Fallacieux 4 : Les modernes, Port-Royal, Bacon, Locke

1. Une perspective anthropologique et morale sur le débat,
Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, 1662

La Logique ou l’art de penser, dite “Logique de Port-Royal” d’Arnauld et Nicole (1662) reprend les paralogismes aristotéliciens dans son chapitre XIX « Des manières de mal raisonner qu’on appelle sophismes », alors que son chapitre XX « Des mauvais raisonnements que l’on commet dans la vie civile, & dans les discours ordinaires » consacre à la fois l’éclatement de la notion de fallacie et son ouverture sur l’anthropologie et la morale. Les citations suivantes respectent l’orthographe, l’accentuation et la ponctuation du texte de l’édition de référence, Clair & Girbal 1965.

1.1 Reprise des sophismes aristotéliciens

La liste proposée au chapitre XIX fusionne les deux types de fallacies aristotéliciennes, dans et hors du discours, V. Fallacieux: Aristote. Les fallacies liées au discours sont regroupées sous deux rubriques, « passer du sens divisé au sens composé, ou du sens composé au sens divisé » et «abuser de l’ambiguïté des mots, ce qui se peut faire en diverses manières» (homonymie, amphibolie, accentuation, forme du discours). Quant aux fallacies hors du discours, la liste ajoute deux nouveaux types, la fallacie de dénombrement imparfait, et la fallacie d’induction défectueuse.

1.2 Une approche anthropologique et morale des fallacies

Le chapitre XX ne correspond plus à un souci logique ou scientifique, et n’a aucun lien avec les exercices dialectiques. Il est orienté vers la construction d’une éthique, voire d’une ascèse du débat ; on peut en extraire des règles pour la discussion guidée par la recherche de la vérité. Dans ce qui suit, les différents sophismes sont désignés par une expression extraite de leur définition.

1) « Prendre notre intérêt pour motif de croire une chose » — La première des causes qui déterminent la croyance est l’esprit d’appartenance à « une nation, une profession, un Institut … un païs… un Ordre » (p. 261-262). Les croyances d’un individu sont déterminées non par le vrai en soi, mais par sa position sociale ; il les emprunte au groupe où il trouve « son intérêt » et qui fonde son identité.

2) « Sophismes et illusions du cœur » — Ce sophisme correspond aux fallacies d’amour et de haine (ad amicitiam, ad amorem, ad odium), c’est une forme d’argumentation pathétique.

De sorte qu’encore que [les hommes] ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel: Je l’aime, donc c’est le plus habile homme du monde : je le hai, donc c’est un homme de neant; ils le font en quelque sorte dans leur cœur. (p .263).

3) « [Les personnes] qui veulent tout emporter par autorité »

[Elles] décident tout par un principe fort general & fort commode, qui est qu’ils ont raison, qu’ils connaissent la vérité; d’où il ne leur est pas difficile de conclure, que ceux qui ne sont pas de leurs sentimens se trompent : en effet, la conclusion est nécessaire. (P. 263).

La prétention à la vérité de la personne autoritaire lui apporte une certitude immédiate, dans le domaine profane comme dans le domaine sacré ; elle ne voit pas la nécessité de l’argumentation, V. Autorité.

4) « L’habile homme » — Selon le sophisme de l’habile homme,

si cela étoit, je ne serois pas un habile homme, or je suis un habile homme, donc, cela n’est pas. (P. 264).

Le sophisme de l’habile homme est un argument pathétique. Ce sophisme est une spécification du précédent :

Quoi ? si le sang, disoient-ils, avoit une revolution circulaire dans le corps […] j’aurois ignoré des choses importantes dans l’Anatomie […]. Il faut donc que cela ne soit pas. (P. 264).

L’orgueil amène au rejet de la découverte, qui aurait dû rendre humble tous les orgueilleux qui ne l’ont pas faite, et qui auraient pu la faire. C’est une fallacie d’orgueil, ad superbiam.

Selon les sophismes 1-4, le locuteur doit travailler sur lui-même du point de vue moral et psychologique. Les sophismes suivants, de 5 à 9, énumèrent les pièges de l’argumentation en interaction.

5) « Ceux qui ont raison, & ceux qui ont tort parlent presque le même langage »

Tout est dans le presque :

Il n’y a presque point de plaideurs qui ne s’entr’accusent d’allonger les procès, & de couvrir la verité par des adresses artificieuses* ; & ainsi ceux qui ont raison, & ceux qui ont tort parlent presque le même langage, & font les mêmes plaintes, & s’attribuent les uns aux autres les mêmes défauts. (*des artifices  ;  p. 261-262).

De ce constat dérive une recommandation, à l’adresse « des personnes sages et judicieuses », que l’on peut désigner comme une Première Règle :

[établir suffisamment] la verité & la justice de la cause qu’ils soutiennent (p. 265),

avant de passer à la méta-discussion critique sur la façon de discuter de leurs opposants. Ceci présuppose que l’argumentateur est capable d’établir la vérité et de rendre la justice hors dialogue.

6) « La contradiction maligne et envieuse »

“C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux : ce n’est pas moi qui ai fait ce Livre, il est donc mauvais”. C’est la source de l’esprit de contradiction si ordinaire parmi les hommes, & qui les porte, quand ils entendent ou lisent quelque chose d’autrui, à considérer peu les raisons qui les pourraient persuader, & à ne songer qu’à celles qu’ils croient pouvoir opposer. (p. 266).

De ce constat dérive une nouvelle recommandation sur la façon de se comporter vis-à-vis de ses opposants, soit une Deuxième Règle : « n’irriter que le moins qu’on peut leur envie & leur jalousie en parlant de soi », et « se cacher dans la presse* », c’est-à-dire ne pas se singulariser. (*la foule ; p. 266)

7) « Les contredisans » ; « l’esprit de dispute »

Ainsi, à moins qu’on ne se soit accoûtumé par un long exercice à se posséder parfaitement, il est difficile qu’on ne perde de vûe la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a gueres d’activité qui excite plus les passions. (P. 270)

C’est ce qui rend les disputes interminables (ibid.). D’où la recommandation adressée aux disputeurs, Troisième Règle :

Ils n’accuseront jamais leurs adversaires d’opiniatreté, de temerité, de manquer de sens commun, avant que de l’avoir bien prouvé. Ils ne diront point, s’ils ne l’ont fait voir auparavant, qu’ils tombent en des absurdités & des extravagances insupportables : car les autres en diront autant de leur côté. (Id.)

On prendra soin « de ne tomber pas soi-même le premier dans ces defauts » (p. 271). La pratique est dénoncée non pas comme violation d’un principe logique mais par une petite comédie de mœurs où est mis en scène un dialogue de sourds (p. 270-271). L’éducation au débat n’est pas confiée à la logique dialectique mais au théâtre.

Les observations (6) et (7) ont un lien évident avec le péché de contentio, V. Péchés de langue; Consensus et dissensus.

De la constatation que « parler de soi-même et des choses qui nous concernent » peut « exciter l’envie et la jalousie » découle une nouvelle recommandation : lorsqu’on défend la vérité, il convient de ne pas s’exhiber ; les argumentateurs devraient plutôt « chercher, en se cachant dans la foule, à échapper à l’observation, afin que la vérité qu’ils proposent puisse être vue seule dans leur discours » (p. 273).

8) « Les complaisans »

Car comme les contredisans prennent pour vrai le contraire de ce qu’on leur dit, les complaisans semblent prendre pour vrai tout ce qu’on leur dit ; & cette accoûtumance corrompt premièrement leurs discours, & ensuite leur esprit.

Ce sophisme d’acceptation sans examen anticipe sur la fallacie de modestie (ad verecundiam) définie par Locke. Sont visés ceux qui « au milieu de la contestation se mutinent à se taire, affectant un orgueilleux mépris ou une sottement modeste fuite de contention », c’est-à-dire de la dispute (p. 270-271 ; nous soulignons).

9) « Défendre son sentiment et non pas la vérité » — L’attachement à sa façon de penser fait que

L’on ne regarde plus dans les raisons dont on se sert si elles sont vraies ou fausses ; mais si elles peuvent servir à persuader ce que l’on soutient ; l’on emploie toute sorte d’arguments bons et mauvais, afin qu’il y en ait pour tout le monde. (p. 272).

C’est en somme ce que disait déjà le sophisme (1), avec la précision que non seulement la justification du préjugé remplace l’argumentation du vrai, mais que ces causes jugées bonnes s’accommodent fort bien d’être soutenues par de mauvais arguments.

Pour clore cette section, la Logique formule une nouvelle recommandation, qui correspond à une sorte de Règle préliminaire :

N’avoir pour fin que la verité, & n’examiner avec tant de soin les raisonnemens, que l’engagement même ne puisse pas tromper.  (p. 274).

— Mais c’est précisément ce que dira de lui-même chacun des disputeurs, voir (5). À travers cette recommandation se lit l’échec pratique de l’entreprise de dénonciation des sophismes.

2. Fallacies et théorie de l’esprit : Bacon, Novum Organum, 1620

Hamblin considère que le New Organon (“Nouvel Organon”) de Francis Bacon marque un tournant psychologique dans la conception des fallacies (Hamblin 1970, p. 146 ; voir Walton, 1999). Bacon rompt le lien des fallacies à la logique et à la dialectique pour réorienter leur étude vers le champ des sciences empiriques et du développement du savoir. Le savoir étant construit par observation et induction, les fallacies sont le produit de déformations de la perception, auxquelles il assigne quatre sources, ou “idoles”. Le terme grec d’où est tiré idole signifie « simulacre, fantôme » (Bailly [1901], [eidolon]) ; littéralement, une fallacie est un simulacre, un fantôme d’argument.

XXXIX Quatre espèces d’Idoles assaillent l’esprit humain, et pour plus de précision, nous leur avons donné des noms, appelant les première Idoles de la Tribu (I. of the Tribe], les deuxièmes idoles de la Caverne (I. of the Den), les troisièmes Idoles du Marché (I. of the Market) et les quatrièmes Idoles du théâtre (I. of the Theater) ([1620], p. 20).

Les idoles de la tribu, c’est-à-dire de l’humanité, correspondent aux déformations que l’esprit humain impose, de par sa structure, à la réalité. L’esprit n’est pas une table rase mais un miroir déformant ; ce fait est à la source des fallacies de subjectivité épistémique V. Fond.

Les idoles de la caverne sont le produit de l’éducation et de l’histoire de chaque individu, c’est-à-dire les préjugés et les fausses évidences, notamment celles qui sont attachées à l’autorité.

— Les idoles de la place publique sont les mots eux-mêmes, qui souffrent d’ambiguïté et imposent à la pensée de fausses apparences. Ils « font violence à l’entendement, jettent tout dans la confusion et entraînent l’humanité dans de vaines et innombrables controverses et fallacies » (p. 21), V. Fallacieux (III); Topique politique (§2).

— Les idoles du théâtre correspondent aux dogmes des systèmes de philosophie, et aux perversions des règles de la démonstration (p. 22) (Bacon [1620], § 39-44 ; p. 17-20).

Cette énumération rassemble des inférences fallacieuses et des fallacies substantielles.

3. Raisonnements scientifique vs raisonnements fallacieux :
Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, 1690

Dans une brève section de l’Essai, Locke présente

quatre sortes d’arguments dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire » ([1690], L. IV, chap. 17, De la raison, § 19-22) :

Ces arguments sont les arguments :

Ad judicium, V. Fond
Ad verecundiam, V. Modestie
Ad ignorantiam, V. Ignorance ; Vertige
Ad hominem.

Leur définition est conforme à la définition rhétorique de l’argument comme moyen de pression exercée sur l’auditoire, V. Logos – Ethos – Pathos.

Locke redéfinit la notion de fallacie hors de toute problématique aristotélicienne, et reconnaît comme seuls valides les arguments sur le fond (ad judicium), c’est-à-dire les « preuves tirées de quelqu’une des sources de la connaissance ou de la probabilité », éclairée par « une lumière qui naît de la nature des choses elles-mêmes » ([1690], p. 573-574). Il rejette les trois premiers arguments au motif que, au mieux, ils peuvent « me disposer peut-être à recevoir la vérité, mais il ne contribue en rien à m’en donner la connaissance » :

Car I. [ad verecundiam] de ce que je ne veux pas contredire un homme par respect, ou par quelque autre considération que celle de la conviction, il ne s’ensuit point que son opinion soit raisonnable. II. [ad ignorantiam] Ce n’est pas à dire qu’un autre homme soit dans le bon chemin, ou que je doive entrer dans le même chemin que lui par la raison que je n’en connais point de meilleur. III. [ad hominem] Dès-là qu’un homme m’a fait voir que j’ai tort, il ne s’ensuit pas qu’il ait raison lui-même. Je puis être modeste [ad verecundiam], et par cette raison ne point attaquer l’opinion d’un autre homme. Je puis être ignorant [ad ignorantiam], et n’être pas capable d’en produire une meilleure. Je puis être dans l’erreur [ad hominem], et un autre peut me faire voir que je me trompe. Tout cela peut me disposer peut-être à recevoir la vérité, mais il ne contribue en rien à m’en donner la connaissance : cela doit venir des preuves, des arguments, et d’une lumière qui naisse de la nature des choses mêmes, et non de ma timidité, de mon ignorance, ou de mes égarements. (Id)

On remarque que si les trois arguments fallacieux correspondent bien à des schémas d’argumentation, l’argument ad judicium ne correspond pas à un seul schéma d’argumentation mais à tout type de raisonnement reconnu comme scientifiquement valide.

Leibniz ([1765]) a nuancé cette vision des arguments fallacieux (voir aux entrées mentionnées ci-dessus).