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Apparentés

Argumentations fondées sur des termes APPARENTÉS

Différents types d’argumentations sont fondés sur le fait que deux termes sont “apparentés”, selon le type de lien que ce terme recouvre :

  1. Apparentement étymologique, V. Sens vrai du mot.
  2. Apparentement morpho-lexical, V. Dérivés.
  3. Rapport de ressemblance phonique ou graphique, V. Paronymie.
    • Lat. arguments a conjugata; de conjugatus, “apparenté, de la même famille”.

 

Apagogique

    • L’adjectif apagogique provient d’un mot grec signifiant “détourné”. Le mot est surtout utilisé en droit.

L’argument apagogique est une forme d’argument par l’absurde :

L’argument apagogique suppose que le législateur est raisonnable, et qu’il n’aurait pas pu admettre une interprétation de la loi qui conduirait à des conséquences illogiques ou iniques (Perelman 1979, p. 58).

L’argument de l’intention du législateur demande qu’en cas de doute, la loi puisse être interprétée positivement en fonction du but que poursuivait explicitement le législateur,  c’est-à-dire le corps législatif, en votant cette loi. L’argument apagogique représente le volet négatif de cette possibilité, en interdisant les interprétations présupposant un législateur irrationnel ou malveillant.

Avec les arguments par analogie, a contrario et a fortiori, l’argument apagogique est l’un des quatre types d’arguments prévalents en droit (d’après Alexy 1989, cité dans Kloosterhuis 1995, p. 140), V. Topique juridique.


 

Antithèse

ANTITHÈSE

L’antithèse met en parallèle deux contenus opposés. Elle  peut consister en une simple juxtaposition de mots antonymes “Les riches. Les pauvres”, et se développer  jusqu’à des tableaux contrastés opposant “Vie des puissants / Vie des humbles”.

1. Antithèse et diptyque argumentatif

La situation argumentative émerge avec le constat d’un point de confrontation ratifié comme tel, une stase. Elle se développe en un diptyque, constitué par la confrontation de deux schématisations, c’est-à-dire deux descriptions–narrations des faits d’orientations opposées, appuyant des conclusions opposées. À ce niveau, le dialogue peut parfaitement se réduire à un “dialogue de sourds”, où rien du discours de l’un ne se fait entendre dans le discours de l’autre. Ce type de situation argumentative élémentaire correspond à l’antithèse dialogale

La confrontation peut être reprise en un monologue structuré juxtaposant les deux volets de ce diptyque. L’antithèse monologale ainsi créée met en scène une antiphonie, deux voix tenant des discours incompatibles sur un même thème. C’est typiquement le cas de la délibération intérieure, où le locuteur se situe dans la position du tiers, de celui qui va et vient d’une position à l’autre, V. Question délibérative.
L’antithèse monologale peut exprimer une opposition de type dilemme ou opposition-et :

J’admire ton courage et je plains ta jeunesse. (Corneille, Le Cid 2, 2, v. 43 [1]

Lorsque le locuteur s’identifie clairement à l’un des deux énonciateurs, l’équilibre des deux voix est rompu en faveur d’une des positions, qui l’emporte sur l’autre. On a affaire à une opposition-mais, ouverte sur un dépassement de l’antithèse :

… mais je plains ta jeunesse, je ne répondrai pas à tes provocations.

2. L’antithèse, figure et argument

Un discours comme le suivant correspond à une argumentation complète structurée par le topos des contraires,

C’est quelqu’un de soumis aux forts, je n’aimerais pas me retrouver face à lui en position de faiblesse. D1

Il en va de même pour la description auto-argumentée :

Il est soumis avec les forts et dur avec les faibles. D2

Alors que, dans D1, “dur avec les faibles”, le second membre du topos, reste sous-entendu, D2 correspond à une actualisation complète du topos. Mais les deux discours reposent sur les mêmes mécanismes, l’argumentation est “valide” dans la mesure où le portrait est “vrai” ; l’un et l’autre sont “convaincants”.
Les ressorts de la description et de l’argumentation, de la figure et de l’argument sont les mêmes.


[1] Cité dans Lausberg [1960], § 796.


 

Ad populum

Provocatio ad populum, lat. provocatio, appel, droit d’appel ; populus, “peuple”.

Dans la Rome antique, la provocatio ad populum ou “droit d’appel au peuple ” est l’ultime recours prévu par la procédure judiciaire.

Dans le domaine politique,
— L’étiquette ad populum est toujours utilisée pour désigner les discours et arguments des orateurs populistes ou démagogues.
— L’appel ad populum correspond à la lettre à l’appel direct au peuple citoyen.

1. Orientation argumentative du mot peuple

Le terme peuple est susceptible de prendre des orientations argumentatives opposées.
— Le peuple populace. L’individualiste, qui pense que toute vertu réside dans l’individu, peut conclure par application du topos des contraires, que le peuple est corrompu, et que par conséquent, toute argumentation ad populum est fondamentalement fallacieuse. Le peuple devient la populace, V. Mépris.

— Le peuple citoyen. À l’opposé, l’adage vox populi vox dei “voix (vox)  du peuple, voix de Dieu (deus)” confère au populus une sorte d’infaillibilité.
À l’accusation de fallacie ad populum répond la contre-accusation d’arrogance (ad superbiam), commise par celui qui considère que le peuple est intrinsèquement corrompu (popular corruption).
Dans un effet de composition hardie, soutenu par une analogie, Aristote proclame la supériorité de la multitude sur l’élite. La discussion porte sur le régime démocratique; « [confier] le pouvoir souverain à la multitude plutôt qu’à une élite restreinte » est une solution «défendable», et peut-être même la bonne solution.

La multitude en effet, composée d’individus qui, pris séparément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise en corps, de se montrer supérieure à l’élite de tout à l’heure, non pas à titre individuel, mais à titre collectif : c’est ainsi que les repas où les convives apportent leur écot sont meilleurs que ceux dont les frais sont supportés par un seul. (Aristote, Politique)[2]

2. La provocatio ad populum dans le domaine judiciaire

Dans la Rome républicaine, l’appel au peuple, la provocatio ad populum, correspondait à un droit d’appel (jus provocationis) dans les procès criminels. En vertu de ce droit, en dernier ressort, l’accusé citoyen romain pouvait porter sa cause devant le populus. Par populus il faut entendre l’ensemble des citoyens romains constitué en corps politico-judiciaire dans les “comices centuriates” où votent les citoyens complets, groupés en centuries (catégories censitaires).
Le populus est donc bien distinct du vulgus ou de la plebs, en tant que groupe réuni par hasard et politiquement inorganisé.
Vox populi, vox dei  : Lorsque le populus en tant que tel est assemblé, il fait entendre la voix (vox)  des dieux (dei, sg. deus).

Ce droit est lié à la République : « La tradition prétend que l’année même de la République fut créée par une loi du “consul” Publicola la provocatio ad populum » (Ellul [1961], p. 278). Avec l’empire, « la provocatio ad Cæsarem a évincé la provocatio ad populum » (Foviaux 1986, p. 61), c’est-à-dire qu’en dernière instance, on n’implore plus le peuple, mais César.
La demande de grâce présidentielle rappelle la provocatio ad Cæsarem. La provocatio ad populum est une voie de recours judiciaire, n’ayant pas grand-chose à voir avec ce qu’on appelle parfois argument ad populum, ou argument populiste, qui relève de la sphère du politique.

3. Ad populum dans le domaine politique

3.1 Appel au peuple, référendum et plébiscite

“Par la volonté du peuple”

Le principe du suffrage universel a consacré la prééminence de la majorité, en principe dûment éclairée. V. Consensus.

En politique l’appel au peuple couvre le référendum et le plébiscite. Plébiscite vient du latin plebis scitum “décret du peuple” ; de même, le référendum est une procédure qui réfère une décision au vote populaire.
Dans le parler contemporain, les usages se sont spécialisés, autour de l’idée de peuple biface le peuple citoyen  instance politique à qui on réfère et qui décide souverainement par le référendum, et le peuple populace manipulée par le plébiscite.

Alors que sous l’ancien régime le roi tirait sa légitimité de sa filiation et de l’onction divine, le Tiers État de 1789 se réclame de la volonté du peuple, dont il était le représentant. Cette volonté avait une force de légitimation supérieure à celle de l’autorité royale, comme en témoigne la célèbre réplique du Comte de Mirabeau au Marquis de Dreux-Brézé qui, le 23 juin 1789, sommait l’Assemblée Nationale, de quitter la salle du Jeu de Paume :

Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes.

Sous la Révolution, le peuple cumule les pouvoirs suprêmes en matière de décision dans tous les domaines intéressant la vie sociale.  Il détient les pouvoirs politiques comme le pouvoir judiciaire. Par l’appel au peuple on demande au peuple de trancher, et sa décision est irrévocable. L’argument ad populum en ce sens est un argument justificatif suprême, “le peuple l’a voulu ainsi”.
En matière constitutionnelle le peuple est l’instance décisionnelle directe et suprême, l’expression “appel au peuple” est utilisée pour désigner le référendum qui approuve la Constitution de l’an I, adoptée le 24 juin 1793.

Le peuple contre le peuple

Sous la Révolution, le peuple cumule les pouvoirs suprêmes en matière de décision dans tous les domaines intéressant la vie sociale.  Il détient les pouvoirs politiques comme le pouvoir judiciaire. Par l’appel au peuple on demande au peuple de trancher, et sa décision est irrévocable. L’argument ad populum en ce sens est l’argument suprême, “le peuple l’a voulu”.
Ayant jugé Louis XVI, la Convention délibère, fin 1792 et début 1793, de la peine à infliger au roi et de ses modalités d’application. Le député Salles demande

Que la Convention, après avoir déclaré le fait que Louis est coupable, renvoie au peuple l’application de la peine (p. 860) [1]

Buzot formule comme suit cette proposition « d’appel au peuple »

Après avoir jugé Louis comme individu, et prononcé avec toute la sévérité d’un juge, il me reste à examiner la proposition d’appeler au peuple pour la confirmation du jugement. (P. 875)

Robespierre récuse cet appel au peuple, par un distinguo :

Je ne vois, moi, dans ce prétendu appel au peuple qu’un appel de ce que le peuple a voulu, de ce que le peuple a fait, au moment où il déployait sa force, dans le temps seul où il exprimait sa propre volonté, c’est-à-dire dans les temps de l’insurrection du 10 août, à tous les ennemis secrets de l’égalité. (P. 877)

Pour Robespierre, le peuple  à qui le Girondin Salles veut en appeler est le peuple des provinces qui regroupe « les ennemis secrets de l’égalité » Il lui oppose le peuple de l’insurrection parisienne du 10 août, et interprète l’appel de Salles comme une tentative pour jouer le premier contre le second. Le 15 janvier 1793, l’Assemblée répond “non” à la question:

Le jugement de la Convention nationale contre Louis Capet sera-t-il soumis à la ratification du peuple, oui ou non ?

L’affaire Louis Capet est un procès politique. En matière constitutionnelle le peuple est également l’instance décisionnelle directe et suprême. L’expression “appel au peuple” est utilisée pour désigner le référendum qui approuve la Constitution de l’an I, adoptée le 24 juin 1793.

3.2 L’appel ad populum est-il populiste ?

L’étiquette descriptive et évaluative “argument ad populum” évoque l’argumentation populiste. Les arguments du discours populiste sont condamnés parce qu’orientés vers des actions  condamnables qui ont prouvé au 20e siècle qu’elles mènent le monde à la catastrophe.

Le Leader populiste se prend pour un Guide (Caudillo, Duce, Führer).
Son discours excite le peuple contre les élites ; sous couvert de critique du système et de la corruption, il s’en prend de fait aux institutions démocratiques.
Il promeut les valeurs négatives comme la haine de l’autre et la xénophobie.
Il excite les gens pour les pousser à agir sur la base de d’émotions instinctives, non contrôlées (par opposition à des conclusions réfléchies et critiquées).
Il appelle à l’action directe impulsive et à la satisfaction immédiate.
Il fait des promesses inconsidérées ; il laisse croire que les solutions qu’il propose sont les seules possibles et faciles à mettre en œuvre, qu’elles feront des miracles, et qu’elles n’auront aucune conséquence négative, etc.

Pour l’analyste accusateur, le mot populiste désigne les anciens et nouveaux “démagogues”, qui font en vue d’un pur bénéfice électoral, des promesses auxquelles ils ne croient pas eux-mêmes. À ce discours populiste, on oppose le discours de la réforme, du parler vrai, du juste milieu ou de la rigueur.
La juste condamnation du discours dit populiste peut être détournée de façon à englober indistinctement toutes les revendications populaires, “toujours exagérées”, “impossibles à satisfaire” ; elles “déséquilibrent  le budget” et “conduisent à la ruine et à une dictature révolutionnaire” etc.  Sous le Front Populaire, à propos des accords de Matignon,  Le Figaro écrivait :

Hélas combien de milliers   de familles, combien de tout petits bourgeois sont en ce moment inquiets, et se demandent ce que deviendront leurs pauvres économies à l’arrivée de ce gouvernement révolutionnaire ? [3]

On voit que l’argument populiste n’est pas un type d’argument, comme l’argument par analogie. Du point de vue formel, il s’agit d’un argument par les conséquences négatives, qui sont rejetées pour des raisons de contenu.
L’argument ad populum a été déclaré formellement fallacieux parce qu’étroitement dépendant des croyances d’un groupe, parce que faisant essentiellement appel au pathos et manquant de pertinence.

Appel aux croyances d’un groupe — Ancêtre du discours populiste, l’argument ad populum est parfois défini comme un argument qui part de prémisses admises par l’auditoire, au lieu de partir de prémisses universelles. Elle viserait donc l’adhésion et non pas la vérité (Hamblin 1970, p. 41 ; Woods et Walton 1992, p. 69). En ce sens, toute argumentation rhétorique ou dialectique est ad populum. L’argumentation ad populum n’est alors pas différente de l’argumentation sur les croyances de l’auditoire, abondamment désignée comme argument ex concessis, ex datis, ou encore argument ad auditores.

Appel à l’émotion et défaut de pertinence — « On peut définir le paralogisme dit argumentum ad populum comme une tentative pour gagner l’assentiment populaire à une conclusion en suscitant l’émotion et l’enthousiasme des masses » (Copi 1972, p. 29 ; cité dans Woods et Walton 1992, p. 74). L’argument ad populum est lié négativement à la haine et au fanatisme, et, pas toujours positivement, à l’enthousiasme : il est pris dans la condamnation générale des passions, sans prendre en compte le fait que de bonnes et mauvaises argumentations peuvent soulever des émotions fortes, et que ces émotions peuvent être ou non justifiées, V. PathosÉmotion; Pertinence

Cette définition correspond à l’appellation ad captandum vulgus (playing to the gallery) (Hamblin 1970, p. 41; Woods & Walton 1992, p. 69), autrement dit, au théâtralisme oratoire, dont les politiques sont loin d’avoir l’exclusivité. La désignation de l’argument étend analogiquement la façon de faire de l’acteur à l’orateur.
La critique de l’argumentation ad populum rejoint la critique morale du discours flatteur, comme la critique de l’enthousiasme, du conformisme et des effets de groupe en général (suivisme, “bandwagon fallacy”), ou simplement alignement sur le plus grand nombre (ad numerum), V. Rire ; Consensus.

Qu’il s’agisse d’appel aux croyances ou aux émotions, on reproche à l’orateur de s’aligner sur l’auditoire ; c’est l’auditoire qui conduit l’orateur, et non pas la vérité.

Comme tous les cas d’appel aux passions, il y aurait donc substitution des passions au logos, donc ignorance de la question, c’est-à-dire défaut de pertinence (Woods et Walton 1992, p. 76), sur quoi est fondée l’accusation d’incompétence adressée aux orateurs populistes.


[1] Réimpression de L’Ancien Moniteur… Tome Quatorzième, Paris, Bureau Central, 1840. https://books.google.fr/books?id=z5IFAAAAQAAJ&printsec=frontcover&dq=Ancien+moniteur+tome+quatorzième&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjp9vSI5sHvAhUHxBQKHR9eBakQ6wEwAHoECAUQAQ#v=onepage&q=Louis Capet &f=false

[2] Nouvelle traduction avec introd., notes et index par J. Tricot, Paris, Vrin, 1982, p. 214-215.

[3] https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2016/05/02/26010-20160502ARTFIG00233-il-y-a-80-ans-le-front-populaire-triomphait.php


 

Concession

La concession est un moment essentiel de la négociation, entendue comme discussion sur un différend ouvert et tendant à l’établissement d’un accord raisonnable et à une répartition équitable des gains et des pertes entre partenaires économiques ou politiques.
Dans le cadre d’une situation argumentative courante, par la concession les parties ajustent leurs opinions et leurs intérêts concrets et contradictoires, chacun préservant ce qu’il peut et sacrifiant le reste.

En grammaire, la concession se matérialise dans une subordonnée concessive, où la concession est un pur acte de langage permettant au locuteur de manifester qu’il a connaissance de la position de l’autre, tout en maintenant ses propres positions.

1. Concession matérielle négociée

Par la concession négociée, le locuteur modifie sa position en cédant à l’adversaire sur certaines de ses exigences matérielles ou en lui accordant des points controversés. Du point de vue stratégique, la concession est un recul en bon ordre, peut-être dans l’espoir que le partenaire de négociation fera de même sur un autre point.
Ce type de concession n’a de sens que lorsqu’il s’agit d’une discussion complexe, ayant plusieurs facettes relativement indépendantes. Elle suppose que le locuteur peut jouer sur une gamme de possibilités et qu’il lui est possible de prioriser tel intérêt ou telle valeur sur les autres.

2. Concession et dialectique binaire

Les notions de négociation et de concession n’ont pas de place dans les jeux logiques et dialectiques aristotéliciens qui radicalisent la contradiction et ne connaissent que deux régimes, l’acceptation ou le refus sans nuances.
En particulier, le jeu dialectique est binaire. Soit le Questionneur parvient à pousser le Répondant à la contradiction, et il a gagné, soit il n’y parvient pas et c’est le Questionneur qui l’emporte. Cette façon de faire est parfaitement accordée aux buts de la dialectique aristotélicienne, l’établissement de définitions permettant le raisonnement syllogistique.
Dans une conception pragma-dialectique de la discussion d’une opinion, si l’opinion attaquée n’a pas été défendue de façon concluante le défendeur doit  la retirer, et si elle a été défendue de façon concluante, c’est l’attaquant qui doit retirer ses doutes, V. Règles §2.3.
En l’absence d’instance tierce décisionnelle, les partenaires risquent de diverger sur le caractère concluant des arguments de leur adversaire, ou tout simplement sur ce qu’est une conclusion défendue “au delà de tout doute raisonnable”.

L’exclusivisme binaire de la dialectique aristotélicienne n’est pas transposable dans le domaine de l’argumentation traitant des affaires humaines, qui se mène sous le régime de la concession. La concession suppose que la position de l’autre est reconnue et validée jusqu’à un certain point et qu’elle est défendue/attaquée de manière plus ou moins concluante.

3. Concession dans l’expression des points de vue

À la différence de la réfutation, en faisant des concessions, le locuteur reconnaît et valide jusqu’à un certain point une position qui n’est pas la sienne, tout en maintenant ses propres conclusions. Il peut estimer que :
— Il dispose d’arguments plus forts ou plus nombreux que ceux de son opposant.
— Il a des arguments d’un autre ordre, notamment fondés sur des valeurs auxquelles il ne veut pas renoncer.
— Il n’a aucun argument à opposer mais, en vertu de son intime conviction, il maintient son point de vue envers et contre tout et tous, selon la formule “ je sais bien mais quand même”.

De fait,   certaines croyances peuvent être affirmées, contre les doutes raisonnables qu’on leur oppose et certains doutes maintenus contre les arguments  raisonnables qu’on leur oppose. La notion de doute raisonnable est définie en justice et permet de juger, mais en matière sociale et religieuse, les différends ne peuvent être amenés devant un  “tribunal des croyances”.

Dans l’interaction, la concession apparaît comme un pas fait vers l’adversaire ; elle est constitutive d’un éthos positif (ouverture, écoute de l’autre). La concession peut cependant être ironique, V. Épitrope.

4. La concession comme acte de discours

En grammaire, les constructions concessives monologiques articulent un discours assumé D1 et un discours concédé D2 d’orientations argumentatives opposées tout en ayant pour orientation globale celle du second membre D1 :

D1, bien que, néanmoins D2
Certes D2, mais D1
J’admets, je comprends D2 mais je maintiens D1”.

D1 réaffirme la position du locuteur, D2 reprend ou reformule le discours d’un opposant réel, ou évoque par prolepse le discours d’un opposant fictif :

L1 : — Les relations sociales sont extrêmement tendues dans l’entreprise, nous devons néanmoins continuer les restructurations d’effectifs.

À la différence de la concession négociée, la concession langagière est un pur acte de langage. Dans les termes de la théorie polyphonique, L1 met en scène un énonciateur virtuel, une voix, exprimant l’argument D2   les relations sociales sont extrêmement tendues”, orienté vers la conclusion “le moment n’est pas propice à des licenciements”. L1 reconnaît ainsi l’existence d’arguments valides allant dans un autre sens, mais il refuse de conclure sur cette base, et reprend sa propre voix pour réaffirmer sa propre ligne argumentative, celle qui est exprimée dans D1. Dans les termes de Goffman-Ducrot, le locuteur anime simplement D2, alors qu’il anime et énonce D1, V. Rôles.
La concession est ici une simple désactivation de la force argumentative. Le terme espagnol desvirtuar “vider un argument de sa force de son efficacité, de sa substance” caractérise parfaitement cette opération. La concession langagière n’est nullement l’expression de la bonne volonté d’un négociateur rationnel, mais le phagocytage et la castration des arguments de l’opposant.

En rationalisant la concession langagière, on peut la combiner avec la concession négociée. On dira alors que si l’on concède au sens langagier, c’est parce qu’on s’est livré à une pesée des arguments propres et de ceux de l’opposant. Mais, comme le langage a la propriété de donner pour vrai ce qu’il signifie, la concession langagière produit automatiquement un effet de concession négociée, que ce soit ou non le cas.
Ceci ne signifie pas que la concession soit toujours parole en l’air sans contenu. Ce type d’indécidabilité n’existe que si l’on reste au niveau de l’énoncé concessif. La concession négociée ne peut être étudiée que sur des séquences interactives ou intertextuelles longues.


 

Composition et division

      • Lat. fallacia compositionis, de fallacia, “tromperie ; enchantement” ; compositio “appariement, préparation composition” .
        Ang. composition of words, division of words.

La fallacie de composition et division fait partie de l’ensemble des fallacies “en dépendance du discours” (vs fallacies indépendantes du discours) : c’est une fallacie de mots, non pas de choses ou de méthode, V. Fallacieux 3 : Aristote.
Aristote examine la question des “paralogisme de composition et division”,
— En lien avec l’argumentation dans la Rhétorique (II, 24 ; p. 128).
— Sur le plan de la grammaire et de la logique dans les Réfutations sophistiques (p. 11-12)  : Dans quelles conditions les jugements portés sur des énoncés pris isolément restent-ils valides lorsqu’on les compose ? dans quelles conditions le jugement portés sur un énoncé pris isolément reste-il valide lorsqu’on divise cet énoncé en plusieurs énoncés ?

L’étiquette argumentation par la division est parfois utilisée pour désigner l’argumentation au cas par cas.

En philosophie du langage, la question de la composition et de division se rattache à l’étude des expressions fallacieuses, “misleading expressions”, V. Expression.
La fallacie de composition / division a sa source dans une mauvaise compréhension d’une forme linguistique, liée au fait que le sens peut suivre la forme ou ne pas la suivre. Deux expressions peuvent avoir la même forme de surface sans admettre les mêmes implications et les mêmes paraphrases.
La réflexion sur la composition et la division est une initiation à la complexité des faits de langage. Le langage est trompeur seulement au sens où une route est dangereuse et cesse de l’être lorsqu’on adapte sa conduite.

1. Grammaire de la composition et de la division

La composition et la division mettent en jeu la conjonction et, qui coordonne des noms ou des verbes comme dans les constructions suivantes. On dit que
— (3) et (4) sont obtenus par division à partir de (1) et (2) respectivement.
— (1) et (2) sont obtenus par composition à partir de (3) et (4) respectivement.

Énoncé Composé
  Énoncés Divisés
(1) Pierre et Paul sont venus  <=> (3) Pierre est venu et Paul est venu
(2) Pierre a fumé et prié  <=> (4) Pierre a fumé et Pierre a prié

Les énoncés “composés” et “divisés” sont parfois équivalents sémantiquement et parfois non.

Les énoncés composés et divisés sont équivalents

Les énoncés (1) et (3) d’une part, (2) et (4) d’autre part sont en gros équivalents, même si on peut se demander si (1) n’implique pas que Pierre et Paul sont venus ensemble, alors que (3) pas forcément.
Dans ce cas, on dit que la composition et la division sont possibles. La coordination des syntagmes sujets permet d’éviter la répétition.

Les énoncés composés et divisés ne sont pas équivalents

Parfois il n’y a pas équivalence entre l’énoncé où les sujets sont coordonnés et la coordination de deux énoncés. Les phénomènes en jeu sont liés au sens des mots, et peuvent très différents.

Les significations de l’énoncé divisé et celle de l’énoncé composé ne sont pas les mêmes :

Énoncé Composé Énoncés Divisés
(5) Pierre et Marie se sont mariés  <=> (6) Pierre s’est marié et Marie s’est mariée

À défaut de plus d’information, on comprend (5) “Pierre et Marie se sont mariés l’un avec l’autre” et (6) “Pierre et Marie se sont mariés chacun de leur côté”. La composition / division produit un nouveau sens.
Si le locuteur parle de ses enfants, la coutume étant ce qu’elle est la composition / division n’est pas trompeuse.

Dans les exemples suivants, (7) et (9) sont normaux, mais (8) est par défaut contradictoire et (9) est incompréhensible.

(7) Le drapeau est rouge et noir   ≠≠  (8) *le drapeau est rouge et le drapeau est noir
(9) B est entre A et C ≠≠ (9) * B est entre A et B est entre C.

Parfois une opération syntaxique appliquée à un énoncé produit un énoncé qui le paraphrase, parfois la même opération appliquée à un autre énoncé ayant apparemment la même structure que le premier, produit un énoncé n’ayant aucun sens ou un sens et des conditions de vérité différents de ceux de l’énoncé de départ.

Les sophistes historiques utilisent les jeux de la composition et de la division pour jeter leurs interlocuteurs dans la confusion, comme le montre l’exemple suivant :

Ce chien est ton chien (est tien, est à toi) ; et ce chien est père. Donc ce chien est ton père, et toi le frère des petits chiens.
(D’après  Platon, Euth., XXIV, 298a-299d ; p. 141-142, V. Sophisme §1)

L’interlocuteur est désorienté, et tout le monde trouve cela très drôle.

Le jeu sur la composition et la division est une manœuvre radicale de destruction du discours qui va jusqu’à affecter la capacité de l’interlocuteur à s’exprimer, en le poussant au bégaiement et à l’exaspération, afin de le ridiculiser devant l’auditoire.

2. Argumentation par composition et de la division

Aristote examine ces saillies des sophistes dans les Réfutations sophistiques et dans la Rhétorique, où la notion de composition est présentée sur plusieurs exemples dont on voit clairement la portée argumentative.,

Accord
Composition / Division dans les Réfutations sophistiques

On peut argumenter par composition et division « en combinant ce qui est séparé ou en séparant ce qui est combiné » (Rhét., II, 24, 1401a20-30 ; trad. Chiron, p. 405-406), ce qui permet de présenter les choses sous un aspect plus ou moins favorable. C’est une technique de schématisation au sens de Grize.
Cette technique d’argumentation met en jeu des énoncés construits autour des prédicats appréciatifs et modaux comme — est bon ; — est juste ; — est capable de — ; — peut — ; — connaît — ; — sait que —, etc.
L’exemple suivant est emprunté au drame de Sophocle Électre : Clytemnestre tue son mari, Agamemnon. Oreste, leur fils, tue Clytemnestre pour venger son père. Mais avait-il le droit légal et moral de tuer sa mère ?

Il est juste que celle qui a tué son mari meure, et il est juste aussi, assurément que le fils venge son père ; ces deux actions ont donc été accomplies justement ; mais peut-être que, réunies, elles cessent d’être justes. (Rhét., II, 24,1401a35-b5 ; p. 407).

Réunir les deux actions signifie qu’elles n’en font plus qu’une. Oreste soutient que cette composition est licite :

Composition : X est juste et Y est juste => X et Y sont justes
(X) “venger son père” est juste et “ (Y) exécuter la femme qui a tué son mari” est juste

Or si “venger son père” est juste, “tuer sa mère” est un crime. Pour les accusateurs d’Oreste, le fait qu’il soit le fils de Clytemnestre bloque la composition, car il n’est pas possible de composer une action vertueuse et une action criminelle. La stase dramatique se noue autour de l’argument de la composition.

Cette technique de décomposition d’une action douteuse en une suite d’actes louables, ou au moins innocents est argumentativement très productive : voler, ce n’est jamais que prendre le sac qui se trouve là, le déplacer ailleurs et négliger de le remettre à la même place. La division bloque l’évaluation globale.

La Rhétorique présente un second exemple où on voit clairement que fallacie et argument sont bien l’avers et le revers d’une même médaille :

Puisque deux fois une quantité rend malade, on ne peut affirmer qu’une fois cette quantité soit bonne pour la santé ; car il est absurde que si deux sont des biens, un soit un mal.
Utilisé ainsi, l’argument est réfutatif ; mais comme il suit il est démonstratif :
[… car] il n’est pas possible que si un est un bien, deux soient des maux.
C’est un lieu complètement paralogique. (
Rhét., II, 24, 1401a30 ; Chiron, p. 406)

Par division, c’est l’argument des abstinents, par composition celui des permissifs. Les partisans de la prohibition partent d’un accord sur le fait que “vider beaucoup de verres rend malade”, et ils divisent :

Vider (1+1+1+…) verre rend malade.
Donc vider 1 verre rend malade et vider 1 verre rend malade et vider 1 verre rend malade …

Les permissifs partent d’un autre accord : “boire un verre est bon pour la santé”, et ils composent.

3. Argumentation par composition et division
et argumentation par le tout et les parties

3.1 Argumentation fondée sur le Tout

L’argumentation fondée sur le Tout (ou par Division) attribue à chacune des Parties qui le composent une propriété observée sur le Tout

Si le tout est P, est-ce que chacune de ses parties est P ?

Un pays a une population de N millions de personnes.
Sachant que le pays est riche, peut-on conclure que chacune de ces personnes est riche ?

La Syldavie est riche, donc les Syldaves sont riches.
Il l’a attaqué lui parce que c’est un Syldaves, et que les Syldaves sont riches

Mais il se peut que la Syldavie ne soit pas riche, et que les Syldaves non plus. V. Généralité.

3.2 Argumentation fondée sur les Parties

L’argumentation fondée sur les Parties (ou par Composition) attribue au Tout qu’elles composent les propriétés vérifiées sur chacune des parties :

Si chacune des parties d’un tout est P, alors le tout est P.
Si chacun des joueurs est bon, alors l’équipe est bonne (?).

Les deux étiquettes “composition et division” et “tout et partie” sont, en pratique, considérées comme équivalentes).
L’argumentation par composition / division couvre en effet le cas de la structure additive qui est celle de l’argumentation tout / partie. Elle traite cependant de problèmes sémantiques plus complexes que ceux qui concernent la seconde, comme le montrent les exemples cités.
Dans le cas de la composition de “Pierre est venu et Paul est venu” en “Pierre et Paul sont venus”, “Pierre et Paul” ne forment pas un tout dont Pierre et Paul seraient les parties. au sens ou la Syldavie est un tout dont l’ensemble de ses ressortissants est une partie.

4. Effet de composition

N’importe quel ensemble d’objets ou d’actions en simple relation de voisinage, sans connections entre eux constitue une totalité mécanique ou accidentelle (cas de la totalité Pierre et Paul, supra). La réunion de ces objets en un tout accidentel ne modifie en rien leurs propriétés et ne crée aucune propriété nouvelle.
Dans les totalités organiques ou complexes la conjonction des parties fait émerger une nouvelle propriété, qui fait l’unité du tout et le distingue d’une juxtaposition inerte d’éléments constituants. Le degré de complexité de l’ensemble est supérieur à la simple addition arithmétique des propriétés de ses parties. Pour désigner l’irréductibilité du Tout à la somme de ses Parties, on parle d’un effet de composition ; pour un exemple d’un tel effet, V. Ad populum.

On retrouve au niveau de l’argumentation une question traitée en théorie des figures de rhétorique, le problème de la métonymie et de la synecdoque, la première reposant sur le simple voisinage, la seconde sur une unité substantielle.


 

Complétude, arg. de la –

L'argument de la complétude, utilisé, en droit, postule que le système des lois 
est complet et que le juge a donc les moyens de juger tous les cas qui lui sont 
soumis.
      • Lat. argument a completudine, de completudo, “complétude”.

L’argument de la complétude est utilisé en droit. Il suppose que le système du droit est complet, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de vide juridique (de lacune dans la législation, de “silence” du législateur).
En conséquence, tous les cas soumis au juge peuvent et doivent être rapportés à une loi ou à une interprétation fondée de la loi.
Le principe de complétude est corrélatif de l’obligation de juger : le juge ne peut pas s’excuser en arguant de trous dans le dispositif légal. Cela suppose que la loi fournit au juge un moyen de juger n’importe quel acte socialement reconnu comme  dommageable à autrui.

À travers ce principe est posé le problème du traitement des lacunes en droit, qui apparaissent en fonction de l’évolution de la société (Tarello 1972, cité dans Perelman 1977, p. 55). Un méta-principe comme le suivant permet de clore le système de jugement :

Dans les matières civiles, le juge, à défaut de loi précise, est obligé de procéder conformément à l’équité ; pour décider suivant l’équité, il faut recourir à la loi naturelle et à la raison, ou aux usages reçus, dans le silence de la loi primitive.
Fortuné Anthoine de Saint Joseph, Concordance entre les codes civils étrangers et le Code Napoléon, 1856.[1]

L’argument de la complétude fonctionne en parallèle avec l’argument du législateur impuissant, la nature des choses rendant l’application de la loi impossible.


[1] 2e édition, t. II, Paris, Cotillon, 1856, p. 460.


 

Comparaison

  • Lat. arg. ad comparatione, du verbe comparo, « 1. Accoupler, apparier » (Gaffiot)

La comparaison est un rapprochement opère entre deux objets ou situations afin de déterminer leurs ressemblances et leurs différences.

1. Opération de positionnement sur une échelle

La comparaison peut porter sur n’importe quelle qualité des choses, par exemple leur couleur ou leur prix. Elle s’effectue alors dans le système du superlatif  ou du comparatif
— Superlatif :
               le plus / le moins lourd.

— Comparatif d’égalité / supériorité / infériorité :
               lourd / pas lourd —  moins lourd / aussi lourd / plus lourd que

Le comparatif situe la propriété considérée sur une échelle graduée, réglée par des lois correspondantes, et exploitée notamment par l’argumentation a fortiori.

2. Opération de catégorisation-nomination

— La catégorisation trait à trait fonde les jugements de similitude. Ces jugements  permettent de catégoriser les êtres et de les distinguer selon que leurs ressemblances et leurs différences portent sur des traits essentiels ou accessoires.

— La catégorisation synthétique procède au moyen d’une comparaison globale entre le comparé et un membre d’une catégorie, le comparant, le plus proche possible du prototype de cette catégorie. Si le comparé est jugé très semblable à ce comparant alors il est intégré à la catégorie dont fait partie le comparant, V. Analogie catégorielle; Catégorisation. Cette catégorisation permet les raisonnement a contrario et a pari.

Appliquée à des systèmes, la comparaison fonde les jugement établissant l’existence d’une analogie structurelle.


 

Cohérence, Arg. de la –

Le principe de cohérence du discours monologal correspond au principe de non contradiction en logique, V. Proposition §321
De nombreuses formes argumentatives exploitent la contradiction à des fins de réfutation :  V. Ad hominem ; Absurde ; Dialectique.

Le principe de cohérence est explicité dans le topos n° 22 de la Rhétorique d’Aristote, sur les incohérences relevées dans le discours de l’opposant. Il sous-tend le topos n° 5, selon lequel une promesse qu’on aurait sûrement faite vaut une promesse effectivement faite, et le topos n° 18, sur le rejet des choix inconséquents.

1. Réfutation fondée sur l’incohérence de la position

L’exigence de cohérence est exprimée a contrario par la possibilité de la réfutation fondée sur les « incohérences qu’il est possible d’extraire des lieux, des dates, des actions ou des discours » (1400a15 ; Chiron p. 397), ou des incohérences dans le plan d’action qu’on attribue au suspect :

L1 : — C’est à vous que le crime profite, vous l’avez assassiné pour hériter !
L2 : — À ce moment-là, j’aurais dû assassiner aussi son autre légataire.

L’accusateur devra répondre à cette objection, ou trouver un autre mobile. Le défenseur part de la ligne d’action proposée par l’accusateur pour montrer que ses actes n’entrent pas dans ce scénario ; que le récit accusatoire comporte des failles ou des contradictions. C’est un cas particulier d’argumentation ad hominem.
L’accusé peut réfuter le récit accusatoire en montrant que, d’après ce récit, il aurait agi de manière non pas incohérente, mais chaotique, maladroite, peu rusée :

Vous dites que je suis l’assassin. Mais il a été prouvé que, juste avant le crime, j’ai passé une heure au café en face du domicile de la victime, tout le monde m’a vu. Ce n’est pas une conduite cohérente de la part d’un assassin que de s’afficher ainsi sur les lieux de son futur crime.

L’argument de l’incohérence ou de l’inconséquence du récit exploite les ressources de la rationalité comme adéquation d’une conduite à un objectif.  Il exploite également les lois de la rationalité narrative ou descriptive : tous les récits mêlés à de l’argumentation sont vulnérables à ce type de réfutation.
Réciproquement, l’argumentation paraît vraisemblable parce que l’histoire et les tableaux  sur lesquels elle se fonde sont  cohérents et  bien coorientés avec le raisonnement.

L’accusation d’incohérence peut elle-même être réfutée s’il est possible de rétablir la cohérence du récit, par exemple, dans le cas précédent, en montrant que l’assassin présumé a agi de façon cohérente en s’affichant sur les lieux du crime pour se préparer un alibi.

2. L’argument de la cohérence

2.1 L’exploit et la récompense

Le topos n° 5, « tiré de la considération du temps » (Rhét., II, 23, 1397b25 ; p. 382-3) n’est pas énoncé en tant que tel, mais seulement présenté par deux exemples :

Si avant d’agir, j’avais demandé qu’on m’accorde une statue en cas de succès, vous me l’auriez accordée, et maintenant que j’ai réussi, vous ne me l’accorderiez pas ? (Rhét, II, 23, 5 ; Chiron, p. 362-3).

La situation est la suivante :

    1. X accomplit un exploit.
    2. Après coup, il demande une récompense.
    3. Argument : si, avant d’agir, il avait demandé avant qu’on lui promette une récompense en cas de réussite, on lui aurait fait la promesse.

La demande présuppose que l’exploit accompli est du type de ceux pour lesquels on promet une récompense. En conséquence on le lui doit comme si on le lui avait promis : “Quand on a bien fait, on mérite une récompense” ; sous-topos du topos “Toute peine mérite salaire”. Tout se passe comme si la définition du mot exploit avait intégré le topos “mérite une récompense” :

L1 : — Si tu fais, tu auras…
L2 : — J’ai fait et bien fait, donc tu me donnes…

Ce topos explique la déception de celui qui rapporte le portefeuille trouvé et ne reçoit pas de récompense. L’argument est fondé sur le fait que la plupart des gens publient la perte de leur portefeuille et promettent une “récompense à celui qui le trouvera”. L’argument correspond au topos proverbial “une bonne action trouve toujours sa récompense” (vs “une bonne action ne demande pas de récompense”)

2.2 Cohérence comme fidélité à soi-même

Le topos n° 18 est illustré par l’enthymème suivant, présenté sous forme d’une question rhétorique :

Alors que, quand nous étions en exil, nous nous sommes battus pour revenir, une fois revenus, nous exilerons pour ne pas nous battre ? (Aristote, Rhét, II, 23, 18 ; Chiron, p. 394).

On peut supposer la situation suivante. Dans le passé, des exilés ont combattu pour revenir dans leur pays, et ils y sont rentrés. Maintenant, ils sont suspectés de refuser de se battre et de préférer l’exil, accusation qu’ils réfutent par l’enthymème précédent.
Ce topos de la fidélité à soi-même est une revendication de cohérence ; il peut couvrir l’argumentation suivante :

Tu t’es battu pour obtenir ce poste, et maintenant tu accepterais qu’on t’en chasse comme ça?

Il est donc à rapprocher de l’argument ad hominem positif (argument ex datis). L’enthymème semble présupposer une forme de gradualité : “si on s’est battu pour retrouver sa patrie, à plus forte raison on se battra pour ne pas en être chassé”.

Dans un troisième tour, ceux qui suspectent les anciens exilés de préférer maintenant l’exil au combat répondent : “On ne fait pas toujours le même choix”.
Les deux opinions, les humains sont constants / inconstants sont également probables. Cette réplique correspond au topos « les mêmes hommes ne choisissent pas toujours les mêmes choses après et avant » (Ibid.). Cette réplique est utilisée non pas par ceux qui sont accusés de vouloir s’exiler, mais par leurs accusateurs, dans un troisième tour de parole, V. Ad hominem ; A fortiori.

3. Cohérence du système légal et stabilité des objets de loi

    • Lat. arg. a cohærentia, de cohærentia, “formation en un tout compact”. Ang. arg. from coherence.
      Lat. in pari materia : de par, “égal, pareil” ; materia, “thème, sujet”.
      Ang. in a like matter, upon the same subject, similarly.

Le principe de cohérence des lois (a cohærentia) et le principe de stabilité du sujet de la loi (in pari materia) portent sur la cohérence d’un système légal, ou d’un règlement bien fait.

3.1 Principe de cohérence des lois

Ce principe de droit pose que, dans un système légal, deux normes ne peuvent entrer en contradiction ; on dit que le système ne connaît pas d’antinomies. En pratique, ce principe exclut la possibilité qu’un même cas soit réglé de deux façons différentes par la justice.

Une ligne argumentative peut donc être rejetée si elle conduit à considérer que deux lois sont contradictoires ; c’est une forme d’argumentation par l’absurde.

Par application de ce principe, si deux lois entrent en contradiction, on dit qu’elles ne le font qu’en apparence, et qu’en conséquence elles doivent être interprétées de façon à faire disparaître la contradiction. Si l’une d’elles est obscure, elle doit être éclairée par une autre moins douteuse.

L’argument a cohærentia est invoqué lorsqu’il s’agit de résoudre les conflits de normes. Pour prévenir ce genre de conflit, le système juridique prévoit des adages, qui sont des méta-principes interprétatifs, comme “la loi la plus récente l’emporte sur la plus ancienne” (lex posterior derogat (lex) priori).

3.2 Principe de stabilité de l’objet de la loi

L’argument a cohærentia porte sur la non-contradiction formelle des normes légales dans un système juridique. L’argument in pari materia, ou argument du même sujet, exploite une forme substantielle de la cohérence : il demande qu’une loi soit comprise dans le contexte des autres lois portant sur les mêmes êtres (personnes, choses, actes), ou ayant un même but, un même “sujet”.

La définition du sujet de la loi doit être stable et cohérente. Seule la stabilité des catégories légales permet à l’argumentation a pari de fonctionner, V. Classification.

Le principe de cohérence pousse le législateur à harmoniser le système des lois sur un même thème ; la question de la délimitation de ce qui constitue “un même sujet” et “l’ensemble des lois sur un même sujet” peut se poser. Par exemple, les lois antiterroristes forment un ensemble pour lequel il est nécessaire de s’assurer que son objet reste constant. La définition du terrorisme visé par chaque disposition légale doit être la même dans chacun des passages qui mentionnent le terme. Si ce n’est pas le cas, ces lois demandent à être rendues cohérentes, ce qui suppose qu’elles sont sous-tendues par une politique constante et, elle-même, cohérente.

La cohérence est un des éléments qui conditionnent la systématicité, V. Systématique.

4. Rejet de l’impératif de cohérence

Le rejet de l’impératif de cohérence correspond au rejet du principe logique de non contradiction, qui est soit redéfini (contradiction hégélienne) soit revendiqué et élaboré en système poétique ou religieux, V. Non contradiction.


Accord Cohérence, Ad hominem, Contradiction


 

Classification

Les êtres sont catégorisés, nommés et définis sur la base des caractéristiques partagées, qui les rassemblent, et des spécificités, qui les différencient des êtres d’une autre nature.
Une classification est un ensemble de définitions organisées selon leur degré de généralité (croissant de la base au sommet, décroissant du sommet vers la base).
Une classification représente la structure intelligible d’un domaine de réalité ; lire méthodiquement une classification, c’est faire un voyage raisonné dans ce domaine.

La catégorisation des êtres et leur organisation en classifications caractérise ce que Lévi-Strauss appelle « la science du concret », science fondamentale partagée par tous les humains (1962], chap. 1), et fondement de l’argumentation ordinaire.

Du point de vue de l’argumentation, le système catégorisation – définition – classification – syllogisme définit la logique comme un “art de penser » en langue naturelle. La théorie de la définition et de la classification a servi d’introduction au raisonnement logique, c’est-à-dire au raisonnement scientifique, Jusqu’aux développements modernes des mathématiques avec leur application aux sciences expérimentales, et l’émergence de la logique formelle.

1. Prédicats fondamentaux et définition essentialiste

Aristote assigne à la science la tâche de donner des définitions correctes des êtres apparentés, liées dans des classifications bien faites. Reconstruite par Porphyre (c.234 – c.305) dans l’Isagoge (“Introduction”), et transmise au Moyen Âge principalement par Boèce (c.480-525), cette « méthodologie aristotélicienne de la définition » (de Pater, 1965) a constitué l’équipement intellectuel fondamental de la science jusqu’à l’époque moderne.
Aristote distingue cinq types de prédicats fondamentaux (prédicables) : genre, espèce, différence, propre, accident [1]. Le statut logico-métaphysique exact de ces notions est disputé, mais leur fonction est claire, il s’agit d’assigner une structure logico-sémantique à des énoncés comme les suivants.

— Pierre est un humain : cet énoncé prédique une espèce, “humain”, d’un individu, Pierre.

— L’humain est un animal prédique un genre, “animal”, de l’espèce, “humain”.

— L’humain est raisonnable prédique une différence, “raisonnable”, de l’espèce, “humain”.
L’humain et le cheval sont deux espèces du genre animal ; à la différence du cheval et des autres animaux, l’humain est doué de raison.

— Le cheval hennit : dans son interprétation générique (les chevaux hennissent), cet énoncé prédique un caractère propre, hennir, d’une espèce, le cheval. Le propre est une caractéristique non essentielle d’une espèce ; hennir est le propre du cheval (tous les chevaux hennissent, et seuls les chevaux hennissent).
Définir l’homme comme un “bipède naturellement sans plumes” permet de d’identifier l’être humain. La philosophie essentialiste reproche à cette définition de ne rien dire de ce qu’est, dans son essence, un humain.

— Ce cheval souffre : prédique un accident d’un individu. L’accident est une propriété de l’individu qui ne caractérise pas l’espèce (ni un trait de genre, ni une différence), et qui ne lui est pas propre. Le cheval (les chevaux) ne peut pas être caractérisé, à n’importe quel niveau, comme un “animal souffrant”. Un cheval particulier peut souffrir ou non, selon les circonstances, alors qu’il ne peut pas être un mammifère ou non.

La  définition aristotélicienne de l’humain est construite sur cette base :

L’humain est un animalgenre raisonnabledifférence

L'(espèce) “humain”]definiendum est définie comme [“animalgenre raisonnabledifférence]definiens

Quand on a défini-catégorisé un être, on l’a associé aux objets qui lui sont identiques et dissocié des objets différents. On en possède une connaissance scientifique, c’est-à-dire qu’on connaît de lui tout ce qui ne lui est pas attaché en tant qu’individu particulier, ce qu’on exprimait en disant qu’il n’y a pas de science du contingent (de l’accidentel).

L’erreur sur la nature de la prédication est à l’origine d’erreurs de définition, conduisant à une mauvaise catégorisation. Admettons que “certains nuages sont gris” et “tous les moineaux sont gris” soient des propositions vraies. La couleur est une propriété accidentelle des nuages, et elle correspond à un caractère commun partagé par tous moineaux, mais qui ne leur est pas propre: les éléphants aussi sont gris. Cette propriété, bien que partagée, ne permet pas de regrouper les nuages et les moineaux dans une même espèce naturelle ; tout au plus, peut-on dire que, du point de vue de l’effet de gris, certains nuages sont comme les moineaux. Autrement dit, si on argumente par analogie catégorielle sur le trait “gris”, pour regrouper dans la même catégorie les moineaux et les nuages, l’analogie est considérée comme fallacieuse, V. A pari: Analogie intra-catégorielle ; Métaphore.

2. Classification scientifique des espèces naturelles
et raisonnement syllogistique

La définition d’un être par son espèce, sa différence spécifique et son genre permet de le positionner correctement dans la classification dont il relève. Une classification scientifique est un classement raisonné et hiérarchisé des êtres, constitué par un système emboîté, représentable par une arborescence. Les éléments de base d’une telle classification sont les individus, et son point d’aboutissement la catégorie la plus générale (la plus abstraite), la plus élevée dans l’arbre.
On aboutit à des résultats plus ou moins convaincants selon qu’il s’agit d’animaux ou d’affects. Néanmoins, ce mode de pensée classificatoire a donné des résultats spectaculaires, bien entendu révisés avec les progrès scientifiques.

Au sommet de cette grande classification des êtres naturels, on trouve le règne minéral opposé aux deux règnes regroupant les êtres vivants, le règne végétal et le règne animal. Le règne inclut différents ordres qui comprennent eux-mêmes un certain nombre de familles, et ainsi de suite, selon la succession d’inclusions :

Règne > Ordre > Famille > Genre > Espèce :: {Individus}

Les classifications peuvent être complexifiées par l’introduction, entre le règne et l’ordre, de l’embranchement et de la classe.

Le genre est une réunion d’espèces présentant des caractères communs et des rapports phylogénétiques étroits. L’espèce est l’unité fondamentale de la systématique. Une espèce est un ensemble d’individus. C’est l’unité de base de la taxonomie. Dans le règne animal, les individus qui composent une espèce sont issus de parents identiques ou similaires et peuvent se croiser entre eux.[2]

 Espèce A :: Individus (objets, êtres particuliers)
      GENRE
Espèce N :: Individus (objets, êtres particuliers)

 

En tant que domaine de connaissance, la taxonomie nécessite un langage dénominatif univoque, transparent pour le spécialiste. Les noms latins sont utilisés à cette fin. Le champignon dit “faux mousseron”, par exemple, est connu scientifiquement sous le nom de marasmius oreades, nom qui correspond à la taxonomie suivante : Ordre : Agaricales ; Famille : Marasmiaceae ; Genre : Marasmius ; Espèce : (Marasmius) Oreades

Raisonnement syllogistique sur les classifications scientifiques

Les classifications scientifiques obéissent aux lois de la théorie des ensembles. Les prédicats s’organisent en arborescences en fonction de leur généralité, ce qui permet d’effectuer des inférences syllogistiques valides. Loin d’être un tableau figé, une classification est un espace de raisonnement ; ce couplage taxinomie-syllogisme est un instrument fondamental de l’argumentation ordinaire. Argumenter, c’est ici se déplacer de façon réglée d’une branche à l’autre d’un “arbre de Porphyre”.
Dans la mesure où la taxinomie est bien faite, on peut parler de définition et d’inférence fondées sur la nature des choses : “— est un labrador” implique “— est un chien”, et les deux impliquent également “— est un mammifère”. D’où le syllogisme, “les labradors sont des chiens, or les chiens sont des mammifères, donc les labradors sont des mammifères” :

Les labradors sont des chiens
                    le labrador est une espèce du genre_1 ; = tous les L sont des C
Les chiens sont des mammifères

le genre_1 est un sous-genre du genre_2 ; = tous les C sont des M
Les labradors sont des mammifères
                    le labrador est une sous-(sous-espèce) du genre_2 ; = tous les L sont des M

Soit la définition : “Les hommesdefiniendum sont des animauxgenre raisonnablesdifférence
Elle permet de construire le syllogisme valide :

Les hommes sont des animaux         tous les H sont A
Les hommes sont raisonnables         tous les H sont R
Certains animaux sont raisonnables     certains A sont R

Inversement, si le genre C comprend les espèces E1, E2, … En, alors, on peut inférer immédiatement la vérité de la disjonction :

être un C” implique “être ou un E1, ou un E2 , … ou un En
X est un mammifère” implique “X est soit un chien, … soit une baleine

D’autres implications reposent sur le fait que le genre est caractérisé par un ensemble de propriétés qui appartiennent à toutes les espèces qu’il domine. Si “être un mammifère” est défini comme “être un vertébré, à sang chaud, à température constante, ayant une respiration pulmonaire, allaitant ses petits”, alors chacune de ces propriétés est attribuables à n’importe lequel des êtres qui sont des mammifères, quelle que soit leur espèce.

3. Classifications ordinaires et raisonnement naturel

Selon les théories psychologiques et linguistiques du prototype, les classifications courantes comportent trois niveaux :

— les catégories de base (“— est un chien”)
— des catégories superordonnées (“— est un mammifère”)
— et des catégories subordonnées (“— est un labrador”).

Le mot catégorie est utilisé ici pour renvoyer à un niveau quelconque d’une classification.
Dans le langage ordinaire, espèce et genre fonctionnent comme des synonymes pour catégoriser approximativement des êtres qui ne correspondent pas au stéréotype catégoriel : “Regarde, il y a une espèce / un genre de champignons sur le mur !”.
Les êtres sont identifiés et désignés en premier lieu par leur catégorie de base, caractérisée par sa fréquence ou sa saillance, perceptuelle, culturelle ou cognitive. Communément, on reconnaît (on “voit” )d’abord un chien, non pas un mammifère ou un labrador, mais le spécialiste voit directement un labrador.

Sur le plan langagier, cette situation correspond à la relation d’hyponymie et d’hyperonymie. La relation d’hyponymie correspond à celle de genre à espèce : rose est hyponyme de fleur, toutes les roses sont des fleurs. La relation d’hyperonymie correspond à celle d’espèce à genre : fleur est hyperonyme de rose, “certaines fleurs sont des roses”.

Raisonnements sur les classifications ordinaires

La catégorisation scientifique détermine la place exacte d’un être particulier ou d’une classe d’êtres dans une taxinomie rationnelle et scientifique, où les termes ont reçu une définition essentialiste à partir de laquelle il est possible d’argumenter syllogistiquement. La catégorisation-nomination ordinaire consiste à attribuer à un individu le nom courant qu’on juge lui correspondre, associé avec la catégorie et la définition attachée à ce nom. Cette opération peut être considérée comme la technique argumentative de base, fondamentale pour tous les types d’argumentation.

Le système en principe simple, stable et consensuel des catégories scientifiques est remplacé par le système complexe, instable et contestable, des relations de signification et de définition dans une langue donnée. Le raisonnement syllogistique reste possible sur les îlots de stabilité correspondant aux accords sémantiques, c’est-à-dire aux hiérarchies hyponymes / hyperonymes. Les catégorisations linguistiques étant déstabilisables et révisables, les argumentations a pari et par les opposés y jouent un rôle prépondérant.

4. Une « classification » non aristotélicienne  

Le célèbre passage suivant de Jorge Luis Borges se désigne lui-même comme une « classification », (cf. h). Ce passage fait apparaître, a contrario, les exigences de la classification aristotélicienne à partir des caractères propres et des différences spécifiques ; l’intérêt d’une théorie des prédicables ; et surtout du renoncement à l’association libre et à la subjectivité.

Ces ambiguïtés, redondances et lacunes rappellent celles que le Dr Franz Kuhn attribue à une certaine encyclopédie chinoise intitulée Emporium [Entrepôt] céleste des connaissances bienveillantes. Dans ses pages lointaines, il est écrit que les animaux se divisent en “(a) appartenant à l’Empereur, (b) embaumés, (c) dressés, (d) porcelets, (e) sirènes, (f) fabuleux, (g) chiens en liberté, (h) inclus dans cette classification, (i) chiens errants (j) innombrables, (k) dessinés avec un pinceau très fin de poils de chameau, (l) et cætera, (m) qui viennent de briser le vase, (n) qui de loin ressemblent à des mouches.
Jorge Luis Borges. El Idioma Analítico de John Wilkins. Otras Inquisiciones. 1952. [3]

Inutile de dire que cette présentation n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des modes de classification concrètement utilisés en Chine [4].


[1] Dans cet ouvrage, le mot catégorie est utilisé uniquement dans le sens défini à l’entrée Catégorisation – nomination, et non pas avec le sens aristotélicien de « prédicable, prédicat ou catégorie première”.

[2] D’après Jacques Brosse, Lexique, in Atlas des arbustes, arbrisseaux et lianes, de France et d’Europe occidentale, Paris, Bordas, 1983.

 [3]  Jorge Luis Borges, Obras Completas 1923-1972. Madrid, Ultramar, 1977 (©1974, Buenos Aires, Emecé) 706-709 ; p.  708 (Trad. CP)

 [4] En ce qui concerne la Chine réelle, voir Francesca Bray, 1988. Essence et utilité: la classification des plantes cultivées en Chine. Dans Effets d’ordre dans la civilisation chinoise (rangements à l’œuvre, classifications implicites) — Extrême-Orient, Extrême- Occident, 10  pp. 13- 26.