arg. de la –

Argument de la MODESTIE

L’argument de la modestie (ad verecundiam) est la contrepartie interactionnelle de l’argument d’autorité (citée). Au premier tour, le participant L11 cite une opinion faisant autorité, ce qu’il est tout à fait en droit de faire. Son interlocuteur L2 a des doutes, mais il craint de passer pour prétentieux s’il les formule. Inhibé par son sentiment de modestie, il s’incline et se tait : c’est cette crainte qui est fallacieuse.

1. Critique et définition de Locke

L’éthos fonctionnalise la personne et ses émotions. Pour le locuteur argumentant, il s’agit moins de partager avec les autres une forme de jouissance de soi, que de tenir les autres sous son emprise afin de les orienter vers une décision. Locke a proposé une critique radicale de cet usage de l’éthos sous le nom d’argument ad verecundiam, argument de la « modestie excessive » (Gaffiot, Verecundia).
Ce sentiment de modestie pousse celui qui le ressent à s’incliner devant l’autorité et le prestige de quelqu’un qu’il estime lui être supérieur ; c’est typiquement un processus de soumission à l’éthos. Il est donc le symétrique de l’autorité, raison pour laquelle on traduit parfois argument ad verecundiam par argument d’autorité. La modestie excessive de l’un correspond à l’autorité excessive de l’autre.

Locke définit l’argument ad verecundiam dans le passage suivant :

Le premier [de ces arguments fallacieux] consiste à citer les opinions des personnes qui, par leur esprit, par leur savoir, par l’éminence de leur rang, par leur puissance, ou par quelque autre raison, se sont fait un nom et ont établi leur réputation sur l’estime commune avec une espèce d’autorité. Lorsque les hommes sont élevés à quelque dignité, on croit qu’il ne sied pas bien à d’autres de les contredire en quoi que ce soit, et que c’est blesser la modestie de mettre en question l’autorité de ceux qui en sont déjà en possession. Lorsqu’un homme ne se rend pas promptement à des décisions d’auteurs approuvés que les autres embrassent avec soumission et avec respect, on est porté à le censurer comme un homme trop plein de vanité ; et l’on regarde comme l’effet d’une grande insolence qu’un homme ose établir un sentiment particulier et le soutenir contre le torrent de l’antiquité, ou le mettre en opposition avec celui de quelque savant docteur, ou de quelque fameux écrivain. C’est pourquoi celui qui peut appuyer ses opinions sur une telle autorité croit dès-là être en droit de prétendre la victoire, et il est tout prêt à taxer d’impudence quiconque osera les attaquer. C’est ce qu’on peut appeler, à mon avis, un argument ad verecundiam
Locke [1690], p. 573

Cet argument est jugé fallacieux,

Car, I. de ce que je ne veux pas contredire un homme par respect, ou par quelque autre considération que celle de la conviction, il ne s’ensuit point que son opinion soit raisonnable. (Ibid, p. 574)

De façon analogue, le topos no 11 de la Rhétorique définissant le précédent tient compte du fait que le jugement émane d’instances autorisées, et parmi elles,

ceux dont il n’est pas possible de contredire le jugement, par exemple ceux qui ont pouvoir sur nous, ou ceux dont il n’est pas beau de contredire le jugement, tels les dieux [25] notre père ou nos maîtres. (Rhét., II, 23, 1398b15-25 ; Chiron, p. 388)

Il serait même « honteux » de les contredire (id., 1398a1-5, Chiron, p. 389). Le respect et la politesse vont dans le sens de la soumission à l’autorité : le contradicteur inhibé s’incline et se tait, prenant ainsi la figure du « complaisant » de Port-Royal, V. Fallacieux 4, §2.

2. Autorité ou pusillanimité ?

2.1 La modestie mal placée

La critique de Locke englobe les deux formes d’autorité, l’autorité incarnée, autorité primaire, détenue par certains locuteurs, qui leur donne le statut d’autorité citée, celle qui est attachée aux « décisions d’auteurs approuvés », c’est-à-dire aux opinions qui font autorité, depuis l’antiquité jusqu’aux « savants docteurs » du moment.
Il ressort des éléments de portrait contenus dans cette définition que l’autorité à laquelle il s’agit de s’opposer est celle de l’éthos de réputation, que confère l’estime commune. Les caractéristiques conférant de l’autorité à une opinion sont de type social (« rang, puissance, dignité »), ou intellectuel (« savoir, auteur approuvé, savant docteur, fameux écrivain ») ; l’autorité religieuse n’est pas mentionnée.

La situation mise en scène par Locke est celle d’une interaction, où l’un des partenaires cite une de ces opinions qui font autorité. Il est remarquable que Locke ne vise pas l’expression des opinions autorisées dans un premier tour de parole, mais vise seulement la censure d’un second tour critique, contredisant le précédent, ou faisant état d’un sentiment particulier. Le sophisme ne relève pas d’un jugement erroné ou d’une intention de tromper, mais de la faiblesse de caractère.  Comme le dit l’étiquette “modestie excessive”, c’est une fallacie non pas d’autorité, mais de pusillanimité. La verecundia est la vergogne ou la fausse honte qui empêche de dire haut et fort ce que l’on pense, par crainte de manquer de respect à une personne éminente. L’opposant est pris d’un côté par son sentiment de la vérité et de l’autre par les exigences de la politesse. La préférence pour l’accord inhibe la critique.
Le problème n’est donc pas localisé au premier tour, mais dans la crainte d’un troisième tour non plus autorisé, mais autoritaire, qui substituerait à la discussion ad judicium de l’objection une évaluation négative de l’opposant (ad personam), comme le souligne l’énumération « blesser la modestie, vanité, insolence, impudence ».

2.2 De l’affirmation autorisée [authoritative] à l’interaction autoritaire [autoritarian]

Le problème de l’autorité est ainsi recadré comme celui de l’interaction autoritaire, c’est-à-dire du dialogue où est fait usage d’une autorité, au premier tour de parole par citation, au troisième en imposant silence au nom de l’autorité, en considérant donc que l’autorité citée donne au citeur le pouvoir de clore la discussion. Le problème réside moins dans la citation de l’autorité que dans la possibilité de contredire l’autorité. La politesse, la modestie, le respect, le souci des faces, la préférence pour l’accord sont autant d’inhibiteurs intellectuels qui produisent une situation antidialectique.
Cet usage autoritaire de l’autorité est absolument opposé à celui qui en est fait dans un jeu dialectique, où l’opinion autorisée est introduite pour être soumise à discussion. L’autorité est acceptée comme un fait, le problème est la possibilité qui est ou non donnée de la mettre en cause. L’autorité n’est fallacieuse que si elle prétend se soustraire au dialogue, faire taire et non pas répondre à son contre-discours. On en conclut que ce qui est fallacieux ou non, c’est le dialogue ; sur ce thème, voir Fallacieux 3, §2.

4. La modestie justifiée

En ce qui concerne l’autorité elle-même, le problème est double. Au premier tour, le participant L1_1 a cité une opinion faisant autorité, ce qu’il est tout à fait en droit de faire. Supposons que L2 surmonte son inhibition ad verecundiam, et exprime librement son opinion, dans un deuxième tour. Ensuite, si dans un troisième tour L12 barre les remarques de L11 au nom de l’autorité, tout en critiquant son adversaire pour son audace et sa fierté, son discours est certainement fallacieux. Certaines situations sont néanmoins embarrassantes. Si L1 a une bonne formation en physique et L2 aucune, et si L1 cite Einstein, alors L2 serait bien avisé de demander plus d’explications avant d’exprimer ses doutes et son indignation. Sinon, L12 céderait légitimement à une exaspération quelque peu autoritaire.


 

Modèle de Toulmin

MODÈLE DE TOULMIN

Dans Les usages de l’argumentation (The Uses of argument) Toulmin propose une représentation de l’épisode argumentatif dans le chapitre intitulé “The layout of argument”, que l’on traduit en français comme “structure, schéma ou modèle de l’argumentation”.
Ce modèle est une représentation du passage argumentatif selon 1) une composante positive “Donnée – Loi de passage et Support – Conclusion », et une composante négative “Modal – Réfutation”. La première établit une proposition, la seconde précise ses conditions de réfutation, faisant entendre la voix d’un « challlenger ». L’argumentation est ainsi définie comme un raisonnement par défaut.

1. Structure du dialogue et du monologue argumentatif prototypique

Pour Toulmin, le monologue polyphonique suivant est un discours argumentatif élémentaire typique complet ([1958], p. 99)

Harry est né aux Bermudes ; or les gens qui sont nés aux Bermudes sont en général citoyens britanniques, en vertu des lois et décrets sur la nationalité britannique ; donc Harry est probablement citoyen britannique ; à moins que ses parents n’aient été étrangers, ou qu’il n’ait changé de nationalité.

La représentation conceptuelle de ce passage est donnée sous forme d’un schéma, articulant six composantes fonctionnelles.

Structure du passage

 

Cette structure combine deux composantes, faisant entendre deux voix :

Une composante positive, qui justifie une Conclusion (Claim) par une Donnée (Data), appuyée sur des principes généraux de généralité croissante, la Loi de passage (Warrant) et son Support (Backing).

Une composante négative, attachant à la conclusion un Modalisateur (Qualifier) pointant vers les conditions de Réfutation (Rebuttal) du raisonnement positif.

2. Une lecture dialogale

Ce monologue peut être rejoué comme un dialogue argumentatif prototypique, à partir d’une question d’enquête, et se développant sous la pression exercée par un tiers, le challenger.

1) Issue, Question

— Quelle est la nationalité de Harry ?

2) Claim, Conclusion

Une assertion exprimant une position (C, Claim)

Harry est sujet britannique (ibid., p. 99).

Le terme anglais claim désigne « une revendication [demand] de quelque chose que l’on considère, à tort ou à raison, comme son dû » (Webster, Claim), on le traduit par “conclusion”. Il signifie également “affirmation, demande, revendication” de quelque chose dans un contexte de contestation « to lay claim to sth : [+ position, throne] “prétendre à qch. [+ land, right, title], revendiquer qch. » (Collins, Claim).

Le modèle de Toulmin fonctionne dans une situation de dissensus, comme le montre l’intervention suivante, mettant en scène une voix qui refuse de ratifier la conclusion positive sur la base de sa seule affirmation.

3) La position avancée n’est pas ratifiée par l’opposant (Challenger)

Challenger : — Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
What have you got to go on ? (ibid. p. 98)

Le mécanisme de la justification est déclenché par l’intervention d’un “challenger” (opposant) :

Lorsque nous faisons une assertion [assertion], nous nous engageons de ce fait même [thereby] à la position [claim] qu’elle exprime. Si cette position est mise en cause [if this claim is challenged], nous devons être en mesure de la fonder [establish], c’est-à-dire de montrer qu’elle est justifiable [justifiable]. Comment faire pour cela ? ([1958], p. 97).

4) Data, donnée

Le proposant doit être capable de justifier sa proposition C par un fait D capable de la soutenir. (Id., p. 97) :

— Harry est né aux Bermudes

Le terme anglais data signifie : « quelque chose que l’on sait ou que l’on suppose être vrai ; faits ou chiffres dont on peut tirer une conclusion ; information » (Webster, Data).

Les mots Data et Claim sont des termes corrélatifs. Les Claims s’appuient sur des Data, et les Data sont réunis en fonction des Claims.

5) Warrant, Loi de passage

Le challenger peut considérer que l’information D n’est pas satisfaisante et exiger du locuteur qu’il précise en quoi cette donnée est pertinente pour la conclusion (id., p. 98) :

Challenger : — Et alors ?
How do you get there ? (Ibid.)]

Le locuteur répond en explicitant « la règle (Warrant) (le principe, le permis d’inférer) » (ibid) qui lie la donnée à la conclusion. C découle de D, puisque :

— « les gens nés aux Bermudes sont citoyens britanniques. » (Id., p. 99)

Le terme anglais warrant, traduit par “mandat, garantie, justification”, signifie « 1. Autorisation ou approbation [sanction] donnée par un supérieur ou une loi » (Webster, Warrant) ; la transition de l’argument à la conclusion est permise par une décision faisant autorité. Il signifie également « 2. Justification ou bonne raison [reasonable ground] pour une action, un comportement, une affirmation ou une croyance » (id.).

Le warrant est une loi qui transforme la donnée comme fait (data) en un argument corroborant la conclusion (claim). Un autre warrant orienterait le même fait vers une autre conclusion. Par exemple, le warrant “Aux Bermudes, de mai à octobre, la chaleur est éprouvante et le degré d’humidité spécialement élevé”, oriente “Harry est né aux Bermudes” vers la conclusion “Harry est certainement habitué au climat subtropical humide”.

6) Backing, Support

Le challenger méthodique peut continuer à se demander “si le warrant est vraiment acceptable” (id., p. 103) :

Challenger : « Vous supposez qu’une personne née aux Bermudes est britannique ; […] qu’est-ce qui vous fait croire ça ? » (Ibid.).

Le proposant est ainsi mis en demeure de fournir un support B (Backing) rendant le warrant acceptable :

P — Je le pense “sur la base des lois et statuts suivants : … (id., p. 105).

Le terme anglais backing signifie “renforcement, support, appui, aval” : « 1. Quelque chose placé à l’arrière pour soutenir ou renforcer ; 2. Soutien ou aide apportée à une personne ou à une cause ; soutien [endorsement]. » (Webster, Backing).

7) Qualifier, Modalisateur

Le Modalisateur (Qualifier) est un adverbe qui correspond à des Réserves, ou Restrictions, qui conditionnent l’acceptabilité de la conclusion. Lors de ses interventions précédentes, le Challenger demandait des explicitations ; maintenant, il passe à des objections substantielles, et pousse le locuteur à « détailler les circonstances dans lesquelles il faudrait laisser de côté l’autorité du warrant » (Ibid., p. 101), par exemple :

Challenger : — Mais « il se peut que le cas de Harry soit un cas particulier, et que la règle invoquée soit sujette à exceptions » (id., p. 101).

Le verbe anglais to qualify signifie notamment « 4. Modifier ; restreindre ; limiter, rendre moins catégorique [positive] (une affirmation) ; 5. atténuer, adoucir (un châtiment) » (Webster, Qualify). “Modalisateur, modal, restriction” sont les traductions traditionnelles. “Adoucisseur” ou “mitigateur” n’expriment pas le lien précis aux contre-discours.

Le modalisateur introduit dans le modèle un second type de dialogue, non plus entre le tiers challenger et le proposant mais introduisant un opposant, disposant d’arguments capables de réfuter (Rebut) la conclusion C.

8) Rebuttal, Réfutation

Le proposant accepte ces réserves. Sa conclusion n’est qu’une présomption (presumption), probable, mais pas certaine. Le Qualifier (Q) « pointe sur les conditions exceptionnelles qui, si elles étaient réalisées, annuleraient (defeat or rebut) la conclusion (C) » (id. p. 102-103)

Locuteur : — Ma conclusion « est probablement vraie, dans la mesure où ne savons pas si ses deux parents étaient étrangers, ou s’il a été naturalisé Américain » (ibid.).

Le terme anglais est rebuttal ; to rebut signifie : « contredire, réfuter, s’opposer, particulièrement d’une façon formelle, par un argument ou une preuve » (Webster, Rebut ou rebutt). Sa traduction stricte est “réfutation” (Collins, Rebuttal) ; il s’agit d’une réfutation potentielle.

Le système Qualifier-Rebuttal ne doit donc pas être considéré comme l’expression d’une vague restriction mentale, permettant au locuteur de se couvrir au cas où les choses tourneraient mal. Il ne s’agit pas d’adoucisseurs (softeners ou mitigators) permettant de sauver la face et de préserver la relation, mais d’enregistrer le fait que les lois argumentatives admettent des exceptions, V. Raisonnement par défaut.

Le modèle de Toulmin prévoit ses conditions de réfutation. En facilitant ainsi le travail de l’opposant, il réintroduit de la coopération dans une situation d’enquête, V. Règles.

9. Les deux composantes du modèle

Le schéma ([1958], chap. 3) articule la cellule argumentative autour de six éléments, articulés selon deux composantes (deux voix) :

— Une composante affirmant une conclusion, la structure :

Data — Warrant — Backing — Claim

La conclusion est affirmée sur la base d’une donnée. Ce “pas” ou “saut” argumentatif est autorisé par une loi de passage, qui elle-même est appuyée sur un support.

— Une composante réfutative, la structure :

Modal + Rebuttal

Cette composante fait état de cas exceptionnels possibles pouvant annuler cette construction, elle définit le “default component” du modèle.

L’ensemble définit le raisonnement présomptif (presumptive reasoning), qui établit une préférence, c’est-à-dire attribue la charge de la preuve à l’opposant éventuel qui soutiendrait que “Harry n’est pas citoyen britannique”.

3. Corollaires

3.1 Développements du backing et mise en cause de l’argument

3.1.1 Développement du backing

Supposons qu’il s’agisse non pas des Bermudes, mais des îles Falkland (nom anglais) / îles Malvinas (nom argentin). On peut alors rajouter sous le Backing « en vertu des lois et décrets sur la nationalité britannique » un fondement sur la force, « en vertu du résultat des combats de 1823», puisque les Malouines ont été conquises sur l’Argentine en 1823.
Or l’Argentine ne reconnaît pas cet état de fait. Si tel était le cas, le backing terminal, du point de vue juridique, serait “en vertu du traité de 1823”. En l’absence d’un tel traité, le backing terminal ne peut être que “en vertu du droit de conquête”, expression particulière du droit du plus fort, qui est la négation du droit.
En fondant la loi de passage sur une garantie, on entame une régression potentielle de longueur indéterminée, puisque la garantie doit elle aussi être garantie).

3.1.2 Mise en cause de l’argument

La même régression pourrait s’observer sur l’argument, qui peut demander lui-même à être étayé, ici “Comment savez-vous que Harry est né aux Bermudes ?”. Cette problématique rejoint celle du sorite et de l’épichérème.

3.2 Un modèle nomologique, applicable aux phénomènes scientifiques

Mettre ainsi un syllogisme au fondement de l’activité argumentative explique peut-être la faveur dont jouit le modèle de Toulmin auprès des scientifiques intéressés par l’argumentation. L’exemple suivant tiré des Usages de l’argumentation, moins souvent cité que le précédent, correspond à l’expression d’une prédiction scientifique fondée sur un calcul faisant intervenir des lois issues de l’expérience et de l’observation ([1958], p. 184) :

Donnée : La position observée du soleil, de la lune et de la terre jusqu’au 6 sept. 1956.
Loi : Les lois sur la dynamique des planètes.
Support de la loi : L’ensemble de l’expérience [totality of experience] sur lequel sont fondées ces lois, jusqu’au 6 sept. 1956.
Conclusion : le moment précis où surviendra la prochaine éclipse de lune après le 6 sept. 1956.

La prémisse à sujet général est remplacée par une gamme d’observations astronomiques.

L’absence de la composante exprimant le défaut Modal + Rebuttal, dans cet exemple est caractéristique du passage au domaine scientifique qui n’admet pas de contre-discours sur la question posée, “Quand la prochaine éclipse de lune se produira-t-elle ?”.

3.3 Un syllogisme juridique catégorisant

L’exemple choisi par Toulmin pour illustrer son schéma correspond au syllogisme juridique :

Loi de passage : Les gens nés aux Bermudes sont sujets britanniques.
Argument : Harry est né aux Bermudes.
Conclusion : Donc Harry est sujet britannique.

Ce syllogisme articule une prémisse à sujet général (la loi de passage), à une prémisse à sujet concret (ou proposition singulière, l’argument) pour en déduire une proposition à sujet concret (la conclusion). Il correspond à une démarche de catégorisation, faisant entrer un individu dans une classe, dont il devra assumer les droits, les devoirs et les stéréotypes, c’est-à-dire tous les prédicats définitoires. Cet exemple attire justement l’attention sur l’importance de la catégorisation et de la déduction syllogistique dans l’activité argumentative ordinaire. Le passage suivant a la même structure :

Composante positive :

Loi : tout automobiliste franchissant la ligne jaune se met en contravention
Fait avéré : l’automobiliste X a franchi la ligne jaune
Conclusion : X est en contravention.

Restrictions (exceptions) : à moins qu’il ne s’agisse d’une voiture des pompiers en mission, d’un cortège officiel, ou encore que des travaux ou un danger pressant…, ne l’aient obligé à franchir la ligne jaune.

La restriction mentionne un ensemble de critères légaux susceptibles d’entrer en concurrence avec le principe le plus général ; il introduit un élément de défaisabilité  (défaut) de l’argumentation.
C’est pourquoi Toulmin parle de son approche de l’argumentation comme d’une « jurisprudence généralisée » ([1958], p. 7). Le processus de justification d’un énoncé est en effet schématisable comme une confrontation de différents points de vue.

3.4 La « redécouverte des topoï »

D’une façon générale, le modèle de Toulmin réactualise le concept de traditionnel de topos (Bird 1961). Un topos est un énoncé général susceptible d’engendrer, par actualisation et amplification, une infinité d’argumentations concrètes particulières ou enthymèmes, en “garantissant” (Warranting) l’acceptabilité du lien argument-conclusion.

Ehninger et Brockriede ([1960]) ont souligné que la notion de loi de passage pouvait couvrir les diverses relations argumentatives connues autres que de catégorisation, par exemple la généralisation :

Dans les trois régions où elles ont été testées, la création de zones franches n’a pas eu d’influences sur le développement économique ; donc la création d’une zone franche dans une quatrième région n’aura probablement pas d’influence sur son développement économique.

La loi de passage est une induction, sur un nombre limité de cas :

Si le phénomène n’a pas été observé dans les cas 1, 2, 3, … alors il ne le sera pas dans le cas 4.

Le schéma de Toulmin est parfaitement compatible avec une approche par types d’arguments. Chacun de ces types peut être soumis à un examen critique par le biais des contre-discours, c’est-à-dire des Rebuttals, qui lui sont spécifiquement liés.

3.5 Un modèle de la cellule argumentative

Ce modèle est à mettre en parallèle avec d’autres visions de la cellule argumentative, V. Épichérème.


 

 

Motif — Mobile

MOBILE — MOTIF


La volonté, les désirs, les motifs et mobiles, les raisons d’agir… de la personne sont interprétés comme des causes intérieures dont les actions sont des effets ou des conséquences.
Réciproquement, une action est interprétée et évaluée en fonction des motifs (honorables, publics) ou des mobiles (cachés, inavouables) qu’on attribue à son auteur.

1. Les notions

Motif, motiver
Motiver est homonymique.
Motiver au sens de “susciter chez quelqu’un un très grand désir de faire quelque chose” produit la famille lexicale (il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivant (PPrst/Adj) ; motivation (N déverbal).
— Dans un second sens, motif, motiver sont liés à la thématique des bonnes raisons. Un motif est une “(bonne) raison invoquée” : demander pour quel motif ? c’est demander “pour quelle raison ?”. Motiver une décision, c’est la justifier ; c’est-à-dire l’accompagner des motifs – bonnes raisons qui ont poussé à la prendre. La motivation,comme procès, est l’acte par lequel sont prises ces décisions, et, comme produit, l’ensemble des motifs invoqués.
La famille lexicale :
motif (N) ; (il) motive (V) ; motivé (PP/Adj) ; motivation (N déverbal) est sémantiquement homogène autour de cette signification, qui se rattache à l’idée d’argumentation comme justification.

Mobile
Le substantif mobile a le sens passif de “qu’on peut déplacer, qui se déplace” et, dans le domaine psychique, le sens actif de “qui peut mettre en mouvement” : on attribue au mobile un rôle causal dans la machinerie psychique. Le mobile est un déterminant de l’action, une raison d’agir.
Dans la psychologie classique, les mobiles essentiels sont de l’ordre de la satisfaction des désirs élémentaires. Par opposition au motif, le mobile est plutôt inavouable ou inconscient ; les mobiles ne peuvent pas servir à motiver une décision. Le motif caché est proche du mobile.

La paire mobile / motif constitue ainsi une paire topique : on accuse par les mobiles (privés), on réfute en substituant des motifs (avouables), des bonnes raisons, aux mobiles privés.

2. Argumentation fondée sur l’existence de raisons d’agir

Deux topoï fondamentaux transposent la loi de causalité matérielle dans la conduite humaine, les raisons, les motifs étant substitués aux causes. Lorsque la cause existe, l’effet suit ; en vertu de ce principe, si quelqu’un a le désir, un motif ou une raison de faire quelque chose, dès qu’il en a l’occasion, il le fait. Ce type d’argument sur les motivations, désirs, volontés de l’action humaine correspond au topos no 20 de la Rhétorique d’Aristote :

Il faut prendre en considération ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir, ainsi que ce que visent les gens quand ils agissent ou évitent de le faire.
(Rhét., II, 23, 1399b15-25 ; Chiron, p. 395-396).

Le topos sert à l’accusation :

Ça lui était profitable, il désirait le faire, l’occasion s’est présentée, donc il l’a fait. Qui veut la fin veut les moyens.

comme à la défense :

L1 : — Tu as fait cela !
L2 : — Je n’avais aucune raison de le faire, j’avais même toutes les raisons de ne pas le faire.

De même, le topos n° 24 « se tire de la cause. Si la cause existe, l’effet existe, et si cette cause n’existe pas l’effet non plus. » (1II, 24, 1399b25 ; p. 396). Comme le montre l’exemple illustrant ce topos, cause est à prendre au sens de bonne raison :

“Les Trente” (tyrans) sont les magistrats imposés par Sparte à Athènes en 404 av. J.-C.
Thrasybule accuse Léodamas « d’avoir eu son nom gravé sur la stèle d’infamie de l’Acropole et de l’avoir fait effacer sous les Trente. »

— Léodamas répond que « cela ne se pouvait pas, car les Trente lui auraient fait davantage confiance si sa haine pour le peuple était restée gravée. » (Id.)

Qui se ressemble s’assemble : sous un régime tyrannique, “haïr le peuple” est une recommandation.

L’argument pathétique repose sur une variante de ce topos, où le grand désir qu’on a de quelque chose est considéré comme suffisant pour l’obtenir.

3. Argumentations sur les “vraies raisons” :
Bonne raison affichée (motif) et mobile réel

3.1 Bonne raison et mobile  réel

Le topos no 15   de la Rhétorique procède par substitution d’un mobile (vraie raison) à un motif (prétexte, fausse raison), V. Interprétation. L’accusation substitue d’un mobile caché, intéressé, à un motif, une bonne raison publiquement invoquée et socialement approuvée.

[On] ne loue pas les mêmes choses au grand jour et en secret, mais qu’au grand jour on loue surtout le juste et le beau, tandis qu’en privé on privilégie l’intérêt.
(Rhét., II, 23, 1399a25-30 ; Chiron, p. 392).

L’argument avance un (possible) mobile privé mesquin pour réfuter la raison grandiose,  donnée comme justification d’une action :

L1 : — Nous faisons la guerre pour établir une démocratie.
L2 : — Vous faites la guerre pour vous emparer du pétrole.

L1 : — En militant pour les Restos du cœur, je lutte pour une noble cause.
L2 : — Tu luttes surtout pour ta propre publicité.

C’est une stratégie de démasquage, qui peut servir une contre-accusation. Une personne ayant à répondre à une accusation de détournement de biens publics esquive la discussion sur le fond en répliquant par une contre-accusation de misogynie, imputant ainsi à son accusateur un mobile privé et inavouable qu’elle substitue à un motif public et honorable, la lutte contre la corruption.

3.2 Réinterprétation honorable d’un mobile apparent coupable

Le topos no 23 rappelle qu’on peut se défendre d’une accusation en « [donnant] la raison de la fausse opinion », qui a conduit à l’accusation :

Une femme ayant renversé sous elle son fils à force de l’embrasser, on crut qu’elle faisait l’amour avec le jeune homme ; la cause expliquée, la suspicion disparut.
(Rhét., II, 23, 1400a31 ; Dufour, p. 125).

Je l’embrasse non parce que c’est mon amant (mobile honteux) mais parce que c’est mon fils ! (motif honorable) ” L’interprétation malveillante donnée à un acte est rejetée en substituant une raison socialement respectable (motif), au mobile coupable incriminé :

Je l’ai assommé non pas pour qu’il se noie, mais pour pouvoir le sauver de la noyade. Vous devriez plutôt me féliciter.

V. Stase ; Orientation.

3.3 Le cadeau empoisonné

La formulation du topos no 19 de la Rhétorique d’Aristote, sur les motifs possibles et les motifs réels est quelque peu énigmatique : ce topos

consiste à affirmer qu’une fin possible d’un fait ou d’une action a été la fin réelle de ce fait ou de cette action ; par exemple, si l’on donnait quelque chose à quelqu’un pour le peiner en la lui retirant. (Rhét., II, 23, 1399b21 ; Dufour, p. 123).

L’exemple d’enthymème qui en dérive est clair : Les dieux lui ont donné la prospérité non pas par bonté à son égard mais pour que sa chute soit plus spectaculaire. Les dieux aiment se divertir aux dépens des humains
La situation est schématisable comme une réinterprétation négative d’un acte autrefois positivement évalué : “elle l’a séduit non par amour, mais par haine, pour mieux le faire souffrir en l’abandonnant”.
C’est le principe du Dîner de cons : “ils l’invitent non pas parce qu’ils t’apprécient, mais pour se moquer de lui”.

Une intention cachée malveillante est substituée à une intention auparavant considérée comme bienveillante. Ce topos permet de réduire la dissonance cognitive qui naît d’une situation où le bienfaiteur change de face. Il est particulièrement efficace pour détruire le sentiment de gratitude, V. Pathos ; Émotion. La tirade suivante est structurée par ce topos n° 19 (Plantin 2017) :

Saül a été choisi par Dieu pour être le premier roi d’Israël. Mais il a eu le tort de se montrer trop clément, et de ne pas massacrer tous les Amaléchites, comme Dieu le lui avait ordonné. C’est ce que lui rappelle le prophète Samuel, rappelé « des Enfers » par « la Phytonisse », avant de lui dévoiler le triste avenir qui l’attend — pour les détails de l’affaire, voir dans la Bible les Livres de Samuel. Dieu est très mécontent de Saül, il va le dépouiller de sa royauté pour la donner à David ; toute sa famille et lui-même vont périr. Saül s’évanouit, et, revenu à lui prononce la tirade suivante (vers 793-812) (mes italiques).
Cette tirade est structurée par le topos ≠ 19 qui correspond aux passages mis en italiques.
Les passages entre crochets explicitent le sens des expressions suivies d’un astérisque.

O grandeur malheureuse, en quel gouffre de mal
M’abismes-tu* helas, ô faulx degré royal  [me précipites-tu]
Mais qu’avois-je offensé quand de mon toict champestre,      795
Tu me tiras, ô Dieu, envieux de mon estre*, [de ma condition]
Où je vivois content sans malediction,
Sans rancueur, sans envie, et sans ambition,
Mais pour me faire choir d’un sault plus miserable,
D’entree tu me fis ton mignon favorable*.       800  [tu fis de moi ton préféré] (O la belle façon d’aller ainsi chercher
Les hommes, pour apres les faire trebuscher !)
Tu m’allechas d’honneurs, tu m’eslevas en gloire,

Tu me fis triomphant, tu me donnas victoire,
Tu me fis plaire à toy, et comme tu voulus     805
Tu transformas mon cueur, toy-mesme tu m’esleus
Tu me fis sur le peuple aussi hault de corsage* [au sens propre, buste]
Que sont ces beaux grands pins sur tout un paisage
Tu me fis sacrer Roy, tu me haulsas expres
A fin de m’enfondrer en mil malheurs apres !
         810

Veux-tu donc (inconstant) piteusement destruire
Le premier Roy qu’au monde il pleut à toy d’eslire
Jean de La Taille, Saül le furieux. Publié en 1572.[1]

[1] Cité d’après l’édition critique de Elliott Forsyth. Paris, Marcel Didier, 1968.


Métonymie – Synecdoque

MÉTONYMIE — SYNECDOQUE

Traditionnellement, on distingue une rhétorique des tropes, qui serait une rhétorique à la fois sémantique et ornementale, et une rhétorique des arguments qui serait une rhétorique du raisonnement. Les mécanismes linguistiques en jeu dans les deux cas sont cependant les mêmes.

1. Tropes

Un trope est défini comme « [une figure par laquelle] on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot » (Dumarsais [1730], p. 69). Parallèlement, la définition de l’argumentation pourrait être reformulée comme une figure par laquelle on fait prendre à un énoncé (la conclusion) la valeur de croyance (ou la valeur de vérité) accordée à un autre (l’argument). Les règles de transfert sont les mêmes.

Les quatre “maîtres tropes” de Burke (1945), métaphore, ironie, métonymie et synecdoque, sont tous pertinents pour la caractérisation du lien argument-conclusion, quoique de façon différente.

2. Métonymie

Dans la métonymie classique la plume est plus puissante que l’épée, la plume est “un instrument pour écrire ou dessiner à l’encre…” ; l’épée est “une arme avec une longue lame en métal et une poignée avec un protège-main”. Dans le proverbe cité, plume et épée sont utilisés métonymiquement, et signifient respectivement “mot, pensée et discours, communication verbale…” et “violence physique, force militaire”, la signification globale étant que “la force ne prévaut pas sur le discours raisonné”.

Le processus métonymique peut être décrit comme suit.

— Il existe un signe {S / C1}, de signifiant S et de contenu C1 : {plume / “instrument pour écrire”}.
— Le signifiant S est utilisé métonymiquement pour désigner le contenu C0 : plume/discours.
— Ce transfert de sens opère sous une garantie, exprimée dans une loi de transition telle que “C0 est dans une relation de contiguïté remarquable avec C1” ; ici, “la plume est l’instrument utilisé pour produire et enregistrer le discours”.

Ce mécanisme fonctionne qu’il existe ou non un signifiant S1 désignant ordinairement C0 (autrement dit qu’il s’agisse de figure ou de catachrèse).

On distingue traditionnellement différents types de métonymies selon le type de relation de contiguïté existant entre C0 et C1, par exemple :

— L’effet pour la cause, “La mort est dans le pré
— La cause pour l’effet, l’agent (ou la “cause efficiente”) l’objet produit, “Demandez le nouveau Houellebecq !
— Le contenant pour le contenu, “Il aime bien la bouteille
— L’instrument pour l’agent, “Il est la plume de la Présidente
— L’instrument pour l’objet produit, “La plume est plus forte que l’épée
— Le nom du lieu de production pour le produit, “J’ai besoin d’un petit cognac
— L’action en cours pour le participant, “Monsieur, votre rendez-vous vient juste de sortir”.

Les mécanismes permettant d’enchaîner argumentativement des énoncés ne sont pas différents des mécanismes permettant de désigner métonymiquement les objets. La figure et l’argument sont fondés sur le même genre de loi de passage.
Considérons l’argumentation de l’effet vers la cause. Elle transfère le prédicat “— est un fait établi” de l’effet à la cause :

L’air, les métaux se dilatent lorsqu’ils sont chauffés
Ce métal est dilaté, c’est un fait établi, donc, indubitablement, il est (a été) chauffé.

La métonymie de l’effet pour la cause est fondée sur une relation causale (C0 cause de C1) ; le signifiant S désignant l’effet C1 est mis pour la cause C0.La mort est dans le pré signifie littéralement que les produits phytosanitaires Ph (également appelés produits phytopharmaceutiques) utilisés en agriculture conventionnelle peuvent être mortels pour les humains. M. Le signifiant “mort” désignant normalement l’effet M désigne maintenant la cause, Ph.

Le signifiant mort fait référence à la mort ; dans le cas de la métonymie, son domaine référentiel est étendu de manière à inclure la cause de la mort, “mort désigne les produits phytosanitaires”. Dans notre vision standard de référence, un mot (un signifiant) renvoie à un objet ; en réalité, il renvoie à une famille d’objets comprenant l’objet de référence et les objets qui lui sont contextuellement connectés de façon signifiante. Le signifiant renvoie à tout élément appartenant au faisceau de cet objet. Le langage ordinaire exprime clairement ce fait :

Il a de la fièvre, donc il a une infection.
=> Donnez-lui des antibiotiques, cela réduira la fièvre.

L’antibiotique agit en fait sur l’infection et fièvre dans (2) doit donc être considérée comme une désignation métonymique (l’effet pour la cause) de l’infection. Par contre, la fièvre est un signe naturel d’infection : “il a de la fièvre ça veut dire qu’il a une infection” : c’est précisément ce que dit l’analyse métonymique.

3. Synecdoque

Comme le montre l’exemple du rendez-vous (§1), la dénomination métonymique opère sur n’importe quelle paire d’objets connectés, cette connexion étant accidentelle (locale) ou essentielle. La synecdoque opère sur les constituants d’un tout et sur le lien genre / espèce. Le mot métonymie est parfois utilisé pour désigner à la fois métonymie et synecdoque.

3.1 Synecdoques “Partie – Tout” et “Tout – Partie”

Aux synecdoques partie – tout et tout – partie correspondent les argumentations de la partie vers le tout et du tout vers la partie. Dans trouver un toit, toit renvoie à “habitation” ; de même, l’argumentation :

le toit est en mauvais état, la maison ne doit pas être bien entretenue

transfère au tout le prédicat attaché à la partie, V. Composition et division §3.

3.3 Synecdoque du genre et de l’espèce

La synecdoque du genre permet de désigner par le nom du genre une des espèces qui lui sont subordonnées, “l’animal” pour “le lion”. Cet usage est fréquent dans les phénomènes de coréférence :

Nous avons vu un lion ; la pauvre bête était maigre et malade.

De même, l’argumentation par le genre attribue à l’espèce les prédicats du genre : “cet être est un animal, donc il est mortel”.

Les lions sont des animaux, les animaux sont mortels, donc les lions sont mortels.

On retrouve sous cette argumentation elliptique toute la problématique du syllogisme articulée à celle d’une catégorisation d’êtres naturels organisée en une classification.

4. L’arbre et les fruits

L’argumentation suivante a été avancée en défense de Paul Touvier, chef de la Milice à Lyon pendant l’occupation nazie (1940-1944). Fugitif et condamné à mort pour crimes contre l’humanité à la Libération [1].

Le passage suivant est extrait d’une lettre adressée par le R. P. Blaise Arminjon, S. J., au Président de la République, Georges Pompidou, en date du 5 décembre 1970, afin d’appuyer le recours en grâce de Paul Touvier.
Comment comprendre qu’il puisse être un “criminel”, être un “mauvais Français”, celui dont la conduite depuis vingt-cinq ans, et l’éducation qu’il a donnée à ses enfants sont à ce point admirables ? On reconnaît un arbre à ses fruits.
René Rémond et al., Paul Touvier et l’Église, 1992 [2]

Une analyse à la Toulmin s’applique à ce paragraphe, la loi de passage étant fournie par le topos biblique, « on reconnaît un arbre à ses fruits » :

16 Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ? 17 Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. 18 Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits. (Matthieu, 7)

On peut aussi bien décrire le transfert des valeurs par un mécanisme de métonymie. Parler de «la conduite de Touvier depuis vingt-cinq ans » c’est désigner métonymiquement Touvier ; dire que cette conduite est « admirable », c’est dire métonymiquement que Touvier est admirable. De même, une évaluation positive portée sur l’acte, « l’éducation que Touvier a donnée à ses enfants » est « admirable », se transfère métonymiquement sur l’auteur de l’acte, le père, forcément tout aussi admirable. Le même phénomène s’analyse dans le langage des tropes ou dans celui de l’argumentation, les deux mettent en œuvre le même genre de rationalité.


[1] « Fugitif, [Paul Touvier] est gracié en 1971 par le président Georges Pompidou, mais des plaintes pour crimes contre l’humanité imprescriptibles étant déposées contre lui, il repart en cavale dans des réseaux catholiques, puis est finalement arrêté en 1989, jugé et condamné en 1994 à la réclusion criminelle à perpétuité. Il est le premier jugé de nationalité française condamné pour crimes contre l’humanité. » (Wikipédia, Paul Touvier)

[2] Paris, Fayard, 1992, p. 164. Texte intégral de la lettre p. 372