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Ignorance

Lat. arg. ad ignorantiam ; de ignorantia, “ignorance” ; ang. arg. from ignorance.

1. Argumentation par l’ignorance et légitimité du doute

L’argumentation par l’ignorance est définie par Locke comme une des quatre formes fondamentales d’argumentation, V. Typologies modernes :

Un second moyen dont les hommes se servent pour porter et forcer, pour ainsi dire, les autres à soumettre leur jugement aux décisions qu’ils ont prononcées eux-mêmes sur l’opinion dont on dispute, c’est d’exiger de leur adversaire qu’il admette la preuve qu’ils mettent en avant, ou qu’il en assigne une meilleure. C’est ce que j’appelle un argument ad ignorantiam. ([1690], p. 573)

Cette stratégie est déclarée fallacieuse par Locke.
La situation où L1 s’appuie sur l’ignorance de L2 est schématisée par le dialogue suivant :

L11 :     — C, puisque A.
L21 :     — Je n’admets pas que A soit une preuve de C / Je n’admets pas CA est un mauvais argument.
L12 :     — As-tu quelque raison qui te permette de conclure à quelque chose de différent de C ? Connais-tu un meilleur argument pour C ?

L22 :     — Non
L13 :     — Alors tu dois admettre ma propre preuve et ma conclusion.

(i) Premier tour L1 propose une conclusion justifiée.

(ii) Deuxième tour, L2 refuse de ratifier l’argumentation de L1. L2 semble n’avoir que sa conviction intérieure à opposer à L1, sans qu’il juge bon de lui donner un contenu quelconque.

 (iii) Troisième tour, L1 demande à L2 d’exposer les raisons de son doute. Il est parfaitement dans son droit de le faire, en vertu du principe conversationnel qui demande qu’une suite non préférée soit accompagnée d’arguments. L2 pourrait répondre :

— En présentant des objections ou en réfutant l’argumentation de L11.

— En construisant un contre-discours apportant une « meilleure preuve ». Comme le texte ne dit pas pour quelle conclusion, on peut donc supposer les deux cas suivants selon que la preuve souhaitée devrait 1/ conclure à quelque chose de différent de C, mais toujours pertinent pour la discussion, ou bien 2/ apporter « une meilleure preuve » pour C.

(iv) Au quatrième tour, L2 s’avoue incapable de quoi que ce soit.

(v) Au cinquième tour, L1 peut :

— Admettre le refus de ratifier, tout en maintenant son argumentation :

D’accord, ce n’est pas un très bon argument, mais c’est le seul que nous ayons, et il est tout de même intéressant !

— Sommer L2 d’accepter son argumentation : c’est ce qui constitue, d’après Locke, une fallacie d’argumentation par l’ignorance :

puisque tu n’as rien à dire contre mon argumentation, tu dois admettre ma conclusion”.
L1 prétend imposer sa conclusion pour deux raisons, d’une part son propre argument et d’autre part l’incapacité de L2 à défendre une autre conclusion.

Si Locke rejette les prétentions de L1 à l’étape (v), c’est qu’il considère comme légitime pour L2 de ne pas admettre une conclusion alors même qu’elle est argumentée et qu’il n’a au fond rien à lui opposer. Locke légitime ici le refus de se soumettre à l’argumentation, même bonne, alors que ce refus n’est fondé sur rien, sinon la seule intime conviction, ou une clause de conscience.

1. 1 Ad ignorantiam et présomption

À propos de cette analyse, Leibniz observe que « [l’argument ad ignorantiam] est bon dans les cas à présomption, où il est raisonnable de se tenir à une opinion jusqu’à ce que le contraire se prouve » ([1765], p. 437) ; présomption a ici le sens de “charge de la preuve”. La prétention de L1 est peut-être excessive et fallacieuse, néanmoins son argumentation crée ou reprend une préférence dans le champ concerné, et, en pratique, on peut s’y tenir jusqu’à ce qu’autre chose ait été prouvée.

L’argumentation par l’ignorance est un raisonnement “faute de mieux”, “en l’absence d’alternative”, qui prend une couleur différente lorsqu’il s’agit non plus de vérité et de savoir, mais de décision et d’action, possiblement urgente :

L11 : — Moi, je propose1) que nous prenions telle et telle disposition ; 2) que nous explorions telle et telle hypothèse ; maintenant, à vous la parole.
L2 :    — … [silence] L12 : —Vous ne dites rien ? Qui ne dit mot consent :
1) En l’absence de contradiction, ma proposition est adoptée.
2) En l’absence d’autre hypothèse, mon hypothèse sera adoptée comme hypothèse de travail.

Il est difficile de trouver quoi que ce soit à redire aux conclusions de L1. Il n’a pas dit que sa proposition était la seule valable, ni que son hypothèse devrait être tenue pour vraie.

1.2 Ignorance et tiers exclu

L’argument par l’ignorance est également défini, hors de toute considération sur la qualité de l’argument, comme une application illégitime du tiers exclu :

P est vraie puisque tu es incapable de prouver qu’elle est fausse.

Le seul argument en faveur de P est ici l’ignorance de l’interlocuteur. Si on considère que “on n’a pas prouvé que non P”, est équivalent à “non (non P)” on conclut que P, par application du principe du tiers exclu.

Mais les deux non ne sont pas de même nature : “non P n’est pas prouvée” ne veut pas dire “non P est faux” ; il y a confusion entre ce qui est vrai (ordre de l’aléthique) et ce qui est connaissable (ordre de l’épistémique), V. Absurde.

3. Argumentation par l’ignorance, Présomption d’innocence, Principe de précaution

3.1 Présomption d’innocence

Admettre P en l’absence de preuve de non P est une décision qui revient à l’institution habilitée à discuter et à décider dans le domaine concerné.

Dans le domaine judiciaire, la présomption d’innocence fait porter la charge de la preuve sur l’accusation, et fait bénéficier l’accusé de l’ignorance.

Vous devez prouver ma culpabilité.
Je suis innocent puisque vous êtes incapables de prouver que je suis coupable.

La présomption de culpabilité dirait que :

Tu dois prouver ton innocence.
Tu es coupable puisque tu es incapable de prouver ton innocence.

3.2 Principe de précaution

Dans le débat sur la toxicité de nouveaux produits, où il s’agit également de gérer des savoirs insuffisants, la présomption d’innocuité serait :

Il est possible que le produit ait des effets toxiques, mais ce n’est pas prouvé.
Donc il n’a pas d’effets toxiques.
Son usage est autorisé.

La présomption de toxicité dirait que :

Il est possible que le produit n’ait pas d’effets toxiques, mais ce n’est pas prouvé.
Donc il a des effets toxiques.
Son usage est interdit.

Le principe de précaution demande qu’on soit vigilant sur l’usage, il consiste en une demande de vigilance sur les preuves :

Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Charte de l’environnement 2004, Art. 5[1]

Pour réfuter le principe de précaution, on le maximalise sous la forme d’une présomption de toxicité, “tout produit est présumé toxique jusqu’à ce qu’on ait prouvé son innocuité”

Il est possible que le produit n’ait pas d’effets toxiques, mais ce n’est pas prouvé. Donc il a des effets toxiques. Son usage est interdit.

4. Ignorance et argument de silence, V. Silence


[1]http://www.legifrance.gouv.fr/ Droit-francais/Constitution/Charte-de-l-environnement-de-2004] ( 20 -09-2013.


 

Homonymie

Deux signes sont homonymes lorsqu’ils ont le même signifiant et des signifiés totalement différents.
Le syllogisme et le langage scientifique en général bannissent l’emploi de termes homonymes.


Deux signes sont homonymes lorsqu’ils ont le même signifiant et des signifiés totalement différents.
En français le signifiant bac correspond à trois mots homonymes (1. Récipient ; 2. Bateau ; 3. Baccalauréat) et à divers acronymes (BAC, Brigade Anti-Criminelle, etc). Ces homonynes sont homographes (même graphie) et homophones. Certains homonymes sont homographes sans être homophones, par exemple, couvent, “maison d’une communauté religieuse”, et couvent, “3e personne du pluriel du verbe couver”.

1. Sophismes d’homonymie

Le dialogue de Platon, l’Euthydème, fournit un exemple de la pratique sophistique utilisant l’homonymie. Euthydème le sophiste, personnage éponyme de ce dialogue, démontre successivement les propositions contradictoires : « ce sont les savants qui apprennent » / « ce sont les ignorants qui apprennent » (Euth., V, 275c-276c ; p. 114). Les auditeurs, particulièrement le jeune Clinias, en restent tout abasourdis.

Comme l’explique Socrate, « le même mot s’applique à des gens qui sont dans des conditions opposées, à celui qui sait comme à celui qui ne sait pas » (ibid., p.111) : le maître apprend à l’élève alors que l’élève apprend du maître. Louer est lexicalement homonyme entre louer, louange et louer, location. Il l’est aussi syntaxiquement, selon la distribution des actants, locataire L et propriétaire P : L loue à P comme P loue à L. Être l’hôte de, apprendre fonctionnent de la même manière.

Comme vendre / acheter, louer et apprendre sont des corrélatifs.
Apprendre et louer sont des corrélatifs homonymes.

Le sophisme n’est pas destiné à persuader du faux mais à déstabiliser les certitudes naïves : par ce choc salutaire, le public prend conscience de l’opacité et de la forme propre du langage.

2. Paralogisme d’homonymie

La fallacie d’homonymie est une fallacie d’ambiguïté, liée au discours, V. Fallacieux: Aristote. Dans la théorie du raisonnement syllogistique, un syllogisme fallacieux par homonymie n’est pas à trois mais à quatre termes, l’un des termes étant pris dans deux sens différents.

Le langage scientifique proscrit les glissements homonymiques et demande que l’on n’utilise que des termes définis de manière univoque et stabilisés dans leur signification et leur syntaxe. Dans le raisonnement naturel, le sens des termes se construit et se recompose au fil du discours, V. Objet de discours.

D’une façon générale, on a affaire à une question d’homonymie lorsqu’un terme a changé de sens d’une étape à l’autre du raisonnement, et, plus largement, de la discussion, quelle que soit la forme de ce changement de sens, par homonymie ou parce qu’il est pris dans son sens propre puis dans un sens figuré.
C’est ainsi que la discussion sur le crédit à accorder à une personne peut hésiter entre la fixation du montant d’un prêt et la confiance en cette personne. On dit qu’en allemand, la discussion économique de la dette financière reste liée à la discussion de la faute morale, le même signifiant, Schuld, ayant ces deux significations.[1]

La stratégie de distinguo permet de réfuter un discours jouant sur l’homonymie.


[1] http://dictionnaire. reverso.net/allemand-francais/schuld, (20 09-2013)


 

Genre, Arg. du —

Argumentation fondée sur le GENRE

1. Genre, générique

— Dans le langage courant, genre peut être utilisé comme marqueur d’approximation (je cherche un truc genre foulard), ou au sens de “par exemple” dans je cherche un truc genre foulard pour faire un cadeau. Genre fonctionne également comme pur ponctuant discursif :

du coup on se posait la question parce que: en soi genre ya pas beaucoup de légumes qui poussent dans hm saison quand y fait aussi froid\ c’est fin comment on fait pour manger genre local et de saison si y a pas de légumes (rire) local et de saison\

— Dans une classification, un terme générique est un terme désignant un genre admettant plusieurs espèces (sous-genres).
En linguistique, le terme général (chien) est dit hyperonyme de plusieurs termes particuliers (Labradors, caniches…, qui sont ses hyponymes; hyperonyme et hyponymes sont dans la relation genre / espèce. Parler de bouledogue est plus précis que parler simplement de chien ;  parler de chien est plus général que parler de bouledogue.

Un terme générique n’est pas un terme collectif. Un terme collectif est un substantif comme ensemble,  tas, groupe, troupeau, équipe, collection… Ces noms  renvoient au singulier à un ensemble d’objets ou d’individus pris comme une totalité relativement stable. Le substantif collectif au pluriel renvoie à plusieurs ensembles distincts de ce type.
Un terme générique n’est pas un terme ambigu ; le mot chien n’est pas ambigu entre les différents noms d’espèces de chien.
Un terme générique n’est pas un terme flou ou obscur. Il peut être précisé par le nom d’une des espèces ou sous-espèces qu’il couvre. Il apporte une information dont la valeur est relative aux besoins de l’échange.

Extension et intension — L’extension d’un terme est l’ensemble des individus auxquels peut renvoyer ce terme, V. Définition (1). Comme un genre réunit plusieurs espèces, le terme générique a forcément une extension plus grande que celle de chacune de ses espèces.
Du point de vue langagier, l’intension d’un terme correspond au sens de ce terme, à sa définition. Du point de vue cognitif, l’intension d’un terme est le concept associé à ce terme.
On voit qu’extension et intension varient en sens contraire : ce qu’on gagne en extension, on le perd en intension, et inversement.
— Lorsqu’on passe de bouledogue à chien, l’extension augmente , et l’intension diminue : on perd ou on néglige, les caractéristiques spécifiques du bouledogue; elles ne sont plus pertinentes.
— Lorsqu’on passe de chien à bouledogue, l’intension augmente , et l’extension diminue : il y a moins de bouledogues que de chiens.
Cette opposition extension / intension est essentielle lorsqu’on évalue la pertinence d’une intervention par rapport à l’objet de la discussion.

2. Argument du genre

L‘argumentation du genre applique à un être les propriétés qui caractérisent la catégorie d’êtres auquel il se rattache. Il est parfois désigné par son nom latin : argument ejusdem generis, de genus, “genre” et idem “identique”.

Au sens strict, il transfère sur un individu les propriétés et devoirs attachés au genre dont relève son espèce. Au sens large, il attache à un individu les caractères de la catégorie à laquelle il appartient, V. Classification ; Catégorisation ; Définition ; Règle de justice ; A pari ; A contrario.

En particulier, genre peut être pris au sens qu’il a pour les “études de genre” qui étudient « les relations et les corrélations entre le sexe physiologique et le genre sexuel » (Wikipedia, Gender studies, 20-09-2013). On peut appeler l’argument du genre l’argumentation qui fonde une conclusion sur un argument spécifiant le genre (gender) de la personne considérée : “tu es un garçon, joue donc un peu à la poupée !”.
Cette argumentation est simplement une application au cas particulier du genre ( “gender”) de l’argumentation par catégorisation – définition. N’importe quelle argumentation fondée sur la catégorie X peut ainsi s’appeler “argument de X” : “Vous êtes professeur de mathématiques, vous devez être capable de calculer ! l”.

3. Clause d’extension au genre

La clause généralisante “et les choses du même genre” permet d’étendre à tous les êtres d’une même catégorie une disposition prise explicitement prise à propos de certains êtres prototypiques de la catégorie et explicitement énumérés. Le texte a la forme : “cette disposition concerne les a, les b, les c, et tous les êtres du même genre”, par exemple “… les voitures, les motos, et tous les moyens de transport”. Genre a ici le sens de catégorie.
Soit un être x ne figurant pas dans l’énumération ; s’il est possible de considérer que x appartient à la catégorie définie par l’énumération, alors, la clause “et tous les êtres du même genre” permet d’étendre à x la disposition concernant les a, les b et les c. Elle montre que les êtres cités (les a, les b et les c) sont là non seulement pour eux-mêmes, mais aussi en tant que prototypes sur lesquels est construite la catégorie, V. Analogie catégorielle.
Cette clause du genre permet l’application de la règle de justice ainsi que des argumentations a pari et a contrario.

Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
Déclaration universelle des droits de l’homme, Art. 2, § 1.[1]

L’existence d’une provision générique exige l’extension au genre :

On doit payer l’impôt sur les poules, et les oies, et les autres animaux de basse-cour.
Conclusion : donc sur les canards et les lapins.

Les poules et les oies sont mentionnées seulement comme exemples prototypiques de la catégorie “animaux de basse-cour”. On peut discuter si un paon est un animal de basse-cour. A contrario, l’absence de provision générique limite l’application de la mesure aux êtres explicitement cités :

On doit payer l’impôt sur les poules et les oies.
Conclusion : Donc même pas sur les canards.

à moins que l’on n’invoque l’intention du législateur. La particule etc. ouvre la liste sur de nouveaux individus, mais ne donne pas de catégorisation claire.

Cette clause extensive se trouve dans les notices d’utilisation précisant le bon usage d’un objet ; le fabricant se prémunit contre de possibles actions en justice :

Barbecue fixe en béton —Attention ! Ne pas utiliser d’alcool, d’essence ou autre liquide analogue pour allumer ou réactiver le feu. (Étiquette collée sur un barbecue)

V. Topique juridique.


[1] http://www.un.org/fr/documents/udhr/], (20-09-2013)


 

Généralité de la loi, arg. de la –

L’argument de la généralité de la loi pose que la loi n’admet pas d’autres distinctions que celles qu’elle mentionne explicitement.


    • Lat. “a generali sensu”, lat. generalis “général”, sensus “pensée, idée” ; argument de la généralité de la loi. Ang. arg. from generality of rule of law.

L’argument de la généralité de la loi pose que la loi n’admet pas d’autres distinctions que celles qu’elle mentionne explicitement, ce qu’exprime l’adage latin : ubi lex non distinguit, non nobis est distinguere.

Si le règlement prévoit, en termes généraux que “l’usage du téléphone portable est interdit pendant le cours”, alors son application est générale. Les excuses qui tentent d’en restreindre la portée en disant que le règlement vaut surtout “pour les plus petites classes”, ou qu’il ne vaut pas lorsqu’il s’agit de “gérer son compte en banque”, ou “pour ceux qui ont eu une bonne note” ne sont pas recevables. Le règlement n’admet d’exceptions que pour des cas de force majeure, dûment négociés.


 

Gaspillage

L’argument du gaspillage s’appuie  sur les efforts dépensés pour inciter à persévérer dans une action dont on espère un profit mais qui jusque là n’a rien donné. Cet argument incite à persévérer, alors que l’argument du petit doigt dans l’engrenage fait pression pour qu’on s’abstienne de s’engager,


1. Le topos

L’argument du gaspillage est défini comme suit par Perelman & Olbrechts-Tyteca :

L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incitent à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, si ce n’était “que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”. ([1958], p. 375).

La définition de ce que le Traité appelle ici un « moyen » est une « technique discursive » particulière (ibid., p. 5), un type d’argument (topos), c’est-à-dire une schématisation d’ordre linguistico-cognitif.
Conformément à la tradition établie par Aristote dans la Rhétorique, le Traité introduit le topos du gaspillage par une définition suivie de deux illustrations. Le topos correspond au passage :

Puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction.

Le topos met en scène des agents impersonnels (on); des situations très générales (commencé, œuvre, entreprise, sacrifices, direction). Il met en relation les éléments suivants.

1) Une situation initiale complexe, l’argument :

(a) On a commencé une œuvre, en vue d’un bénéfice ;
(b) cette œuvre est longue et difficile ;
(c) on n’a rien obtenu (implicite).

2) Ces conditions difficiles engendrent une interrogation puis un pari :

(d) Le désespoir menace ; il possible de s’arrêter et on est tenté de s’arrêter, d’où la question “Faut-il continuer ?” Ce moment clé reste implicite dans le topos perelmanien.

(e) La situation est maintenant radicalisée,  comme un risque de tout perdre:

Soit (e1) on “renonce” et tous les efforts passés seront perdus.
Soit (e2) on continue, en “espérant” que les choses finiront par aller mieux.

Cet élément clé, l’espoir, apparaît explicitement dans le premier exemple.

(e2) est lié à (e1) par le topos des contraires :

abandonner et perdre
continuer et ne pas perdre, voire gagner (implicite).

3) D’où la conclusion (f) : “il faut poursuivre dans la même direction”.

Toutes ces conditions sont cruciales, par exemple (e) ; s’il s’agissait d’une œuvre dont les résultats sont cumulatifs (du type exercices de musculation), alors on pourrait justifier l’arrêt en disant que “c’est toujours ça de pris”.

Le schème est structuré par une concaténation d’émotions :

Espoir → tentation du désespoir → espoir renouvelé

2. Schèmes apparentés

Le topos du gaspillage est confirmé par le topos proverbial : “On ne change pas de cheval au milieu du gué” ; à quoi on réplique “Ou tu changes ou tu te noies”.
Il est vulnérable à un contre-discours du type : “On a déjà suffisamment perdu d’argent / de temps comme ça”.

Pente glissante

L’argument du petit doigt dans l’engrenage : “On ne doit pas commencer, car, si on commence on ne pourra plus s’arrêter” demande qu’on s’abstienne de s’engager dans une action, parce qu’on soupçonne qu’ensuite il ne sera plus possible de s’arrêter.
L’argument du gaspillage permet de persévérer lorsqu’on a mis le petit doigt dans ce qui semble bien être un engrenage, V. Direction.

“Fallacie des coûts irrécupérables”, ang. sunk cost fallacy

La notion d’argument des coûts irrécupérables (sunk cost argument) est discutée dans Walton 2002, Walton & al. 2008, p. 326-327. La théorie économique distingue les coûts irrécupérables (coûts rétrospectifs), déjà engagés et par conséquent perdus, et les coûts prévisionnels (coûts futurs).  Cette théorie dit que, dans la prise de décision, seuls doivent être pris en compte les coûts prévisionnels. Il s’ensuit que, pour la théorie économique, la prise en compte des coûts passés et des sacrifices déjà consentis est irrationnelle et fallacieuse (Wikipedia, Sunk cost).
Le banquier doit savoir évaluer la situation de son débiteur à tout moment et décider en fonction de cette évaluation seule, sans prendre en compte les coûts passés. Il doit savoir prendre ses pertes,  comme il sait prendre ses bénéfices, en temps voulu.

La théorie de l’argumentation constate l’existence d’un schème de raisonnement, sans forcément se mette à la remorque de la théorie économique pour l’évaluation de ce schème. Il n’est d’ailleurs pas évident d’appliquer une méthode d’évaluation qui vaut peut-être pour l’économie au raisonnement de sainte Thérèse.

3. Exemples

L’exemple suivant utilise une formule qui est fréquemment associée à ce topos lorsqu’il sert à justifier la poursuite d’une guerre “alors ils seraient morts pour rien !”. Il s’agit de la guerre d’Irak (2003-2011).

Battre en retraite équivaut à reconnaître que tous nos gars sont morts pour rien ! ” tranche l’un [des fans de John McCain[1], le soldat Carl Broberg, rentré au pays.
Marianne, 1er-10 mars 2008, p. 59.

Dans ce second exemple, les éléments clés du topos sont dispersés dans tout le passage (segments soulignés par nous). Il s’agit de la première guerre mondiale, 1914-1918.

 [Le philosophe Alain] ne croit pas à la guerre du droit. Il est favorable dès la fin de 1914 à une paix de compromis  […]. Mais il ne se fait guère d’illusions : précisément parce qu’elle est si affreuse, si meurtrière, si aveugle, si entière, la guerre est très difficile à terminer. Elle n’appartient pas, ou plus, à cette catégorie de conflits armés que des princes cyniques peuvent arrêter s’ils jugent que le coût en dépasse les gains possibles, et que le jeu n’en vaut plus la chandelle. Elle est dirigée par des patriotes, d’honnêtes gens élus par le peuple, enfermés chaque jour davantage dans les suites des décisions de juillet 1914. Les souffrances ont été si dures, les morts si nombreuses que personne n’ose agir comme si elles n’avaient pas été nécessaires. Et comment s’avancer, sans se désigner comme traître ? Plus la guerre dure, plus elle va durer. Elle tue la démocratie, dont elle reçoit pourtant ce qui perpétue son cours.
François Furet, Le Passé d’une illusion, 1995 .[2]

Selon Furet, les dirigeants des démocraties semblent considérer l’argument du gaspillage comme l’argument essentiel  pour continuer la guerre.

4. Méthode d’identification du topos

L’entrée Type d’argumentation traite de la méthode permettant d’identifier un topos dans un passage en prenant pour exemple  l’argument du gaspillage.


[1] Candidat à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle américaine de 2008.

[2] Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 65.
Lors des présentations de cet exemple des remarques ont été faites sur ce qu’il faut entendre par “diriger la guerre” et sur le fait que “la guerre tue les démocraties”. Aucune des auteurs de ces remarques n’était historien, tous étaient d’excellents connaisseurs des mécanismes de l’expression textuelle. Ces remarques se résument comme suit.
La guerre de 1914-1918 oppose deux alliances, La Triple Alliance (Empire allemand, la Double monarchie austro-hongroise et le Royaume d’Italie jusqu’en 1915 (Wikipedia), et la Triple entente, France, Royaume-Uni, Empire Russe (idem).
1 — La Triple entente est donc dirigée par deux régimes démocratiques et par un régime non démocratique, et La Triple Alliance par des régimes autocratiques, donc par « des princes cyniques de la vieille école » selon Furet.  Première remarque : On ne voit donc pas pourquoi ces régimes n’ont pas agi selon les principes que leur attribue Furet.
2 — Furet affirme que  la guerre « est dirigée par des patriotes, d’honnêtes gens élus par le peuple» ce qui ne vaut, en gros que pour la Triple Entente.
3 — On peut admettre que “la direction du conflit”, s’il existe quelque chose de tel, est une responsabilité assumée par les deux protagonistes.
4 — Furet soutient deux thèses, l’une sur le mécanisme qui prolonge la guerre, l’autre sur le fait que « la guerre tue la démocratie ». Quatrième remarque, cette dernière observation est juste dans la mesure où la guerre altère le fonctionnement de la démocratie mais si on regarde ce qui s’est effectivement passé, on constate que la guerre n’a pas détruit les démocraties, mais bien les trois régimes autocratiques qui la menaient contre les démocraties.


 

Force des choses

    • Ang. Weight of the circumstances

L’argumentation de la force majeure, par le poids ou la nature des choses, ou par les contraintes extérieures, applique au monde social et politique les mécanismes de l’argumentation par la cause telle qu’elle vaut pour le monde physique. Elle présente par exemple une décision comme déterminée causalement par le contexte : “nous n’avons pas le choix”, “aucune autre politique n’est possible” ; “ce qui se passe dans le monde nous contraint à agir ainsi”.

Les accords d’Évian mettant fin à la guerre de décolonisation de l’Algérie (1954-1962) ont été ratifiés par référendum le 1er juillet 1962. Ce référendum a été précédé d’une allocution télévisée du Général de Gaule, Président de la République Française, appelant à voter “oui” à la question : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ?»
(
oui : 99,72% des voix). Le passage suivant est extrait de cette allocution.

Personne ne peut avoir de doute sur l’importance extrême que va revêtir la réponse du pays. Pour l’Algérie, le droit reconnu à ses populations de disposer de leur sort marquera le début d’une vie toute nouvelle. Certains peuvent regretter que des préventions, des routines, des craintes aient empêché naguère l’assimilation pure et simple des Musulmans, à supposer qu’elle fût possible. Mais le fait qu’ils forment les huit-neuvièmes de la population et que cette proportion ne cesse de croître en leur faveur, l’évolution déclenchée dans les gens et dans les choses par les événements, et notamment par l’insurrection, et enfin ce qui s’est passé et ce qui se passe dans l’univers, rendent chimériques ces considérations et superflus ces regrets.
Charles de Gaulle, Allocution radiotélévisée du 20 décembre 1960.[1]

À cette argumentation, par le poids des choses, s’oppose l’argumentation volontariste, qui nie précisément ce déterminisme : “là où il y a une volonté, il y a un chemin”.

En mai-juin 1940, les armées belges, britanniques, françaises et néerlandaises sont mises en déroute par l’armée allemande nazie. Dans une situation qui semblait à beaucoup totalement désespérée, le Général Charles de Gaulle rejeta l’armistice qui venait d’être signé par le Maréchal Pétain, et depuis Londres, appela sur la BBC à la poursuite de la lutte.

Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l’ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui.
Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non !
[…]
Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas.
Charles de Gaulle, Appel du 18 juin 1940. [2]

Argumentation volontariste et argumentation par la force des choses peuvent se combiner.

Argument naturaliste

En droit, l’argument naturaliste renvoie à l’hypothèse d’un législateur impuissant parce qu’il est impossible de légiférer dans certains domaines, ou d’un juge impuissant qui renonce à faire appliquer la loi, dans certaines occasions, V. Topique juridique.

L’argument naturaliste est également exploité dans le domaine de la loi religieuse.

Luther utilise cet argument à propos de l’interdiction du mariage des prêtres dans l’église catholique romaine. Selon lui, la plupart des prêtres ne peuvent pas se passer de femme, ne serait-ce que pour leur ménage :

Le pape n’a pas pouvoir pour prononcer pareille interdiction, pas plus qu’il n’a pouvoir pour interdire le boire, le manger et les issues naturelles, ou pour défendre de grossir. Aussi personne n’est-il tenu à observer ses prescriptions.
Martin Luther, À la noblesse chrétienne de la nation allemande, sur l’amendement de l’état de chrétien [1520].[3]

La fallacie naturaliste (naturalistic fallacy valorise systématiquement le naturel, V. Fallacieux 3. L’accusation de fallacie naturaliste peut servir à réfuter l’argument de la force des choses.

L’argument naturaliste n’a rien à voir avec la fallacie descriptiviste (descriptive fallacy, qui est une forme de fallacie d’expression.


[1] http://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00063/allocution-du-20-decembre-1960.html, (20-09-2013).
[2] http://www. charles-de-gaulle.org/pages/l-homme/dossiers-thematiques/1940-1944-la-seconde-guerre-mondiale/l-appel-du-18-juin/documents/l-appel-du-18-juin-1940.php] (20-09-2013).
[3] Martin Luther, Les grands écrits réformateurs, trad. par M. Gravier, Paris, GF-Flammarion, p. 158.


 

Force d’un argument

Force d’un argument

On parle de force au sens de argument par la force; argument de la force des choses; et de la force d’un argument.

— Argument par la force: V. Menace ; Dilemme
— Argument de la force des choses
Force d’un argument

Force d’un argument

Un argument peut être dit fort dans l’absolu ou relativement à un autre argument. La notion graduelle de force d’un argument s’oppose à la notion binaire d’argumentation valide ou non valide. Cette force est évaluée en fonction de différents critères.

1. Force inhérente à certains types d’arguments

Dans les domaines scientifiques, pour être fort, un argument doit avant tout être probant, démonstratif. Pour cela, il doit relever d’un ou de plusieurs domaines scientifiques, et l’argumentation qu’il soutient se développer selon les méthodes acceptées dans ce ou ces domaine et reposer sur des calculs corrects,
L’argument fort correspond à l’argument ad judicium au sens de Locke.

Dans le langage ordinaire, on peut considérer que certains schèmes d’argumentation sont par nature plus forts que d’autres par exemple, un partisan de la loi naturelle estime qu’un argument fondé sur la nature des choses, telle que l’exprime une définition essentialiste, est plus fort qu’un argument pragmatique. Un esprit pragmatique pensera l’inverse, V.  Définition 1 ;

2. Force et efficacité

Estimée par rapport à un but comme la persuasion, l’argument le plus fort sera celui qui fait le mieux et le plus rapidement atteindre ce but, qu’il s’agisse de vendre un produit ou de faire élire un candidat. Le degré de force d’un argument lui est attribué après une étude d’impact sur le public concerné, V. Persuasion.

3. Force d’un argument et acceptation par un type d’auditoire

La Nouvelle rhétorique définit la force de l’argument en fonction de l’ampleur et de la qualité des auditoires qui l’acceptent, V. Persuader ; Orateur.

4. Force et renforcement linguistique des arguments

Les arguments orientés vers une certaine conclusion appartiennent à la même classe argumentative ; ils possèdent tous, en ce sens, une certaine force pour cette conclusion. Au sein de la même classe argumentative, la force d’un argument peut être déterminée en référence à une gradation objective comme l’échelle des températures, ou être simplement attribuée à l’argument par le locuteur qui valorise tel argument par rapport à tel autre. Cette différence est marquée au moyen de morphèmes argumentatifs.
Les transformations des agencements des arguments selon leur force relative sur les échelles argumentatives sont régies par les lois de discours.


 

Fond, Arg. sur le —

Argument portant sur le FOND de la discussion

Les arguments sur le fond traitent de l’objet du débat, l’ensemble des arguments qui contribuent à construire une réponse pertinente à la question. L’argument sur le fond n’est pas un type d’argument.

Dire qu’un argument porte sur le fond du débat c’est dire qu’il est pertinent pour le débat, et qu’il constitue une contribution substantielle à la discussion.
En anglais, ils sont dits argument addressed to the thing ; to the point, to the matter; on the merits ou on the substance of the case;  dealing with the matter (at hand).

D’un point de vue évaluatif, les arguments sur le fond sont les seuls dont la force et la valeur méritent d’être discutées et qui doivent être conservées dans le dossier de l’affaire.
Cela ne signifie pas qu’ils sont automatiquement validés. Une partie peut, par exemple, invoquer un précédent, ce qui est clairement une démarche légitime et substantielle. Le précédent peut cependant être critiqué et rejeté, par un argument montrant que les faits allégués comme des précédents ne sont pas suffisamment similaires aux faits discutés. Bien que sur le fond, cet argument  est finalement déclaré non pertinent pour la présente discussion.

La discussion sur le fond est évitée, par exemple, lorsqu’une personne accusée de corruption et de détournement de fonds publics répond à l’accusation par une contre-accusation de misogynie, en utilisant un argument classique substituant une arrière-pensée privée et potentiellement honteuse à une bonne raison publique et honorable, V. Mobiles et motifs

Comme les arguments dits ad judicium ou ad rem,  les arguments sur le fond ne sont pas des types d’argument, c’est-à-dire des formes de raisonnements menant à une conclusion, comme le raisonnement par analogie ou par les contraires. N’importe quel type d’argument peut en principe être ou ne pas être utilisé pour discuter du fond ou de la forme d’un débat.

1. Argument sur le fond et argument sur la forme

Les arguments sur le fond du débat sont complémentaires des arguments sur la forme du débat, qui portent sur les conditions dans lesquelles se déroule la discussion. Ces derniers ont trait au cadre, à la procédure et aux règles selon lesquels la question est traitée.
Par exemple, les participants peuvent objecter à la tenue d’une réunion que les documents nécessaires à leur bonne information ne leur ont pas été distribués à temps ; ou que le quorum n’est pas atteint.

2. Argument sur le fond et argument  fondés sur le logos

Des associations trompeuses pourraient conduire à penser que les arguments liés au logos sont logiques et donc objectifs, qu’ils traitent des objets eux-mêmes et, par conséquent, de la substance et du fond des choses en discussion. En tant que tels, les arguments dérivés du logos s’opposeraient alors aux arguments éthotiques et pathémiques, ces derniers étant davantage liés à la subjectivité, du moins en apparence.

Dans l’argumentation quotidienne, tout comme les arguments “logo-iques”, les arguments éthotiques et pathémiques exploitent le logos, entendu comme langage et discours. Dans une situation argumentative, c’est la question seule qui détermine l’objet, la substance du débat. Autrement dit, il ne suffit pas pour un argument de se référer à un objet ou à un événement, il faut encore que cet objet soit l’objet du débat.

Les arguments faisant référence à des personnes, à leurs valeurs et à leurs émotions sont substantiels (ad rem et ad judicium) dans la mesure où ils sont pertinents pour la question. Le rappel des condamnations antérieures d’une personne n’est pas dénué de pertinence dans tous les contextes. La description de l’état de choc émotionnel dans lequel la victime a été trouvée, par exemple, peut être pertinente pour le tribunal. Le problème est de distinguer les aspects de la personnalité qui sont pertinents pour la discussion de ceux qui ne le sont pas.

3. Argument sur le fond et argument périphérique

Il en va de même pour les arguments indirects périphériques qui exploitent les circonstances  des  événements constituant l’affaire discutée.
Un argument sur la personne, par exemple, peut être un argument sur le fond selon sa pertinence pour la discussion : “Le témoin déclare avoir vu le suspect près du lieu du crime, au moment du crime” ; ou non : “Le témoin déclare que le suspect est un bon ami à lui”.


 

Foi — Superstition

Foi – Superstition

Foi vient du latin fidesfoi, confiance, force persuasive”.
Fides et foi appartiennt au lexique rhétorique du latin comme du français contemporain, où ils désignent le résultatif de l’acte de persuader, la persuasion:

fidei causa Sall. J. 85, 29, pour inspirer confiance ;
res quæ ad fidem faciendam valent Cic. de Or. 2, 121,
les ressorts qui servent à emporter l’adhésion (persuader)
imminuere orationis fidem Cic. de Or. 2, 156,
affaiblir la (confiance dans un discours) force persuasive d’un discours


1. Foi et argumentation

1.1 Les contenus révélés comme arguments

Les vérités révélées peuvent être utilisées comme arguments condamnant ou justifiant une certaine conduite ; nous suivons la Loi parce que notre Dieu nous l’a donnée ; parce que nous l’aimons ; parce qu’Il récompensera ses fidèles, les bons, et punira les méchants ; nous nous abstenons de telle nourriture parce qu’Il l’a voulu ainsi.

Les appels aux croyances religieuses peuvent être rejetés comme des appels à la superstition.

1.2 Les contenus révélées comme vérités

Certains théologiens opposent la foi à la raison et à l’argumentation. Selon saint Ambroise, cité par Thomas d’Aquin « qu’on rejette les arguments là où c’est la foi qu’on cherche » (Thomas d’Aquin, Somme, Part. 1, Quest. 1, Art. 8 Cette doctrine argumente-t-elle ?). Les vérités révélées ont la préséance sur toutes les autres formes de vérité ; essayer de démontrer une vérité révélée serait la dégrader.
Par ailleurs, pour un croyant, les arguments fondés sur la foi ne doivent pas être confondus avec les arguments fondés sur l’autorité ; la première est d’origine divine, la seconde humaine. Savoir si la tradition religieuse est d’origine humaine ou divine est une question qui divise les théologiens. En tout cas, la foi est autre chose que la soumission à l’autorité.

Mais la préséance de la foi n’invalide pas la nécessité de l’argumentation ; Thomas d’Aquin distingue trois types de situations argumentative, selon que le prédicateur ou le missionnaire s’adresse à des chrétiens, à des hérétiques ou à des incroyants.

Vis-à-vis d’un auditoire chrétien, l’argumentation est utile dans deux cas, d’une part pour mettre en relation deux articles de foi, dont on montre que l’un est logiquement déductible de l’autre, par exemple, si l’on croit à la résurrection du Christ, on doit croire à la résurrection des morts.
D’autre part, elle permet d’étendre le domaine de la foi à des vérités secondes, dérivées des vérités premières. L’argumentation permet la manifestation de ces vérités secondes.
Ces argumentations renforcent la cohérence du corps de doctrine.

Face aux hérétiques qui sont d’accord sur un point du dogme, l’argumentation permet de montrer qu’ils doivent aussi accepter les autres. On retrouve le premier des cas précédents. C’est une argumentation par la cohérence du dogme.
Pour les hérétiques comme pour les croyants, l’argumentation de la foi est fondée sur des arguments postulés comme vrais parce que tirés du corpus des vérités révélées.

Face aux incroyants, l’argumentation par la cohérence du dogme ne fonctionne pas, puisqu’il n’y a pas de connaissance partagée.
L’argumentation est alors essentiellement ad hominem. On montre par l’argumentation que leurs croyances sont contradictoires (Trottman 1999, p. 148-151).

On voit que le Docteur Angélique n’excluait pas du champ de l’argumentation les situations de désaccord profond, V. Désaccord.

2. Ad superstitionem, “Appel à la superstition”

Lat. arg. ad superstitionem, de superstitio, « superstition ; observation trop scrupuleuse ; objet de crainte religieuse ; vénération » (Gaffiot, Superstitio).

Un croyant légitime certaines de ses actions par ses croyances :

Je ne travaille pas le dimanche, parce que Dieu l’a ordonné ; parce que lui-même s’est reposé le dimanche
Je suis contre le mariage homosexuel parce que Dieu a créé l’homme homme, et la femme, femme.

Un libre penseur considère que ces croyances sont des superstitions et que ces justifications sont fallacieuses.

L’étiquette “appel à la superstition” a été introduite par Bentham en lien avec les institutions politiques. Si l’on croit que ces institutions sont fondées dans la loi divine, alors elles sont tout aussi intouchables que la Parole qui les a établies : le Régime existant est sacré, et nous avons juré de le conserver.
Bentham considère que ce genre de justification de l’immobilisme est sophistique, V. Topiques politiques :

Sophisme des serments ; ad superstitionem : “Mais nous avons juré !
Sophisme des lois irrévocables : “Mais cela nous obligerait à changer la loi !” ([1824], p. 402)

Il soutient que les institutions et les lois doivent évoluer, et qu’en conséquence, il n’y a pas d’engagement irrévocable (irrevocable commitment).
Dans une conception religieuse du pouvoir, les engagements politiques pris sous serment engagent la divinité ou quelque pouvoir surnaturel sacré. Les Pères Fondateurs “qui en savaient plus que nous” et “à qui nous devons tout” sont sacralisés. Manquer à cet engagement constituerait non seulement un manque de respect vis-à-vis des Puissances fondatrices, mais aussi une faute religieuse ou morale susceptible d’attirer une vengeance surnaturelle.
On peut supposer que ces menaces sont la contrepartie de promesses récompensant la soumission à la loi surnaturelle. Dans ce cas, l’argument représente une version quelque peu matérialiste de l’argument de la foi.

Les citoyens ordinaires, non cyniques, considèrent que les politiciens doivent honorer leurs engagements électoraux. Il serait difficile pour les politiciens défaillants d’invoquer le sophisme d’engagement irrévocable pour justifier perpétuellement leurs renversements d’alliance et de programmes.

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Lat. ad fidem; de fides, “foi; confiance”
fidei causa Sall. J. 85, 29, pour inspirer confiance ;
res quæ ad fidem faciendam valent Cic. de Or. 2, 121, les ressorts qui servent à emporter l’adhésion (persuader)
imminuere orationis fidem Cic. de Or. 2, 156, affaiblir la (confiance dans un discours) force persuasive d’un discours

 


 

Vague — Flou

Sens INDÉTERMINÉ – VAGUE – FLOU

1. Variétés de l’indétermination du sens

Les langages logiques, formels et scientifiques se distinguent du langage naturel par leur univocité. À chaque chaîne signifiante (terme ou expression), simple ou complexe, correspond une référence unique, et une seule une signification ; ces langages n’admettent pas l’interprétation.
De telles chaînes ne connaissent ni le vide de sens (le non-sens), ni l’obscurité, ni le flou (le vague), ni l’ambiguité, ni la multiplicité des sens (ambiguïté), ni les variations de sens dans un discours comme dans domaine.

Dans le langage ordinaire, l’interprétabilité des chaînes signifiantes n’est pas garantie. Une chaîne signifiante peut être :
— Vide de sens, ou ininterprétable (non-sens) : “abo rolo”
Dans le cas le plus général, il est impossible d’attribuer au segment linguistique un sens quelconque. On ne lui trouve pas de paraphrase satisfaisante  (acceptable dans ce contexte). Le texte est totalement obscur, il pose un défi interprétatif, il est inexploitable par le récepteur, qui peut éventuellement se rabattre sur des associations, libres ou savantes, fondées sur le signifiant de la chaîne linguistique considérée.

— Obscure. La chaîne signifiante est formée de mots ou de quasi-mots.  Il est difficile de lui attacher la moindre interprétation : Prophéties de Nostradamus.
Un texte énigmatique n’est pas un texte obscur, dans la mesure où on suppose que l’énigme a une clé, qui peut éventuellement être trouvée au terme d’un cheminement interprétatif.
La coexistence dans un même discours d’orientations incompatibles est une cause majeure d’obscurité pragmatique.

— Floue ou vague. Il est possible d’attacher à la même chaîne signifiante  plusieurs interprétations également douteuses et discutables.
On parle de flou et de vague à propos de phénomènes limites qui apparaissent particulièrement à propos de la catégorisation et de la définition.
Le vague du discours peut être également lié aux questions de généralisation et de particularisation.

Ambigüe. Une  chaîne signifiante est ambigüe si on peut lui plusieurs interprétations nettes, stables,  distinctes et incompatibles. L’interprétation hésite entre deux ou plusieurs sens possibles pour le même segment. Le contexte peut faire disparaître l’ambiguïté

— Instable. Le sens d’une même chaîne peut varier ou s’obscurcir,  dans un même discours, V. Objet de discours.

Globalement, ces cinq caractéristiques — non-sens, obscurité, flou, ambiguïté, instabilité — opposent le langage scientifique, qui est le prototype du langage transparent, au langage naturel qui comporte nécessairement une part d’opacité.

Si l’on définit l’activité de raisonnement à partir du raisonnement logico-scientifique, alors l’incertitude du sens dans le discours ordinaire fait apparaître le langage naturel comme un mauvais milieu particulièrement peu favorable au développement du raisonnement.

2. Exploitation argumentative de l’incertitude sémantique

Le sens d’un discours est le produit d’une activité rhétorique d’expression et d’une activité herméneutique d’interprétation. Le sentiment d’incertitude du sens, peut avoir sa source  dans l’incertitude de l’expression ou dans celle l’interprétation.
Ce sentiment d’indétermination se matérialise par un jugement porté par le récepteur. Comme le jugement de clarté, il peut varier avec les récepteurs.

Dans le cas de discours argumentatifs, le jugement d’incertitude porté sur un discours sert à le réfuter.  Le discours cible est invalidé sur le plan logique et rejeté sur le plan interactionnel, V. Destruction du discours. On lui dénie toute pertinence pour l’échange en cours. Comme tous les jugements, le jugement d’incertitude demande donc à être justifié.
Dans certains genres de discours et d’interaction, le sentiment d’incertitude peut être vu, à juste titre, comme une richesse stimulant l’interprétation. Ces discours exploitent positivement ce que le discours argumentatif rejette comme fallacieux.

L’interprétation d’un discours tient compte du genre et du type d’échange dans lesquels entrent ce discours, et avant tout de son contexte immédiat, de l’échange auquel il apporte une contribution. On peut réfuter une accusation d’indétermination en montrant que l’indétermination est levée par la prise en compte d’un ou plusieurs de ces éléments.

Le dialogue collaboratif joue un rôle essentiel dans la levée de l’indétermination ou de la sous-détermination, lorsque le discours n’atteint pas le niveau de pertinence requis par l’échange.

3. Flou

3.1 Le mot flou

Flou se dit d’un style artistique (dessin, gravure, peinture, sculpture, photographie) où les traits et les coloris sont “légers, estompés, adoucis, indécis, dégradés” (d’après TLFi, Flou).  Jugé du point de vue d’une esthétique classique, ce caractère flou est vu comme un « manque de vigueur, de netteté » et interprété comme une insuffisance technique. L’expression “flou artistique” renvoie à l’usage calculé du flou dans un but esthétique, ou dans une tentative de dissimuler des insuffisances de tous ordres. De façon analogue, un discours flou est suspecté de dissimuler des intentions cachées.
Le flou s’oppose au net. La perception des objets est nette si ses contours se détachent de leur environnement, et si on peut observer les détails. Elle est floue si la forme des objets n’est pas perceptible. De façon analogue, le flou brouille les frontières entre les catégories, efface leurs différences, mettant ainsi en continuité des catégories distinctes.
Flou et vague se définissent réciproquement, et s’opposent également au clair, au net et au distinct. Ils ont la même orientation négative.

3.2 Frontières inter-catégorielles et chevauchement des catégories

L’appartenance à une catégorie peut être définie en référence à un ensemble d’êtres appartenant typiquement à la catégorie. On doit alors distinguer, à la périphérie de la zone nette qui rassembles les êtres prototypiques de la catégorie, une zone de plus en plus floue. Cette zone est peuplée de cas-limites, constitués par les objets qui appartiennent de moins en moins à la catégorie, et qui relèvent plutôt d’autres catégories.
Les arguments a pari, a contrario et par les contraires jouent sur les phénomènes de continuité / discontinuité des catégories, en privilégiant le rattachement d’un être à telle catégorie ou à telle autre. Cette zone frontière est une zone de discussion.

— Le flou comme zone  ouverte à la discussion
Peirce (1902) définit le mot anglais vague en relation avec les variations de jugement des locuteurs.

Vague (in logic) [Lat, vagus, rambling, indefinite]: Ger. unbestimmt ; Fr. vague ; ­Ital. vago. Indeterminate in intention.
A proposition is vague when there are states of things concerning which it is intrinsically uncertain whether, had they been contemplated by the speaker, he would have regarded them as excluded or allowed by the proposition. By intrinsically uncertain we mean not uncertain in consequence of any ignorance of the interpreter, but because the speaker’s habits of language were indeterminate ; so that one day he would regard the proposition as excluding, another as admitting, those states of things. Yet this must be understood to have reference to what might be deduced from a perfect knowledge of his state of mind ; for it is precisely because these questions never did, or did not frequently, present themselves that his habit remained indeterminate.

— La logique floue (fuzzy logic) formalise la notion de flou comme zone frontière où fusionnent deux zones sur une échelle graduée. Par exemple, sur l’échelle des températures, la zone “il fait bon” chevauche les zones “il fait froid” et “il fait chaud”.

Ce que dit Pierce au sujet des zones floues comme zones de variabilité des jugements individuels s’applique au cas de l’échelle des températures. Peirce pose le problème dans le cadre de la psychologie individuelle où l’on pourrait avoir accès à « une connaissance parfaite de son état d’esprit. » Il considère que l’errance des jugements est liée au fait que les situations de flou sont « peu fréquentes », ce qui est discutable.
La situation peut être décrite non plus comme une variation du jugement individuel mais comme une variation des jugements interindividuels, qui peuvent ouvrir, dans le cas des températures, une discussion, pas forcément inoffensive sur le temps qu’il fait. Les zones floues sont des zones argumentatives.

Unanimité de jugement : 1 : il fait froid
3 : il fait bon
5 : il fait chaud
On en discute :  2 : il fait froid / il fait bon
4 : il fait bon / il fait chaud

À l’intérieur de la zone correspondant aux lexèmes froid resp. chaud, l’intensifieur très définit deux sous-zones argumentatives auxquelles s’appliquent la même représentation :

On en discute : TF: il fait froid / il fait très froid
TC: il fait chaud / il fait très chaud

3. Vague, précis, pertinent

Une information peut être dite floue, vague ou précise. Selon le principe de quantité de Grice, la pertinence d’une information est relative à la conversation qu’elle alimente. Le principe de quantité demande que soit fournie exactement la quantité d’information nécessaire, ni plus ni moins (V. Principe de coopération). Trois amis voient passer une belle auto:

L1        — Ça peut coûter combien, une belle auto comme ça?
L2        —  Bien 50 000 euros
L3        —  58225 euros hors taxe, plus les options

La réponse L2  n’est ni floue ni vague mais suffisante, elle fournit un ordre de grandeur qui est parfaitement approprié au fil d’une conversation de bistrot. Si les participants ont des revenus très moyens,  elle donne à la conversation une orientation claire  :

Il faut tout de même être riche pour avoir une voiture comme ça.

La réponse L3 est plus précise, mais le degré de précision est inutile pour cette conversation.

Un acheteur avec un vendeur :

L1      — Et ce modèle, il vaut combien?
L2      — Dans les 50 000 euros
L3      — 58225 euros hors taxe, plus les options.

Les réponses de L2 et L3ne viennent pas au même moment de l’interaction. La réponse de L2 n’est pas floue, au sens où elle donne un ordre de grandeur parfaitement adapté alors que le client parcourt les allées de la salle d’exposition. En revanche, la réponse L3 est seule adaptée au moment de signer la vente.