Tranquillité

Lat. ad quietem, lat. quies, « repos ; vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot [1934], Quies). Ang. appeal to repose, conservatism.

1. Le calme et l’argumentation des émotions

Le calme peut être défini négativement comme l’absence d’excitation, l’état psychique et physique d’une personne vivant selon ses routines, n’ayant aucune préoccupation urgente.

Dans la typologie aristotélicienne des émotions rhétoriques, le calme s’oppose à la colère, V. Émotion. Le calme est donc considéré comme un état émotionnel parmi d’autres.

En théorie des émotions, le calme correspond au niveau de base (humeur de base) de la vie psychique. Par opposition à l’excitation émotionnelle initiale, le retour au calme est le moment où toute émotion, positive ou négative se résorbe. On peut ramener au calme un groupe d’enthousiastes qui s’excite joyeusement à l’idée de partir à la guerre, ou quelqu’un qui fait une crise de honte.

Du point de vue de l’argumentation des émotions, à tout discours argumentant une émotion forte négative (appels à la haine, à l’indignation, à la colère, la honte, la peur…), comme une émotion forte positive (discours de l’enthousiasme, de la joie, de l’exaltation, de la ferveur…), on peut opposer un contre-discours déconstruisant l’émotion et appelant au calme.

2. Contre le changement : L’appel à la tranquillité

L’argument de la tranquillité “ad quietem” a été défini et nommé par Bentham (1824), V. Topiques politiques §2. Il s’agit d’une tentative pour repousser la discussion d’un problème dans l’espoir qu’il ne sera jamais abordé. On substitue à la discussion d’un problème une méta-discussion sur l’urgence de sa discussion.
Bentham considère cette manœuvre comme fallacieuse, et la classe dans la catégorie des fallacies de temporisation [fallacies of delay], dirigées contre la liberté de proposition et l’innovation politique : “tout ça n’est pas très important, en pratique c’est déjà réglé, on a d’autres priorités, tu es bien le seul à voir là un problème…

Attachée au consensus, la tranquillité est construite comme une valeur qui serait menacée par l’ouverture d’une situation argumentative.
Le désir de ne pas être dérangé peut être invoquée comme argument pour ne pas participer à la vie politique et sociale:

Le vote ne regarde que les hommes, puisque les femmes, – heureusement pour leur tranquillité, – n’ont pas de droits politiques.
Clarisse Juranville, Manuel d’éducation morale et d’instruction civique, [s. d.].[1]

« Le gourvernement a actuellement d’autres priorités »

L’intervention suivante est extraite d’un débat entre étudiants sur l’immigration et la nationalité. Tout d’abord, l’étudiante Am donne une description soigneusement formulée et légèrement orientée des deux parties et de leurs positions, V. Orientation. Ensuite, elle prend une position implicite mais claire en faveur du parti soutenant « que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça”, sur la base d’un typique argument “laissez-nous tranquilles” :

Prof      alors vous restez muets silencieux rien vous avez rien retenu là-dedans rien ne vous a frappés quels sont les points on va commencer à les lister donc pouvez les donner oui
Am      déjà ya deux points de vue en fait fin
Prof      y a deux points de vue vous avez vu qu’il y avait oui
Am      deux partis qui s’opposent ya ceux qui veulent heu
comme la pétition de tous les artistes cinéastes etcétéra qui veulent que: la que l’imfin le que le code de nationalité soit illimité soit
pour tout le monde et que que tous les sans tous les sans-papiers soient régularisés donc euh sans limite
Prof      hum hum hm hm
Am      et le deuxième point de vue c’est ceux qui disent que y faut pour qu’y ait un droit des personnes y faut qu’y ait: un droit d’état donc y faut qu’y ait justement des limites et que: et aussi fin généralement ces personnes sont celles qui disent que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça
Prof      d’accord
Débat sur l’immigration[2]

L’appel au calme valorise la tranquillité en tant qu’état politique conservateur compatible avec l’apathie, l’inertie et la paresse. Un tel état est menacé par des proposants insatisfaits, prêts à exiger des changements et à entamer des discussions, c’est-à-dire à ouvrir une situation argumentative, qui provoquera une poussée d’adrénaline, se traduisant par de la colère, de l’enthousiasme ou de l’anxiété au sein du groupe. C’est parce qu’il trouble le calme, dérange le consensus, que le proposant paie le prix de la charge de la preuve.


[1] Paris, Vve P. Larousse, 5e édition, “conforme au programme de 1882” [1re partie Éducation morale, chap. Le vote. § Les femmes et la politique].

[2] Corpus Débat sur l’immigration – TP étudiants, http://clapi.univ-lyon2.fr/V3_Feuilleter.php ?num_corpus=35 (30-09-2013)