Stase

Le mot stase est un calque du grec stasis (στάσις) ; il correspond au latin quaestio, et à l’anglais issue, “question, problème” (Nadeau 1964, p. 366).

La médecine est une source importante d’exemples et d’inspiration pour la théorie argumentative, V. Indice. Le mot stase utilisé en argumentation est une métaphore médicale : « Méd. Arrêt ou ralentissement considérable dans la circulation ou l’écoulement d’un liquide organique… congestion » (PR., Stase). Il y a stase lorsque, les humeurs étant bloquées, l’art médical doit intervenir pour rétablir la bonne circulation des fluides.

De même, il y a “question argumentative”, lorsque la circulation consensuelle du discours (préférence pour l’accord) est bloquée par l’apparition d’une contradiction ou d’un doute, et l’art argumentatif s’applique à rétablir le flux coopératif, du dialogue.
Nadeau définit la situation de stase comme « une position d’équilibre ou de repos qui s’établit entre deux discours opposés » (ibid., p. 369). Dans un état de stase, l’équilibre est celui d’une aporie : « le verbe grec aporein décrit la situation de celui qui, se trouvant devant un obstacle, ne trouve pas de passage » ; l’état psychique associé est l’embarras (Pellegrin 1997, Aporie). Dans l’usage moderne, une aporie est « une contradiction insoluble dans un raisonnement » (TLFi, Aporie).

La tradition rhétorique française traduit stase par “état de cause” ; on pourrait aussi utiliser “point à débattre”, “point en question” ou question argumentative.

1. L’authentique « question rhétorique »

Dans le domaine judiciaire, une stase correspond à une question, nœud d’un conflit que doit trancher le tribunal. La Rhétorique à Herennius définit le premier stade de la rencontre judiciaire comme la détermination du point essentiel constituant la cause :

L’état de cause est défini à la fois par le point essentiel de la riposte du défenseur et par l’accusation portée par l’adversaire. (À Her., i, 18 ; p. 17)

Lorsque les parties sont d’accord, les faits sont considérés comme établis, et dits “pacifiques”. La question n’apparaît qu’avec le désaccord. Tout dépend donc de la nature de la réplique apportée par l’accusé à l’accusateur.

Le texte suivant présuppose que l’adultère est un crime ; que le mari trompé peut légalement tuer son rival et sa femme. Seul le meurtre de l’homme est discuté ici, alors que le mari a également tué sa femme.

5. Le premier point que je m’efforçais de déterminer — c’est assez facile à dire, mais cela doit être cependant l’objectif primordial — était ce que chaque partie désirait établir ainsi, puis les moyens qu’elle voulait utiliser, et voici comment je procédais. Je réfléchissais à ce que le demandeur dirait en premier lieu : c’était un point ou avoué(*) ou controversé. 6. S‘il était avoué, il ne pouvait y avoir aucune question. […] C’était seulement au moment où les parties cessaient d’être d’accord que surgissait le point à débattre [quæestio]. Ainsi : « Tu as tué un homme !» — « Oui, je l’ai tué ». Il y a accord ; je passe. 7. L’accusé doit produire le motif de l’homicide. « Il est licite, dit-il, de tuer un adultère avec sa complice ». Le fondement légal est indiscutable. Il y a désormais à voir en troisième lieu sur quoi porte la contestation : « Ils n’étaient pas adultères » ; « Ils l’étaient ». Point à discuter : il y a doute sur les faits ; c’est une question de conjecture. (I. O., VII, 1, 5-7 ; (* : accordé, accepté)

La notion de stase comme “question” correspond, dans le domaine rhétorique, à la notion aristotélicienne de “problème” dans le domaine dialectique (Aristote, Top., i, 11, 104b-105a10 ; p. 25-28) ; la question est un “problème rhétorique”. La théorie des stases est, de fait, la théorie des « questions rhétoriques » :

La constitutio de l’auteur du ad Herennium correspond donc à la stase de la rhétorique grecque, […] ou, à la “question rhétorique” comme l’a nommée Sextus Empiricus (Contre les Géomètres, III, 4) (Dieter 1950, p. 360)

Ce sens de “question rhétorique” est distinct du sens courant et bien établi qui désigne une question dont le locuteur connaît la réponse et sait que ses interlocuteurs la connaissent, et dont la valeur est celle d’un défi porté aux contradicteurs potentiels, V. Question rhétorique. Pour éviter les confusions, on peut parler de question argumentative.

Il y a stase discursive quand, dans une délibération ou une action, sont produites deux affirmations contradictoires, manifestant l’existence d’un désaccord ouvert, qui inhibe la construction collaborative de l’interaction, et de l’action.
Cette contradiction produit une question controversée, dont la réponse est “ambiguë” au sens étymologique du terme, c’est-à-dire double, les deux réponses étant incompatibles.
L’état de stase peut être résolu de multiples façons, par un débat contradictoire où la parole a une importance fondamentale, mais aussi de manière autoritaire, comme Alexandre tranchant le nœud gordien.

L’étude des discours produits dans une telle situation est l’objet des études d’argumentation.
Au début du De Inventione, Cicéron reproche à Hermagoras une vue trop large de ce qu’est une question, incluant les questions philosophiques et scientifique : « Faut-il s’en rapporter au témoignage des sens ? » ou scientifiques, « Quelle est la grosseur du soleil ? » (Cicéron, De Inv., I, VI, 8 ; p. 17). Il restreint la théorie des questions relevant du domaine de l’orateur à celles qui sont traitées dans le cadre des genres rhétoriques, épidictique, délibératif, judiciaire. Néanmoins le concept de question ne semble pas, en lui-même, comporter de telles limites.

2. Stratégies stasiques

La théorie d’Hermogène et d’Hermagoras — La première formulation systématique d’une théorie des stases ou “états de cause” se trouve chez Hermagoras de Temnos (2e partie du IIe S. av. J.-C ; Benett 2005). On peut retrouver la technique des stases en action chez les rhéteurs avant Hermagoras, mais il a le premier identifié formellement et nommé quatre “états de cause” (Nadeau 1964, p. 370). Cette théorie nous est surtout connue par le traité d’Hermogène de Tarse rhéteur grec de la seconde moitié du IIe siècle ap. J.-C (Hermogène, A. R. ; Patillon 1988) qui oppose :
1) D’une part, les questions mal formées, qui ne peuvent donner lieu à débat argumentatif soit parce que la réponse est évidente, soit parce qu’elles sont indécidables, in-discutables rationnellement, V. Conditions de discussion.

2) D’autre part, les questions bien formées, discutables rationnellement. Dans le cas de la situation judiciaire, Hermogène distingue quatre types de questions clés (« stock issues », Nadeau 1964, p. 370-374) :

Stase conjecturale : Le fait est-il avéré ? Si l’une des parties conteste le fait, alors, la stase est dite conjecturale.
Stase sur la définition de l’acte, quelle est la qualification du fait, c’est-à-dire de quelle catégorie relève-t-il ? En pratique, il s’agit de déterminer le nom qu’il faut donner à l’acte : Quelqu’un vole quelque chose à une personne privée dans un temple ; est-il un pilleur de temple ? Quelqu’un est mort ; s’agit-il d’un meurtre ou d’un accident ? V. Catégorisation.
Stase sur la qualité : Dans quel contexte le fait a-t-il eu lieu ? Y a-t-il des circonstances atténuantes ou aggravantes ?

Stase sur la procédure, la façon dont est mené le jugement en cours : La procédure est-elle appropriée ? Convient-il de saisir le tribunal ou le conseil de discipline ?

Ces questions font système (d’après Patillon 1988, p. 59) :

L’accusé ne reconnaît pas le caractère criminel de l’acte : antilepse
                   (“contradiction, objection”, Bailly, [Antilepsis])
ou bien L’accusé admet le caractère criminel de l’acte : opposition =>

Il en assume la responsabilité : compensation
ou bien
Il en rejette la responsabilité, =>

blâme la victime : contre-accusation
ou bien
blâme quelqu’un ou quelque chose d’autre =>

qui peut être coupable : report d’accusation
ou bien
qui ne peut pas être coupable : excuse

La théorie des stases est un instrument puissant permettant de structurer le chaos des discours des personnes impliquées dans une affaire et d’indiquer la direction que doivent suivre les débats.

3. Exemples

Face à l’accusation “Tu as volé ma mobylette !” (stase conjecturale), diverses stratégies de défense peuvent être adoptées, ce choix déterminant le type de débat qui s’ensuit.

1) L’accusé peut nier avoir commis l’acte : Je l’ai même pas touchée, sa mobylette.

2) Accepter le fait et nier la qualification de vol (stase de définition), et re-catégoriser le fait, ce qui peut se faire de différentes manières :

J’ai cru que c’était la mienne.
C’est ma mobylette, celle que tu m’as volé l’an dernier !
Mais cette mobylette m’appartient, tu ne m’as jamais rendu l’argent que je t’avais prêté.

Ta mobylette, je ne l’ai pas volée mais empruntée.

Je t’avais demandé la permission.

3) Reconnaître qu’il y a eu vol, et accuser quelqu’un d’autre :

Ce n’est pas moi, c’est lui !

4) Accuser l’accusateur, contre-accusation:

Ce n’est pas moi, c’est toi, toi qui m’accuses, qui a volé et détruit ta mobylette pour toucher la prime d’assurance.

C’est une réfutation radicale, V. Relation ; Causalité.

5) Minimiser les faits:

C’est une vieille mobylette sans valeur

6) Reconnaître les faits et leur définition mais invoquer des circonstances atténuantes (“qualité”):

C’était juste pour aller chercher des bonbons à ma petite sœur malade.

7) Reconnaître les faits et leur définition mais dégager sa responsabilité:

Le chef de bande m’a obligé.

8) Récuser le tribunal (“stase de procédure”):

Mais qui êtes-vous pour me juger ?
Il n’appartient pas au vainqueur de juger le vaincu.

9) Récuser l’accusateur:

Ça te va bien de me reprocher cela !

10) Reconnaître les faits et s’excuser :

J’ai fait une erreur, Monsieur le Président.

11) Reconnaître les faits et s’en faire gloire (antiparastase, V. Orientation (2) :

Tu étais ivre, je t’ai sauvé la vie en prenant ta mobylette, remercie-moi plutôt !

Certaines de ces stratégies sont exclusives les unes des autres, V. Chaudron.