Rhétorique argumentative classique

La rhétorique argumentative classique est une technique (Lausberg, §1-11), qui part d’une compétence naturelle, la compétence de parole, et la développe en l’orientant vers les pratiques langagières institutionnelles. Elle combine des capacités énonciatives et interactionnelles.

1. Le discours rhétorique

La rhétorique argumentative classique a pour objet le discours rhétorique (angl. public address) c’est-à-dire le discours dans son acception traditionnelle, soit « ce qui, dit en public, traite d’un sujet avec une certaine méthode, et une certaine longueur » (Littré, art. Discours). Cette notion rhétorique de discours n’a rien à voir avec le discours tel qu’il est défini par Foucauld (1969, 1971) ou Pêcheux (Maldidier, 1990). Le discours rhétorique ne figure pas parmi les six acceptions du mot discours retenues par Maingueneau dans le cadre de l’analyse du discours (1976, p. 11-12).

Une adresse rhétorique est un discours ayant les caractéristiques principales suivantes.

— C’est un discours oral, s’inscrivant dans le cadre d’un débat public à propos d’une question d’intérêt général.
— C’est un discours monolocuteur, relativement long, planifié, composé d’un ensemble d’actes de discours construisant une représentation motivée en vue d’une action.
— Il est prononcé par un orateur, dans une situation de prise de décision urgente ou supposée telle.
— L’orateur développe une proposition concrète devant un auditoire ayant un pouvoir de décision ou d’influence sur la question traitée.
— Il prétend s’imposer dans un contexte de compétition discursive entre différents discours d’opposants, porteurs de propositions incompatibles. Dans cet espace peuplé de discours contradictoires, toutes les interventions sont reçues et interprétées en fonction les unes des autres ; même si l’orateur cherche à effacer toute trace des contre-discours qui l’entourent, son discours est néanmoins structuré “en creux” par ces contre-discours.
— L’auditoire est composé d’indécis et de partisans décidés de l’une ou l’autre proposition. L’orateur doit simultanément persuader les indécis (éliminer le doute), renforcer les certitudes de ses partisans, et “enfoncer” les opposants.

La rhétorique argumentative a décrit, codifié et stimulé cette pratique communicationnelle. Ses conditions d’exercice ont été transformées par le monde de la radio, de la télévision et de la communication électronique ; son objet théorique, la circulation de la parole dans un groupe, décisionnel ou non, où circulent des discours contradictoires, reste bien défini.

2. Le « catéchisme »

Depuis l’antiquité, la rhétorique argumentative a constitué,  la colonne vertébrale de l’enseignement humaniste dans le monde occidental jusqu’à l’époque moderne (Curtius 1948).
Au Moyen Âge, l’argumentation rhétorique est un des trois arts de la parole constituant le trivium (grammaire, logique, rhétorique), propédeutique au quadrivium (géométrie, arithmétique, astronomie, musique).

La rhétorique se donne une autoreprésentation normalisant aussi bien le procès de production du discours que son produit, le discours prononcé.

— Cinq moments de la production du discours, invention, disposition, élocution, mémorisation, prononciation.
— Trois types de discours, délibératif, épidictique, judiciaire.
— Trois actants : l’interaction rhétorique est tripolaire, elle rassemble « l’orateur qui veut persuader, l’interlocuteur qu’il doit persuader, et son contradicteur qu’il doit réfuter » (Fumaroli 1980, p. iii), V. Rôles
— Trois types de preuves correspondant à trois types d’action co-orientées sur le public : l’orateur cherche à plaire par son éthos, l’image de lui-même qu’il projette dans son discours ; à informer, enseigner par son logos, par la logique de ses descriptions, de ses narrations et de son argumentation ; à émouvoir, par son pathos.

Traditionnellement, les actes visant à produire ces effets sont concentrés dans les moments stratégiques du discours. L’introduction est le moment éthotique, l’orateur capte l’attention de l’auditoire. La narration et l’argumentation sont les lieux du logos, elles informent et argumentent ; la conclusion ferme le discours sur une envolée pathémique, par laquelle l’orateur espère arracher la décision.

Cicéron a disposé les concepts de la rhétorique ancienne sous une forme question-réponse dans les Divisions de l’art oratoire, qui correspond tout à fait à la forme que prendra le catéchisme, inventé à la  « toute semblable à un catéchisme » [1] , comme le note Bornecque (Introd. à Cicéron, Div., p. VII). La rhétorique a peut-être souffert de sa mise en système, prétendument pédagogique, sous forme de listes rigides énumérant des distinctions supposées claires et distinctes : la rhétorique de la présentation de la rhétorique est singulièrement figée.

2.1 Ordonnancement procédural

Le procès de construction du discours rhétorique argumentatif comporte traditionnellement cinq étapes.

Invention (inventio)

L’invention consiste à trouver les arguments vrais ou vraisemblables propres à rendre la cause convaincante (À Her., i, 3 ; p. 3).

L’inventio est l’étape cognitive de l’argumentation.
Le mot latin inventio ne signifie pas “inventer” au sens moderne de “créer” quelque chose qui n’existait pas auparavant. Le sens est celui de « trouver, découvrir » (Gaffiot [1934], Inventio), V. invention. Le sens ancien subsiste dans l’expression juridique qui désigne comme “l’inventeur d’un trésor” celui qui l’a découvert.
L’argumentation religieuse a introduit un changement fondamental dans la technique de production des arguments en les tirant non plus d’une ontologie linguistique mais du texte sacré fondationnel et, à un degré moindre, des textes de la tradition. Le prédicateur médiéval utilisait des encyclopédies. C’est une méthode de travail peut-être plus moderne, en tout cas complémentaire de celle qui consiste à rechercher des arguments dans le fonds commun de l’esprit humain, V. Subjectivité ; Topos; ; Typologies; Script. Les recherches en psycholinguistique et en sciences cognitives ont pris le relais de la réflexion rhétorique sur la production du discours écrit et oral.

Disposition (dispositio)

La disposition ordonne et répartit les arguments. (À Her., ibid.).

La détermination de l’ordre dans les arguments seront présentés à l’auditoire est le moment de la planification du discours.

Ces deux premières étapes, inventio et dispositio, sont d’ordre linguistico-cognitif.

Expression (elocutio

Le style adapte, à ce que l’invention fournit, des mots et des phrases appropriées. (À Her., ibid.)

Le terme “style” utilisé dans la traduction risque d’évoquer un arrangement ornemental superficiel de l’expression. L’elocutio est plus que cela, elle correspond à la “mise en langue” des arguments, à leur sémantisation, correspondant à la totalité de l’expression linguistique.
L’elocutio est caractérisée par quatre qualités, la correction grammaticale (latinitas), la clarté du message pour les interlocuteurs (perspicuitas), l’adaptation du message aux circonstances sociales de l’énonciation (aptum), et enfin la force de son langage et de son style (ornatus).

Le mot latin elocutio et le mot français contemporain élocution sont des faux amis. L’élocution correspond à la qualité de la voix, ce qui la rattache à l’action oratoire (pronuntiatio).

Mémorisation (memoria)

Le discours doit être mémorisé puisqu’il est supposé être délivré oralement, sans le support d’un document papier ou d’un prompteur. Comme l’invention et la disposition, la mémoire met en jeu des facteurs cognitifs. L’enjeu civilisationnel de ce travail de mémorisation, qui pourrait paraître anecdotique, a été révélé par Yates ([1966]).

Action oratoire (pronuntiatio

L’action oratoire consiste à discipliner et à rendre agréables la voix, les jeux de physionomie et les gestes (À Her., ibid.).

Le mot latin pronuntiatio renvoie non seulement à ce processus physique de production et de modulation de la parole, mais exprime en outre l’idée d’affirmer le discours (Gaffiot [1934]. Pronuntiativus).  De même que la sentence n’est pas “dite” ou “lue” mais prononcée par le juge, le discours est un acte, une déclaration et une proposition.
La tradition rhétorique voit la pronuntiatio comme le moment de la performance, de la délivrance, de la spectacularisation du discours. La technique rhétorique est ici celle du corps, du geste, de la voix. Les contraintes de l’action rhétorique pèsent également sur le rhéteur, sur l’acteur ou le prédicateur, même si les genres de ces exercices et les statuts sociaux des locuteurs sont très différents (Dupont 2000).

En résumé, chercher des arguments, les mettre en ordre, les exprimer par écrit ou oralement : les prescriptions rhétoriques forment un système pédagogique facile à enseigner, sinon à mettre en pratique, que l’on invoque toujours pour la dissertation de bureau sans document.

2.2 Ordonnancement structural

Au terme de ce procès, on obtient le produit fini, c’est-à-dire le discours en situation tel qu’il a été énoncé. Il s’articule en parties, traditionnellement nommées :

exorde
narration
argumentation (confirmation suivie de réfutation)
conclusion

L’argumentation est la partie centrale du discours. Elle repose sur l’exposé des points litigieux et des positions soutenues ; elle comprend une partie positive, la confirmation de la position défendue et une partie négative, la réfutation de la position de l’adversaire. Contrairement à une vision scolaire, il n’y a pas d’opposition entre argumentation et narration, pas plus qu’il n’y en a entre argumentation et description, qui correspondent toujours à une orientation argumentative particulière, déterminée par les intérêts et les valeurs sous-tendant le point de vue défendu dans le discours.

3. Extensions et restrictions

La rhétorique argumentative ancienne a été redéfinie sur diverses dimensions.

3.1 Restriction à sa dimension expressive
La rhétorique argumentative peut être orientée vers la communication persuasive ou vers la justesse de l’expression, V. Persuasion.

3.2 Généralisation à sa dimension persuasive
Nietzsche assimile la fonction rhétorique à la fonction persuasive du langage, V. Persusasion, §6

3.3 Restriction à sa dimension langagière et littéraire aux dépens de sa dimension cognitive
L’apparente logique des cinq composantes de la production rhétorique a été profondément mise en cause à la Renaissance, notamment par Ramus (Ong 1958). Tout ce qui relève de l’exercice de la pensée (invention, disposition, mémoire) a été séparé de ce qui relève du langage (élocution et énonciation). Orpheline de l’inventio, la rhétorique recentrée sur la modulation du discours redéfinit son objet discursif en se détournant des discours sociaux pour aller vers les belles-lettres, et se passionne pour une pensée exclusive des figures.

L’argumentation, renvoyée à la pensée, n’est plus considérée comme le moment fondamental du processus discursif ; elle est rejetée hors rhétorique et hors langage. Le problème est alors celui d’un langage sans pensée et d’une pensée sans langage. C’est ce type de rhétorique orpheline qui sera l’objet des violentes attaques de Locke, V. Ornement.

En opposition à l’ancienne rhétorique dite « générale », Genette qualifie de « restreinte » (1970), cette rhétorique des figures, dont Fontanier ([1827], [1831]) serait, au xixe siècle, la figure emblématique. Douay (1992, 1999a) montré que la situation était plus complexe, et que la position de Fontanier n’était pas forcément représentative ni du développement théorique ni des pratiques scolaires rhétoriques au xixe siècle.

La question d’une “renaissance” de la rhétorique, sous l’une ou l’autre de ses formes, est un topos (au sens de Curtius) des études de rhétorique, parfois utilisé pour situer le Traité de l’argumentation. [2]

3.4 Généralisation de la dimension langagière 
La rhétorique restreinte au langage est elle-même généralisée : cette expression paradoxale correspond à l’approche du “Groupe µ”, qui reprend la question des figures (de l’elocutio) dans le cadre de sa Rhétorique générale (1970). Cette approche linguistique inscrit la rhétorique dans la langue définie par ses deux axes, syntagmatique et paradigmatique. Cette rhétorique exploite une vision structuraliste de la langue, qui ne touche pas aux questions d’argumentation, de parole, d’interaction ou de communication, ni d’ailleurs à l’esthétique des figures.

Cette Rtorique générale était pratiquement la seule prise en compte dans la littérature francophone en rhétorique des années 1970, où le Traité de l’Argumentation n’occupait qu’une position marginale ; Wenzel a consacré un paragraphe vengeur à la vision « alarmante » que, selon lui, elle donne de la rhétorique (1987, p. 103 ; voir Klinkenberg 1990, 2001).

3.5 Extension à la parole ordinaire
La rhétorique de la parole étend l’approche rhétorique à toutes les formes de parole, dans la mesure où elles impliquent un mode de gestion des faces des interactants (éthos) ; un traitement des données orienté vers une fin pratique (logos) ; un traitement corrélatif des affects (pathos) (Kallmeyer 1996). La trilogie rhétorique peut ainsi être considérée comme l’ancêtre des différentes théories sur les fonctions du langage (Bühler 1933 ; Jakobson 1963).

Ce rapprochement de la parole rhétorique et de la parole ordinaire rappelle que l’une et l’autre sont des interventions langagières liées au développement d’une action, la première d’une action sociale parfois dramatique, la seconde d’une action microsociale quotidienne, V. Question ; Stase. Cette extension peut rappeler la définition que Bitzer donne de la situation rhétorique marquée par “l’urgence” d’une tâche en cours :

On peut définir les situations rhétoriques comme des complexes de personnes, d’événements, d’objets et de relations présentant une urgence [exigence] actuelle ou potentielle, qui peut être partiellement ou entièrement éliminée par une intervention discursive permettant d’orienter la décision ou l’action humaine dans le sens d’une modification souhaitée de cet impératif [exigence]. (Bitzer [1968], p. 252)

3.6 Extension aux différents domaines sémiotiques
Toute mise en œuvre stratégique d’un système sémiotique peut être légitimement considérée comme une pratique rhétorique : rhétorique de la peinture, de la musique, de l’architecture, etc. ; rhétorique étendue du verbal au co-verbal mimo-posturo-gestuel, etc.

Les rhétoriques restreintes, la rhétorique introvertie, les rhétoriques étendues à la langue ou à la parole ordinaires, dans leur version nietzschéenne ou dans leur version interactionniste, remettent en cause le rapport de la rhétorique à l’éloquence, et suggèrent la possibilité d’une « rhétorique sans éloquence », selon l’expression de Lévinas ([1981]).


[1] « La Réforme protestante invente le catéchisme. » (Wikipedia, Catéchisme)

[2] Avant la Nouvelle Rhétorique, il existait une Rhétorique nouvelle, Dionys Ordinaire, Paris, Hetzel (1867).