Journée d’étude « Synesthésies & Sciences du langage »
Laboratoire ICAR (UMR 5191)
ENS de Lyon, site Descartes
27-28 mars 2025
Présentation générale
La synesthésie (du grec syn, « avec » et aesthesis « sensation ») renvoie à un phénomène neurologique qui consiste en « l’action de percevoir une chose en même temps qu’une autre », on parle aussi de « sensation ou perception simultanée ». En tant que phénomène neurologique, la synesthésie a été principalement étudiée dans le cadre des sciences cognitives et de la neuropsychologie. Il existe de nombreuses formes de synesthésie.
Au sein du groupe de recherche « Synesthésie & Langage » du laboratoire ICAR, nous adoptons une approche linguistique, visant à mettre en évidence le rapport entre langue et cognition.
Nous portons une attention particulière à la synesthésie « audition colorée » qui implique la vision de couleurs à l’écoute de sons et à la synesthésie « graphèmes couleurs » dans laquelle des stimuli écrits déclenchent la vision de lettres ou groupes de lettres en couleurs. La synesthésie offre une piste de recherche prometteuse pour explorer la motivation et la corporéité du signe, au sein du paradigme de la linguistique du signifiant (étude des liens entre signifiant et signifié ainsi que de la phonologie incarnée) et ouvre des perspectives en didactique des langues.
Les 27 et 28 mars 2025, le groupe « Synesthésie & linguistique » organise la journée d’étude « Synesthésies & Sciences du Langage ». Il invite les spécialistes du domaine à une rencontre scientifique pluridisciplinaire dans le but de dresser le panorama des recherches actuelles et ouvrir des perspectives pour des projets à venir.
Programme
Jeudi 27 mars
13h30 Accueil
13h45 – 14h15 Conférence plénière de Julia Simner (U. of Sussex, Brighton)
14h45 – 15h30 Petite critique de la raison synesthésique
Victor Rosenthal (LIAS, INSERM, Paris)
15h30 – 15h45 Pause
15h45 – 16h30 Anagrammatisme, synesthésie, submorphémie : Saussure synesthète
Federico Bravo (U. Bordeaux-Montaigne)
16h30 – 17h15 Synesthésie et submorphémie : le sens des couleurs
Lorraine Ménière (ICAR, Lyon)
17h15 – 17h30 Discussion, interaction avec les synesthètes présents
Vendredi 28 mars
9h00 Accueil
9h15 – 10h15 Coloring cognition: what synesthesia reveals about language and learning, conférence plénière d’Olympia Colizoli (Radboud University, Nijmegen)
10h15 – 10h30 Pause
10h30 – 11h15 Description et implications d’une synesthésie phonème couleur
Lucie Bouvet (U. Toulouse Jean-Jaurès)
11h15 – 12h00 How language shapes grapheme-color associations: insights from a large international study of synesthetes
Nicholas Root (U. of Amsterdam)
12h00 – 13h30 Pause déjeuner
13h30 – 14h15 Aphantasie et hyperphantasie : interactions complexes entre imagerie mentale et synesthésie, par Nicole Huson, Claire Vanbuckhave, Téo Pesci, Nathalie Guyader, Hélène Lœvenbruck, Alan Chauvin (U. Grenoble-Alpes ; U. of Plymouth)
14h15 – 15h00 Potentiel des mécanismes synesthésiques en didactique des langues
Emilie Magnat (ICAR, Lyon).
15h00 – 15h45 Décrire l’expérience synesthésique : apports des entretiens d’explicitation, par Emilie Magnat, Lorraine Ménière, Emmanuelle Prak-Derrington, Matthieu Quignard (ICAR, Lyon)
15h45 – 16h30 Perspectives de recherches interdisciplinaires
Résumés
Petite critique de la raison synesthésique
Victor Rosenthal (LIAS, INSERM, Paris)
Cette petite critique porte d’abord sur la conception de la synesthésie comme un phénomène neurologique : c’est-à-dire au fond comme une anomalie due à un excès d’interconnexions neuronales, certaines interconnexions surnuméraires créant des associations involontaires entre deux ou plusieurs modalités perceptives. Elle se poursuit à l’égard de la conception monomodale de la perception et en particulier des modèles essentiellement psychophysiques de l’expérience perceptive. Car si la synesthésie peut à raison être décrite comme une expérience singulière de croisements esthésiques chez des individus qui perçoivent par exemple des lettres sous la forme colorée ou « voient et entendent » la musique sous la forme de vagues chromatiques, elle manifeste parlà même la dimension culturelle de cette expérience. Les croisements esthésiques qui impliquent deux ou plusieurs modalités sensibles (son ® couleur) ou domaniales au sein de la même modalité (lettre/chiffre ® couleur), caractérisent d’ailleurs aussi des usages courants de la langue (on parle ainsi d’un son rugueux, d’un mouvement doux, d’une douleur aigüe). La critique de la raison synesthésique nous conduit donc à aborder les ressorts usuellement inapparents et souvent négligés de l’expérience perceptive : son infrastructure physique fondamentalement intermodale, son caractère expressif et sémiotique, et la présence du symbolique au cœur même de la perception. On entrevoit alors la façon dont la culture participe chez l’homme à l’organisation du sensorium, et même y installe quelques spécialisations ; on redécouvre les complicités de la perception avec l’imagination et le langage, et même avec l’ensemble des pratiques culturelles, notamment la musique.
Mots clés : croisements esthésiques, perception sémiotique, imagination, culture, symbolique
Références
Rosenthal, V. (2011). Synesthésie en mode majeur. Une introduction. Intellectica, 55, 7-46.
Rosenthal, V. (2011). Amalgames des sens, ivresses divines, chromatismes : documents et témoignages. Intellectica, 55, 171-197.
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Anagrammatisme, synesthésie, submorphémie : Saussure synesthète
Federico Bravo (GRIAL, Université Bordeaux Montaigne)
Ferdinand de Saussure était-il frappé de synesthésie ? Si la question, qui n’a intéressé que peu de chercheurs, n’est pas tranchée, la réponse importe moins que les voies qu’elle ouvre à l’interprétation : qu’il ait été vraiment synesthète au sens neurologique du terme ou non, on ne peut douter, lorsqu’il explique par exemple que la voyelle a « est blanchâtre tirant sur le jaune » et fait penser à « une chose solide, mais peu épaisse, qui craque facilement sous le choc, [comme] une coquille d’œuf déjà brisée et que l’on peut continuer à faire crépiter sous les doigts en la pressant », qu’il avait une expérience synesthésique ou pseudo-synesthésique intense, que cette expérience était multimodale et qu’elle était marquée d’une forte impressivité, à tout le moins assez vive pour susciter des commentaires d’une telle exubérance descriptive.
Cette approche sensitive du signe, saisi dans sa connectivité sémiotique, nous semble avoir joué un rôle cardinal dans la formalisation et la compréhension du signifiant dont se sustente l’hypothèse saussurienne des anagrammes. D’entrée de jeu elle incarne le dépassement dialectique du clivage qui oppose le son à la lettre – l’oral au visuel – par le jeu de la répétition et de la dissémination : le rythme mettant de la vision dans l’audition selon la belle formule d’Henri Meschonnic, ce que Saussure découvre ensevelies sous les mots en lisant les poètes de l’Antiquité ce sont ces bribes de noms au statut – phonique / graphique – indécidable. Mais plus loin encore, la spéculation anagrammatique pourrait avoir pris sa source dans une rêverie synesthésique destinée à explorer les propriétés associatives, y compris sensorielles, du signifiant. La mise en lumière de la fonction séminale de ces fragments détachés du corps onomastique pourrait avoir conduit Saussure à la découverte avant la lettre du submorphème, la dramaturgie du syllabogramme tour à tour dispersé puis recolligé ne faisant que mettre en saillance des agglomérats sémiotiques fournissant la trame musicale du texte.
Dans ses notes manuscrites Saussure introduit par ailleurs la notion d’aposème, qu’il définit comme le « cadavre du sème » : enveloppe vocale rendue invisible par la prégnance du signifié, l’aposème ne devient furtivement accessible à la conscience que dans l’instant trouble où, se chevauchant elle-même, la chaîne signifiante se diffracte pour laisser entendre comme en surimpression, un deuxième sème sous l’effet d’une collision homonymique. On peut se demander alors si l’acte de visibilisation de l’aposème sans cesse renouvelé par le jeu anagrammatique ne relève pas d’une forme de synesthésie fantasmée visant à rendre accessibles aux sens et à la pensée des unités inframorphémiques.
Mots-clés : anagramme, synesthésie, submorphémie, diagrammatisme, sentiment de la langue.
Références
Arrivé Michel (dir.), Du côté de chez Saussure, Limoges, Lambert-Lucas, 2008.
Bravo Federico, 2011, Anagrammes : Sur une hypothèse de Ferdinand de Saussure, Limoges, Lambert-Lucas, 2011.
Cifali Mireille, 1983, « Réponse à une enquête sur l’audition colorée », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, 3, p. 111-131.
Gandon Francis, « La notion d’imperceptible et sa double nature chez Saussure », Semiotica, 145 – ¼, 2003, p. 85-103.
Mazzeo Marco, 2004, « Les voyelles colorées : Saussure et la synesthésie », Cahiers Ferdinand de Saussure, 57, p. 129-143.
Mejía Quijano Claudia, « Aposème et Signifiants, l’étude de la parole chez Ferdinand de Saussure », in Federico Bravo (dir.), La double articulation, on en crève ! Repenser le signifiant, Limoges, Lambert-Lucas, 2023, p. 181-224.
Nassikas Kostas, Prak-Derrington Emmanuelle & Rossi Caroline (dir.), Fabrique de la langue, Paris, PUF, 2012.
Parret Herman, Le Son et l’Oreille. Six essais sur les manuscrits saussuriens de Harvard, Limoges, Lambert-Lucas, 2014.
Saussure Ferdinand de, Écrits de linguistique générale, éd. Simon Bouquet & Rudolf Engler, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Philosophie », 2002.
Siouffi Gilles, Le sentiment linguistique chez Saussure, ENS Éditions, 2021.
Starobinski Jean, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971.
Yamaguchi Liesl, « Sensuous Linguistics: On Saussure’s Synesthesia », New Literary History, vol. 50 no. 1, 2019, p. 23-42.
Zilberberg Claude, « Synesthésie et profondeur », Visible, 1, 2005, p. 83-103.
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Synesthésie et submorphémie : le sens des couleurs
Lorraine Ménière (UMR 5191 ICAR, Lyon)
La synesthésie graphèmes-couleurs interfère largement avec l’activité langagière, ce qui lui confère un intérêt majeur pour l’étude du langage et des langues, car la chromatisation des mots par les synesthètes apparaît comme un levier pour comprendre la relation qui unit le signifiant et le signifié dans le signe linguistique. Elle permet de donner une matérialité sensible, par le biais de la chromatisation, aux différents niveaux de l’analyse linguistique : la synesthésie chromatise-t-elle différemment les unités traditionnelles des lexèmes, morphèmes et phonèmes ? Qu’en est-il des unités apparues tardivement dans le domaine de la linguistique, comme les submorphèmes ?
La submorphémie (Bohas 2007, Bottineau 2010) désigne un phénomène linguistique dans lequel une unité de sens plus petite qu’un morphème traditionnel joue un rôle dans la formation ou la modification du sens d’un mot. Par exemple, pourquoi les mots comprenant l’ensemble gl évoquent l’idée de lumière ou de vision, notamment en anglais « glance, glow, glare » ? La submorphémie reflète des tendances régulières dans la langue qui ne sont pas toujours explicitement morphologiques, mais qui contribuent à la création de sens à travers des unités sonores récurrentes.
Le lien entre la submorphémie et la synesthésie graphème-couleur peut se trouver dans la manière dont des unités linguistiques réduites (submorphèmes) et des éléments perceptuels, comme les couleurs associées aux graphèmes, interagissent au niveau cognitif pour créer ou renforcer des associations symboliques et sensorielles. Si un synesthète associe certaines lettres ou sons à des couleurs spécifiques, il est possible que des submorphèmes soient perçus de manière cohérente avec une teinte particulière. La synesthésie graphèmes-couleurs constituerait donc la visualisation subjective et sensorielle de ces différents niveaux.
Ainsi, notre accès à l’expérience synesthésique sera double : il est assuré, d’une part, par notre propre vécu de synesthète et de chercheuse, et d’autre part grâce aux entretiens d’explicitation (Vermersch 1994) qui permettront la récolte de données en première personne phénoménologique et ainsi procéder à des analyses linguistiques de la synesthésie.
Références
Bohas Georges, L’illusion de l’arbitraire du signe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
Dat Mihai et Georges Bohas, Une théorie de l’organisation du lexique des langues sémitiques: matrices et étymons, Lyon, ENS éditions, 2007.
Bottineau Didier, « Language and enaction », dans Stewart, J., Gapenne, O. & Di Paolo, et E. (éd.), Enaction: towards a new paradigm for cognitive science, MIT, 2008, p. 1-67.
Legallois Dominique, « Penser les relations entre synesthésies perceptuelles et synesthésies linguistiques: quelques repères et notes », La Tribune Internationale des Langues Vivantes, vol. 52, no 53, 2012, p. 64-73.
Rosenthal Victor, « Synesthésie en mode majeur une introduction », Intellectica. Revue de l’Association pour la Recherche Cognitive, vol. 55, no 1, 2011, p. 7-46.
Simner Julia et Edward M. Hubbard (éd.), The Oxford handbook of synesthesia, Oxford, Oxford University Press, 2013.
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Coloring cognition: what synesthesia reveals about language and learning Speaker
Olympia Colizoli
Donders Institute for Brain, Cognition, and Behaviour
Radboud University, Nijmegen, the Netherlands
Synesthesia refers to a variety of subjective experiences in which two senses or two modalities are unusually intertwined. The automatic, consistent, and perceptual nature of the synesthetic experience provides a unique opportunity for studying human cognition, including mechanisms of language development. Many forms of synesthesia are triggered by linguistic stimuli, such as associating letters or words with colors or tastes (e.g., the letter ‘a’ is red, or the word “woman” tastes like “potato chips”). Synesthesia is also associated with better memory as compared with non-synesthetes, most often in the domain of the synesthesia itself. Research shows that shared patterns, like the tendency for the first color in a sequence to be red (e.g., the alphabet, days of the week, or months of the year), may stem from early environmental influences. For some people, their synesthetic colors can be directly traced back to specific toys that those individuals played with as a child, such as refrigerator magnets in the shape of colored letters or a poster on the wall of the kindergarten classroom. However, synesthesia is highly idiosyncratic, with no two individuals reporting the exact same experiences. This suggests that both shared environmental factors and individual experiences shape the synesthetic experience, including language and semantics. Inspired by this interaction between environmental and individual factors, researchers have explored whether it is possible to train individuals to develop synesthesia-like experiences. Different methods have been used to “train synesthesia,” such as adaptive and associative memory tasks or simply reading books with colored letters. While some studies suggest that synesthesia-like percepts can be trained in adults given sufficient exposure to novel associations, there is limited evidence that these newly acquired associations improve memory and cognitive abilities. This talk will conclude by outlining ongoing research investigating the potential benefits of training vowel-color associations for elementary school children learning to read English.
Keywords: synesthesia, language, development, training, memory
References
Colizoli, O., Murre, J. M., Scholte, H. S., & Rouw, R. (2017). Creating colored letters: familial markers of grapheme–color synesthesia in parietal lobe activation and structure. Journal of cognitive neuroscience, 29(7), 1239-1252.
Colizoli, O., Murre, J. M., Scholte, H. S., van Es, D. M., Knapen, T., & Rouw, R. (2016). Visual cortex activity predicts subjective experience after reading books with colored
letters. Neuropsychologia, 88, 15-27.
Colizoli, O., Murre, J. M., & Rouw, R. (2014). Defining (trained) grapheme-color synesthesia. Frontiers in human neuroscience, 8, 368.
Colizoli, O., Murre, J. M., & Rouw, R. (2014). Training synesthetic letter-color associations by reading in color. Journal of Visualized Experiments: JoVE, (84).
Colizoli, O., Murre, J. M., & Rouw, R. (2013). A taste for words and sounds: a case of lexical- gustatory and sound-gustatory synesthesia. Frontiers in psychology, 4, 775.
Colizoli, O., Murre, J. M., & Rouw, R. (2012). Pseudo-synesthesia through reading books with colored letters. PloS one, 7(6), e39799.
Rouw, R., Scholte, H. S., & Colizoli, O. (2011). Brain areas involved in synaesthesia: a review. Journal of neuropsychology, 5(2), 214-242.
Code for coloring single letters (e.g., vowels) to specific colors in Microsoft Word documents:
https://github.com/colizoli/vibrant_vowels
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Description et implications d’une synesthésie phonème couleur
Lucie Bouvet (U. Toulouse Jean-Jaurès)
Il existe plusieurs dizaines de formes de synesthésie, mais jusqu’à présent, la synesthésie phonème-couleur — où la perception de phonèmes déclenche automatiquement la perception de couleurs — n’avait encore jamais été documentée. Nous présentons ici le cas de VA, une jeune femme présentant plusieurs formes de synesthésie, dont la synesthésie phonème-couleur.
Pour valider l’authenticité de cette synesthésie, nous avons examiné l’influence de différentes variables linguistiques (acoustique, sémantique et graphémique) sur la perception des couleurs synesthésiques. Différents types de stimuli ont été utilisés : voyelles isolées, syllabes sans signification et mots isolés. Les résultats indiquent que, quel que soit le contexte de présentation des phonèmes, les mêmes couleurs sont systématiquement perçues, confirmant ainsi la stabilité de cette synesthésie. Des entretiens ont également été menés pour comprendre comment cette synesthésie se manifeste dans les interactions quotidiennes. L’analyse thématique indique tout d’abord que VA accède au sens via un processus de traduction des couleurs synesthésiques. Cette traduction est couteuse cognitivement et lui rend difficile les longues conversations. De plus, VA rapporte ne pas penser pas en mots mais en images décrivant ainsi un mode de pensée dominé par des représentations mentales visuelles.
Les résultats de cette étude mettent en lumière un traitement atypique de la parole, basé principalement sur le phonème, en contradiction avec les modèles dominants récents, qui supposent que l’unité de perception principale est le mot. De plus, un style cognitif particulier, caractérisé par une pensée visuelle, a également été observé. La relation entre ce traitement atypique de la parole et la présence d’une pensée visuelle sera discutée.
Mots clés : synesthésie, phonème, perception de la parole, pensée visuelle
Références
Bouvet, L., Magnen, C., Bled, C., Tardieu, J., & Ehrlé, N. (2023). “I have to translate the colors” : Description and implications of a genuine case of phoneme color synaesthesia. Consciousness and Cognition, 111, 103509.
Bouvet, L., Barbier, JE, Cason, N., Bakchine, S., Ehrlé, N. (2017). When synesthesia and savant abilities are mistaken for hallucinations and delusions: contribution of a cognitive approach for their differential diagnosis. The Clinical Neuropsychologist, 31(8), 1459-1473.
Cuskley, C., Dingemanse, M., Kirby, S., & van Leeuwen, T. M. (2019). Cross-modal associations and synesthesia : Categorical perception and structure in vowel-color mappings in a large online sample. Behavior Research Methods, 51(4), 1651–1675.
Nguyen, N., Wauquier, S., & Tuller, B. (2009). The dynamical approach to speech perception: From fine phonetic detail to abstract phonological categories. In Approaches to Phonological Complexity (p. 191‑218). De Gruyter Mouton.
Paivio, A. (2010). Dual coding theory and the mental lexicon. The Mental Lexicon, 5(2), 205–230.
Ward, J. (2021). Synaesthesia as a model system for understanding variation in the human mind and brain. Cognitive Neuropsychology, 38(4), 259–278.
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How language shapes grapheme-color associations: insights from a large international study of synesthetes
Nicholas Root (U. of Amsterdam)
Grapheme-color synesthetes experience linguistic symbols (e.g., letters of the alphabet), as having consistent, specific colors. These colors are not random – they are shaped by numerous factors, many of them related to properties of the synesthete’s language. In this way, grapheme-color synesthesia is not merely a perceptual phenomenon, but also a psycholinguistic one: synesthetic associations plausibly reflect the computations and mental representations that underlie the reading process. However, a persistent barrier to understanding the psycholinguistic aspect of grapheme-color synesthesia is that most synesthesia studies used only English-speaking participants, and measured only the colors of individual (Latin) alphabet letters. In this talk, I highlight three findings that have emerged from the Cross-Language Synesthesia Consortium: a collaboration between synesthesia researchers in more than 20 countries around the world, with the dual aim of using language as a tool to study synesthesia and using synesthesia as a tool to study language.
First, we compare the influence of pronunciation similarity (derived via Phoible and the Leipzig Corpora) on synesthetic color in languages that differ in orthographic depth; we demonstrate that the unusual opacity of English orthography caused past research to underestimate the influence of pronunciation on grapheme-color synesthesia. Second, we show how idiosyncratic features of specific languages are reflected in synesthetic associations, using the example of diacritics and consonant clusters in the Bengali abugida. Third, we use synesthesia as a tool to address a longstanding debate in psycholinguistics about whether multi-letter graphemes (e.g. the « ch » digraphs in English) are a fundamental perceptual unit of representation; we find that for at least a subset of grapheme-color synesthetes, the unit of (synesthetic) perception is the grapheme, not the letter. We conclude by placing our studies and others in the context of hierarchical computational processes of reading in the brain, and suggest directions for future study.
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Aphantasie et hyperphantasie : interactions complexes entre imagerie mentale et synesthésie
Nicole Huson1, Claire Vanbuckhave1,2, Téo Pesci1, Nathalie Guyader3, Hélène Lœvenbruck1, Alan Chauvin1
1. Univ. Grenoble Alpes, Univ. Savoie Mont Blanc, CNRS, LPNC, 38000 Grenoble, France
2. School of Psychology, Faculty of Health, University of Plymouth, UK
3. Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Grenoble INP, GIPSA-lab, 38000 Grenoble, France
L’aphantasie visuelle est définie par une incapacité à former volontairement des images mentales visuelles, tandis que les synesthésies visuelles se caractérisent par la présence d’expériences perceptives supplémentaires, déclenchées automatiquement (de façon non-intentionnelle) et systématiquement par certains stimuli visuels. On pourrait déduire de ces définitions que les individus présentant une aphantasie visuelle ne devraient pas éprouver de synesthésies visuelles, contrairement à ceux présentant une hyperphantasie visuelle, qui devraient y être davantage susceptibles. Pourtant, une étude a rapporté une prévalence de synesthésie graphème-couleur (e.g. percevoir la lettre I comme rouge indépendamment de sa couleur réelle) d’environ 1% chez les individus avec aphantasie visuelle, un taux comparable à celui de la population générale (Dance et al., 2021). Pour mieux comprendre l’origine de cette observation, nous avons analysé des données issues d’un échantillon d’environ 2000 participants francophones et anglophones. Les participants ont été répartis en trois groupes, selon leurs scores au questionnaire de vivacité de l’imagerie mentale visuelle (VVIQ, Marks, 1973) : Aphantasie Visuelle (Aphant), Imagerie Visuelle Typique (Typ), Hyperphantasie Visuelle (Hyperphant). Les réponses des participants à des questions fermées et ouvertes sur leur expérience de la synesthésie graphème-couleur et d’autres formes de synesthésie ont été comparées entre ces groupes. Nos résultats montrent une fréquence accrue de synesthésies dans le groupe Hyperphant que dans le groupe Typ, et dans le groupe Typ qu’Aphant. Bien que la synesthésie soit réduite dans l’aphantasie visuelle, nos données confirment que ces deux phénomènes ne sont pas mutuellement exclusifs. Deux hypothèses pourraient expliquer cette co-occurrence. Selon la première, des formes d’imagerie involontaire persistent dans l’aphantasie, permettant l’apparition non-intentionnelle de caractéristiques perceptives supplémentaires. Selon la seconde, des associations systématiques de caractéristiques perceptives existent sans imagerie sensorielle (e.g. « savoir » que la lettre I est rouge sans visualisation mentale). Ces résultats révèlent des interactions complexes entre imagerie mentale, synesthésie et intentionnalité.
Mots-clés : imagerie mentale, aphantasie, hyperphantasie, synesthésie graphème-couleur, intentionnalité
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Potentiel des mécanismes synesthésiques en didactique des langues
Emilie MAGNAT
Université Lumière Lyon 2, ENS de Lyon, CNRS, ICAR, 5191, 69007, Lyon, France
Le recours aux couleurs pour faciliter l’apprentissage des langues maternelles comme étrangères n’est pas une nouvelle stratégie d’enseignement-apprentissage, et pourtant, cela est encore apparenté à des approches considérées comme marginales. Il s’agit par exemple de faciliter la compréhension de la structure grammaticale de la langue, ou encore des systèmes phonologique et phonie-graphie. En didactique des langues, cette pratique s’inscrit au sein des approches multisensorielles justifiables par l’état des connaissances sur le fonctionnement de la mémoire et les mécanismes d’apprentissage des langues. Notre présentation s’appuiera sur un tour d’horizon commenté des approches, manuels et applications numériques (dont nous avons connaissances) qui utilisent des couleurs pour le développement des compétences orales et la maîtrise du lien phonie-graphie. Une attention particulière sera portée au code phonème-couleur — qui peut varier d’une méthode à une autre — et aux conditions d’utilisation de cette aide multisensorielle.
Nous analyserons ces propositions didactiques à la lumière des connaissances sur les mécanismes de la synesthésie. Nous portons une attention particulière d’une part à la synesthésie « audition-colorée » (Hupé, 2012) ou « musique-couleur » (Gray, 2002) qui implique la perception de couleurs déclenchée par des stimuli sonores et, d’autre part, à la synesthésie « graphème-couleur » (Simner et al. 2006) dans laquelle les couleurs sont associées à des stimuli écrits. Bien que la synesthésie soit un phénomène idiosyncratique (Hupé, 2012), nous retenons l’hypothèse néonatale selon laquelle toute personne aurait des prédispositions aux associations synesthésiques qui se perdraient avec l’élagage neuronal (Maurer et al., 2013). Nous notons également le fait que les associations peuvent être maintenues par la présence d’objets dans l’environnement de la personne (Witthoft et Winawer, 2006), voire construites par l’exposition répétée à des supports associant couleur et stimulus langagier (Colizoli et al. 2012 ; 2024). Nous considérons également avec attention la théorie selon laquelle les associations synesthésiques reposeraient sur des universaux (cf. Kyaw et Sagisaka, 2017) ainsi que les études qui mettent en évidence les régularités d’associations entre une couleur particulière et un stimulus langagier (eg. Kyaw et Sagisaka, 2017 ; Marks, 2011).
En Sciences du Langage, ces éléments nous invitent à étudier les mécanismes synesthésiques pour améliorer notre compréhension du fonctionnement du langage et des langues. En didactique des langues, les recherches sur la synesthésie nous permettront de développer les approches multisensorielles en accord avec l’ergonomie cognitive.
Mots-clés : synesthésie audition-colorée, synesthésie graphème-couleur, didactique des langues, multisensorialité
Références
Colizoli, O., Murre, J. M. J., & Rouw, R. (2012). Pseudo-Synesthesia through Reading Books with Colored Letters. PLoS ONE, 7(6), e39799.
Colizoli, O., Murre, J. M. J., & Rouw, R. (2014). Training Synesthetic Letter-color Associations by Reading in Color. Journal of Visualized Experiments, 84, 50893.
Gray, J. (2002). La synesthésie : entendre en couleurs : La conscience. Pour la science (302), 114–120.
Hupé, J. M. (2012). Synesthésie, expression subjective d’un palimpseste neuronal? médecine/sciences, 28(8-9), 765-771.
Kyaw, W. T., & Sagisaka, Y. (2017). Cross-modal Analysis between Phonation Differences and Texture Images based on Sentiment Correlations. Interspeech, 679‑683.
Marks, L. E. (2011). Synesthesia, Then and Now. Intellectica, 55(1), 47‑80.
Maurer, D., Gibson, L. C., & Spector, F. (2013). Synesthesia in infants and very young children. In J. Simner & E. M. Hubbard, The Oxford handbook of synesthesia (p. 46‑63). Oxford University Press.
Simner, J., Mulvenna, C., Sagiv, N., Tsakanikos, E., Witherby, S. A., Fraser, C., Scott, K., & Ward, J. (2006). Synaesthesia : The Prevalence of Atypical Cross-Modal Experiences. Perception, 35(8), 1024‑1033.
Witthoft, N., & Winawer, J. (2006). Synesthetic colors determined by having colored refrigerator magnets in childhood. Cortex, 42(2), 175‑183.
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Décrire l’expérience synesthésique : apports des entretiens d’explicitation
Emilie Magnat, Lorraine Ménière, Emmanuelle Prak-Derrington, Matthieu Quignard (UMR 5191 ICAR, Lyon)
Alors que la synesthésie a surtout été étudiée du point de vue de la médecine, de la psychologie ou encore des neurosciences, nos recherches inscrites en Sciences du Langage s’intéressent à l’étude de la synesthésie sur le plan linguistique. Il s’agit de mettre en évidence le rapport entre langue et cognition et d’ouvrir des pistes en didactique des langues.
La difficulté majeure dans les études sur la synesthésie vient du caractère subjectif du phénomène puisque l’expérience vécue est propre à la personne. Avant d’envisager de larges études sur les apports de la synesthésie pour comprendre les langues, les chercheurs en Sciences du Langage doivent pouvoir accéder à cette expérience subjective pour constituer un corpus. Certains outils sont déjà disponibles pour les chercheurs, mais ne rendent pas compte de la dynamique de l’expérience vécue, se limitant à demander aux synesthètes quelle couleur est associée à quel graphème alors que les témoignages de synesthètes font tous état de l’importance du contexte linguistique sur la chromatisation.
Notre projet vise donc à accéder à la réalité de l’expérience vécue des synesthètes grâce à la méthode des entretiens d’expliciation développée par Pierre Vermersch (Vermersch, 2019). Cette méthode consiste à mettre le sujet en état d’évocation pour lui permettre de revivre un moment vécu singulier de son expérience. L’attention ciblée provoquée par l’accompagnement dialogique permet de faire remonter à la conscience des états et des ressentis pré-conscients. Le sujet est alors en mesure de mettre en mots, de verbaliser avec précision, des informations jusqu’alors inaccessibles car présentes en mémoire passive. Notre protocole expérimental consiste d’abord à exposer le sujet synesthète à un stimulus langagier (visuel ou auditif) pour provoquer une expérience synesthésique et pouvoir, ensuite, par l’entretien, déplier la multisensorialité du vécu subjectif.
Le corpus ainsi obtenu permettra d’établir un cahier des charges pour le développement d’un outil graphique spécifique permettant aux synesthètes de rendre compte par eux-mêmes de leur synesthésie en respectant la complexité de leur expérience.
Mots-clés : synesthésie graphèmes-couleurs, audition colorée, entretiens d’explicitation, subjectivité.